CHAPITRE PREMIER

LA QUESTION POSÉE À L’ŒUVRE

Les deux premiers axes de notre réflexion nous ont permis de dégager deux formes emboîtées de dialogue de sourds. La première tient à la difficulté d’imaginer que deux critiques disposent du même texte, même s’ils travaillent à partir d’une édition identique. La seconde tient à la mise en forme théorique de ce texte, dogmatique ou minimale, qui en enserre la perception dans un réseau conceptuel différent selon chaque critique et les théories qu’il utilise et remanie.

Ces deux premiers axes, artificiellement séparés ici alors qu’ils jouent ensemble, présentent l’inconvénient d’intervenir en dehors de toute perspective d’histoire des idées. Leur prise en compte implique en effet l’appartenance des théoriciens à une même temporalité de la pensée, faute de quoi l’échange contradictoire ne pourrait même pas se nouer. Si c’est évidemment le cas pour Freud et Jung, ou Greg et Dover Wilson, ou encore Lacan et Green, il en va aussi de même pour Freud et Girard, qui relèvent tous deux, malgré leur opposition, d’un temps marqué par la psychanalyse.

Ces deux problèmes liés, de la sélection et de la conceptualisation, en appellent donc immédiatement un troisième qui concerne l’histoire théorique, et, plus précisément, l’histoire des visions du monde. Pour que deux lectures puissent entrer en dialogue, il ne suffit pas qu’elles s’intéressent à un texte relativement commun, il faut qu’elles posent à ce texte des questions historiquement proches formulées dans des langages comparables.

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Ici pourrait être fait un parallèle avec la question du paradigme, telle que l’a conceptualisée Thomas Kuhn dans son célèbre ouvrage, La Structure des révolutions scientifiques1. Par ce terme, Kuhn désigne un ensemble de présupposés sur la forme virtuelle des découvertes à venir, présupposés auxquels adhère pour un temps une communauté de chercheurs.

Deux caractéristiques essentielles sont attribuées par Kuhn aux paradigmes. Tout d’abord ils donnent des résultats suffisamment convaincants pour soustraire un groupe de chercheurs, pendant une période assez longue, à des activités scientifiques concurrentes. Et ils parviennent à ce résultat parce qu’ils fournissent à ce groupe toutes sortes de problèmes à résoudre, c’est-à-dire de problèmes auxquels on peut espérer trouver une solution si on tient le paradigme pour acquis : « D’autres problèmes, dont certains jusque-là avaient paru valables, sont alors rejetés, parce que d’ordre métaphysique, ou relevant d’une autre discipline, ou parfois parce que trop problématiques pour valoir la peine d’y passer trop de temps2. »

Ces problèmes que le paradigme tout à la fois privilégie et constitue sont qualifiés par Kuhn d’« énigmes ». Pour qu’un problème relève de ce type, il ne suffit pas qu’il ait une solution certaine, il doit aussi obéir à certaines règles. L’une d’elles, analogue à celle qui régit les puzzles, veut que toutes les pièces de l’énigme soient utilisées dans la solution et qu’elles soient toutes encastrées les unes dans les autres sans laisser d’intervalle3.

Entre ceux qui s’inscrivent dans le même paradigme règne un sentiment fort de communauté : « Les hommes dont les recherches sont fondées sur le même paradigme adhèrent aux mêmes règles et aux mêmes normes dans la pratique scientifique4. » Il y a dès lors peu de chance pour que l’un d’eux aille à l’encontre du paradigme dominant, voire prenne simplement ses distances avec lui.

Chaque paradigme, en effet, définit l’ensemble d’un espace de pensée, qui unit pour un temps un certain nombre de chercheurs autour d’un type d’énigme. À l’intérieur du même paradigme il y a donc domination d’une vision commune de ce que doivent être les enjeux scientifiques, et par là élaboration d’une langue partagée. Et l’originalité n’est pas nécessairement ce qui est recherché, l’activité scientifique visant surtout à faire coïncider les faits avec ce que le paradigme est capable de tolérer sans voler en éclats :

Il faut bien comprendre ceci. C’est à des opérations de nettoyage que se consacrent la plupart des scientifiques durant toute leur carrière. Elles constituent ce que j’appelle ici la science normale qui, lorsqu’on l’examine de près, soit historiquement, soit dans le cadre du laboratoire contemporain, semble être une tentative pour forcer la nature à se couler dans la boîte préformée et inflexible que fournit le paradigme. La science normale n’a jamais pour but de mettre en lumière des phénomènes d’un genre nouveau ; ceux qui ne cadrent pas avec la boîte passent même souvent inaperçus. Les scientifiques n’ont pas non plus pour but, normalement, d’inventer de nouvelles théories, et ils sont souvent intolérants envers celles qu’inventent les autres. Au contraire, la recherche de la science normale est dirigée vers l’articulation des phénomènes et théories que le paradigme fournit déjà5.

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Parler des problèmes contenus dans un paradigme permet de penser autrement le poids de la théorie dans la perception du monde, en abordant la question de la question posée à la réalité. Ce qu’un paradigme introduit, c’est toute une série de questions qui lui sont liées et qui, en son absence, ne seraient pas venues à l’esprit des chercheurs.

L’intérêt de la notion de paradigme est de permettre de prolonger, en l’enrichissant, la réflexion sur le poids exercé par la théorie dans la constitution de l’objet de la recherche. Une théorie n’est pas seulement un assemblage organisé de concepts. Elle est dans le même temps une certaine question posée à son objet, objet qu’elle constitue davantage au moyen de cette question qu’elle ne le trouve – comme s’il était là de toute éternité – préexistant à son intervention.

Ces questions, en effet, ne sont pas immuables ni consubstantielles à l’objet auquel elles s’appliquent, comme si elles dérivaient naturellement de son essence. Elles sont la forme même de la relation temporelle que les chercheurs entretiennent avec leur domaine de travail. Elles inscrivent, de ce fait, cette relation dans le mouvement d’une histoire des idées, qui est aussi une histoire des questions successives que l’homme pose au monde.

Or cette histoire n’est pas pour Kuhn une histoire homogène. La notion de paradigme est intimement liée chez lui à celle de rupture. À une conception traditionnelle de l’évolution des sciences, reposant sur l’idée d’un progrès cumulatif, Kuhn oppose l’idée d’une évolution saccadée, faite de séries de sauts et de cassures :

Le passage d’un paradigme en état de crise à un nouveau paradigme d’où puisse naître une nouvelle tradition de science normale est loin d’être un processus cumulatif, réalisable à partir de variantes ou d’extensions de l’ancien paradigme. C’est plutôt une reconstruction de tout un secteur sur de nouveaux fondements, reconstruction qui change certaines des généralisations théoriques les plus élémentaires de ce secteur et aussi nombre des méthodes et applications paradigmatiques. [...] Quand la transition est complète, les spécialistes ont une tout autre manière de considérer leur domaine, ses méthodes et ses buts6.

Ainsi la substitution d’un paradigme à un autre ne tient-elle pas à la découverte de solutions pour des questions antérieures, mais au changement dans le type de questions posées, suite à une nouvelle manière de construire l’objet de la recherche. Il n’y a pas suppression de la question – laquelle serait éteinte par rencontre avec sa réponse –, mais déplacement de celle-ci – parce qu’un autre groupe de chercheurs s’est mis à interroger autrement le monde, à lui proposer de nouveaux modes d’expression.

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S’il est important de dire que l’histoire des découvertes scientifiques n’est pas homogène mais constituée de crises successives, c’est que, pour Kuhn, deux théories séparées par un changement de paradigme sont isolées l’une de l’autre par une coupure profonde. Autrement dit, il se produit une telle transformation ontologique que tenants et adversaires du paradigme cessent de vivre ensemble et travaillent dans des mondes différents :

S’il examine les documents du passé de la recherche du point de vue de l’historiographie contemporaine, l’historien des sciences peut être tenté de s’écrier que quand les paradigmes changent, le monde lui-même change avec eux. [...] C’est un peu comme si le groupe de spécialistes était transporté soudain sur une autre planète où les objets familiers apparaissent sous une lumière différente et en compagnie d’autres objets inconnus. Bien entendu, il ne se produit rien de tel : il n’y a pas de déplacement géographique ; à l’extérieur du laboratoire, les affaires quotidiennes suivent leur cours habituel. Néanmoins, les changements de paradigmes font que les scientifiques, dans le domaine de leurs recherches, voient tout d’un autre œil. Dans la mesure où ils n’ont accès au monde qu’à travers ce qu’ils voient et font, nous pouvons être amenés à dire qu’après une révolution, les scientifiques réagissent à un monde différent7.

La notion à laquelle recourt ici Kuhn, liée à l’idée d’une coupure entre les mondes, est celle d’incommensurabilité. Notion majeure de son épistémologie, qui lui permet de théoriser l’absence de mesure commune entre deux tenants de paradigmes différents et, de ce fait, l’impossibilité de communiquer dans laquelle ils se retrouvent :

Deux hommes qui perçoivent différemment la même situation, mais emploient néanmoins le même vocabulaire pour en discuter, utilisent forcément les mots différemment. C’est-à-dire qu’ils discutent à partir de ce que j’ai appelé des points de vue incommensurables. Comment peuvent-ils seulement espérer communiquer et encore moins se persuader8 ?

Avec la notion d’incommensurabilité, Kuhn introduit dans la réflexion sur l’histoire des sciences un facteur fondamental, celui de la non-communication. Cette histoire n’est pas organisée selon une progression dialogique où dominerait l’échange raisonné d’arguments. Elle est bien plutôt déterminée par des temps de surdité, constitutifs des changements de paradigme.

Ce à quoi s’oppose implicitement l’idée d’incommensurabilité, c’est, curieusement, celle de désaccord. Celle-ci, qui en est tout autant éloignée que celle d’accord, implique l’existence d’un espace partagé de communication, ce que tente précisément de mettre à mal la théorie des paradigmes en brisant le postulat, qui organise souvent – et à tort – l’ensemble de notre réflexion sur la pensée, que nous comprendrions ce que dit l’autre.

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Pour tenter de penser cet impensable qu’est l’éloignement des mondes – impensable parce qu’il est impossible de se situer dans plusieurs mondes en même temps –, Kuhn, mais aussi d’autres auteurs comme Feyerabend9, recourent à des réseaux de métaphores qui privilégient un registre sensoriel, celui de la vision :

Travaillant dans des mondes différents, les deux groupes de scientifiques voient des choses différentes quand ils regardent dans la même direction à partir du même point. Ne disons pas pour autant qu’ils peuvent voir tout ce qui leur plaît. Les deux groupes regardent le monde, et ce qu’ils regardent n’a pas changé. Mais dans certains domaines ils voient des choses différentes, et ils les voient dans un rapport différent les unes par rapport aux autres. C’est pourquoi une loi impossible à démontrer à tel groupe de scientifiques, semblera parfois intuitivement évidente à tel autre. C’est aussi pourquoi, avant de pouvoir espérer communiquer complètement, l’un ou l’autre des groupes doit faire l’expérience de la conversion que nous avons appelée un changement de paradigme10.

Cette expérience de la différence de vision est décrite par Kuhn à partir d’exemples qu’il emprunte aux théoriciens de la Gestalt. Il puise ainsi largement dans ces dessins célèbres qui laissent apparaître, quand on les fixe un peu longuement, une seconde image très différente de celle qui s’était d’abord dessinée et qui s’est entre-temps éclipsée de la vision. Par exemple, ce qui, avant le passage d’un paradigme à l’autre, apparaissait au scientifique comme un canard devient un lapin. Ou ce qu’il percevait, vu d’en haut, comme l’extérieur d’une boîte est devenu son intérieur, vu de dessous11.

L’intérêt de la référence à ce type de dessin est de montrer presque visuellement ce qu’est l’incommunicabilité. Il est impossible, en effet, de voir en même temps le canard et le lapin ou l’intérieur et l’extérieur de la boîte, l’apparition de l’un oblitérant immédiatement l’image de l’autre, qui ne siège plus dans l’esprit que comme une virtualité abstraite du dessin.

Modèle expressif, dans la mesure où cette différence complète de vision ne correspond nullement à une différence dans les interprétations d’un objet identique, demeuré immuable sous la diversité des discours, mais à la construction de deux objets différents. Pour Kuhn, en effet, l’hypothèse d’une simple différence d’interprétations présente l’inconvénient de postuler – ce qu’il rejette – l’existence d’un donné stable, antérieur à l’activité de théorisation :

Il n’est pas possible de réduire ce qui se passe durant une révolution scientifique à une réinterprétation de données stables et indépendantes. En premier lieu, les données ne sont pas indiscutablement stables. Un pendule n’est pas une pierre qui tombe, ni l’oxygène de l’air déphlogistiqué. Par conséquent, les données que les scientifiques rassemblent à partir de ces divers objets sont [...] en elles-mêmes différentes. Fait plus important, le processus par lequel l’individu ou le groupe franchit la distance séparant la chute entravée de la notion de pendule, ou l’air déphlogistiqué de l’oxygène, n’est pas un processus qui ressemble à l’interprétation. Comment pourrait-il l’être en l’absence de données fixes à interpréter ? Plutôt qu’un interprète, l’homme de science qui adhère à un nouveau paradigme ressemble à l’homme qui portait des lunettes donnant une image renversée. Placé en face du même ensemble d’objets qu’auparavant et le sachant, il les trouve néanmoins totalement transformés dans nombre de leurs détails12.

Si le terme d’interprétation ne convient pas, c’est qu’une tout autre expérience, beaucoup plus radicale, est en cause dans le passage d’un paradigme à un autre. Les scientifiques parlent par exemple d’« écailles qui leur sont tombées des yeux » ou d’un « éclair » ayant « inondé de lumière » une énigme jusque-là obscure et longuement observée, les rendant aptes à la voir tout à coup sous un angle totalement nouveau qui, pour la première fois, permet sa solution13.

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Cette différence entre les mondes est telle que les mêmes mots cessent d’avoir le même sens. Kuhn et Feyerabend récusent en effet l’idée qu’il puisse exister un langage commun permettant aux tenants de deux mondes séparés par un changement de paradigme de continuer leur dialogue :

Quant à un pur langage d’observation, on en créera peut-être un. Mais, trois siècles après Descartes, nos espoirs en ce domaine dépendent encore entièrement d’une théorie de la perception et de l’esprit. Et l’expérimentation psychologique moderne donne rapidement naissance à une abondance de phénomènes auxquels cette théorie peut difficilement faire face. Le canard-lapin montre que deux hommes ayant les mêmes impressions rétiniennes peuvent voir des choses différentes ; les lentilles renversant les images montrent que deux hommes ayant des images rétiniennes différentes peuvent voir les mêmes choses. La psychologie fournit un grand nombre d’autres preuves allant dans le même sens, et les doutes que ces faits suggèrent augmentent encore quand on considère l’histoire des tentatives qui furent faites pour créer un véritable langage de l’observation. Aucune n’est encore parvenue à s’approcher vraiment d’un langage de pures perceptions généralement applicable14.

Car la possibilité du dialogue scientifique passe par un point essentiel, qui est l’immobilisation du sens. Or cette immobilisation est rendue impossible par le changement de paradigme, puisque ceux qui se trouvent séparés par lui ne donnent plus le même sens aux mêmes mots. Par exemple, le signifié de « terre », dans le paradigme géocentriste, diffère du signifié de « terre » dans le paradigme héliocentriste. Bien qu’employant les mêmes mots, deux chercheurs inscrits dans ces paradigmes ne parlent pas de la même chose15.

Tout ici se joue à nouveau – comme dans l’ensemble de notre livre – autour de ce que l’on entend par « la même chose ». A priori un géocentriste et un héliocentriste ont bien affaire à un « objet » identique, la terre. Mais celle-ci n’est pas scientifiquement accessible en dehors d’une théorie d’approche, et, s’il y a changement de paradigme, du type de problème en cours. Dès lors, ce dont parlent les deux chercheurs, même s’ils emploient les mêmes mots, n’a en réalité rien à voir16.

Or tel est bien le saut majeur qu’invite à faire cette notion de paradigme par rapport aux effets de surdité évoqués dans nos deux parties précédentes. Alors qu’il semblait encore possible dans le premier cas d’espérer découper un texte relativement identique ou de se mettre d’accord dans le second cas sur quelques concepts communs, la différence de question s’accompagne ici d’une différence de langage, qui concerne jusqu’aux mots les plus simples et fait qu’il est impossible aux tenants de deux paradigmes de s’entendre sur ce dont ils sont en train de parler.

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On a parfois l’impression, à lire les travaux de Kuhn, de se retrouver à la première scène d’Hamlet, sur la terrasse d’Elseneur, en compagnie d’Horatio et de Bernardo. Car c’est finalement d’une forme d’hallucination qu’il est ici question, dans ces échanges inaboutis entre chercheurs qui tentent de comprendre pourquoi, placés en un même point du monde, ils ne voient pas la même chose.

Sans doute ne s’agit-il pas d’hallucinations visuelles, au sens de la clinique de la psychose, mais de ce qu’il faudrait appeler des hallucinations intellectuelles, ces déplacements minimes de la pensée qui nous font soudainement percevoir, par exemple dans un texte littéraire, autre chose que les autres, avec une conviction intime aussi forte que l’incompréhension de ceux qui fixent le même point sans rien voir. Il demeure que c’est bien un phénomène hallucinatoire qui est en cause dans les deux cas.

Ainsi l’épistémologie, en tout cas selon Kuhn, est-elle curieusement traversée par la question de l’hallucination, au sens où la différence de perception y constitue un problème majeur. Et Hamlet, à l’inverse, est traversé par la question de l’épistémologie, aussi bien dans son contenu que dans sa lecture, l’un et l’autre se rejoignant autour du point qui les rend indissociables et fait de la lecture d’Hamlet son objet : le mystérieux et bouleversant passage – auquel s’est trouvé soudainement confronté John Dover Wilson, au point d’y perdre la raison – d’une forme d’aveuglement à une forme de vision.

Car c’est bien cette question de l’hallucination – le principe même de ce qui sépare ma vision de la tienne – qui rend si terrible l’article de Greg. En mettant en doute ce que les personnages de la pièce de Shakespeare perçoivent, Greg ouvre un abîme qu’il est difficile de combler. Et il ne s’arrête évidemment pas à l’invraisemblable absence de réaction de Claudius devant la représentation de son meurtre, ni au fait, aussi peu vraisemblable, que les comédiens aient disposé d’une pièce racontant l’assassinat d’Hamlet père. Il fait un pas de plus en exprimant son scepticisme à propos de ce qu’aurait entendu Hamlet sur la terrasse d’Elseneur, c’est-à-dire sur l’histoire racontée par le spectre.

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Pour illustrer ce qu’est un changement de paradigme, on pourrait, comme l’épistémologue Norwood Russell Hanson, imaginer la scène où un héliocentriste et un géocentriste, installés au même endroit sur une colline, l’un à côté de l’autre, assistent ensemble à un lever de soleil17.

Apparemment le spectacle qu’observent les deux hommes, placés au même lieu de l’univers et au même point du temps, est identique. C’est une même planète qui est observée au-delà de la tache lumineuse. Ce sont des rayons semblables qui partent de l’astre, traversent l’espace puis l’atmosphère terrestre avant de se frayer un chemin à travers la couche de nuages, de se rapprocher de leurs visages, de glisser à travers la cornée jusqu’au cristallin, de se porter vers le cerveau. En ce sens on peut dire de ces deux hommes qu’ils voient la même chose.

Mais pour le géocentriste la terre est au centre du système solaire où elle occupe la place principale qui lui a été attribuée depuis l’origine du monde, alors qu’elle n’est pour l’héliocentriste qu’une planète parmi les autres, à peine sortie de l’anonymat. Ainsi le premier perçoit-il un « soleil » en train de tourner autour de la terre immobile, tandis que le second perçoit un « soleil » fixe autour duquel tourne la planète sur laquelle il se trouve.

La différence de système général du monde où se situent les deux hommes modifie complètement le spectacle auquel ils assistent. Elle découpe dans l’espace des formes distinctes, qu’elle auréole d’un réseau incomparable de connaissances scientifiques, de représentations du monde, de convictions religieuses, de souvenirs personnels, de fantasmes privés, qui supprime les points communs entre ce que « voient » les deux hommes, que tout sépare hormis leur illusoire proximité dans l’espace et dans le temps.

La différence de paradigme ne se contente pas de leur donner des visions irréductibles de choses communes, ce qui impliquerait que ces choses aient une existence en dehors de l’ensemble du système de représentations dont nous les recouvrons pour les percevoir. Elle ne donne pas non plus des valeurs différentes à ce qu’ils voient. Elle en fait véritablement, aussi proches semblent-ils l’un de l’autre, les habitants éloignés de deux planètes distinctes.


1.  Flammarion, 1983 (1re édit. 1962).

2 Ibid., p. 63.

3 Ibid., p. 65.

4 Ibid., p. 30.

5 Ibid., p. 46.

6 Ibid., p. 124.

7 Ibid., p. 157.

8 Ibid., p. 271.

9 Paul Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, 1979, p. 246 et sq.

10 La Structure des révolutions scientifiques, op. cit., p. 207.

11 Ibid., p. 158.

12 Ibid., p. 170.

13 Ibid., p. 172.

14 Ibid., p. 177.

15 « Aucun langage réduit ainsi à rendre compte d’un monde complètement connu d’avance ne peut produire de simples comptes rendus neutres et objectifs du donné. Sur ce que devrait être un langage pour posséder cette faculté, la recherche philosophique ne nous a pas jusqu’ici fourni la moindre indication » (ibid., p. 178).

16 « Considérons [...] les hommes qui traitèrent Copernic de fou parce qu’il prétendait que la Terre tournait. Eux non plus n’avaient pas simplement tort ou tout à fait tort. Quand ils disaient “Terre” ils entendaient “position fixe”. Leur Terre, c’est le moins qu’on puisse dire, ne pouvait pas bouger. L’innovation de Copernic ne consista donc pas simplement à faire mouvoir la Terre. Ce fut plutôt toute une nouvelle manière de considérer les problèmes de physique et d’astronomie, laquelle changeait nécessairement le sens des mots “Terre” et “mouvement” » (ibid., p. 206).

17 Nous nous inspirons ici du début de l’ouvrage de Norwood Russell Hanson, Patterns of Discovery, An Inquiry into the Conceptual Foundations of Science, Cambridge, The University Press, 1958.