Même s’il convient d’utiliser avec prudence les modèles importés de la science, qui font courir le risque d’enfermer la pensée dans des réseaux de métaphores approximatives, la représentation de l’histoire intellectuelle proposée par Kuhn est suffisamment originale pour que l’on tente de la transposer dans le domaine de la lecture critique et de réfléchir à ce qu’elle peut apporter aux problèmes particuliers qui s’y posent.
Dans quels cas pourrions-nous dire alors que des lecteurs d’Hamlet ne se contentent pas de lire des extraits différents de la même œuvre ou de recourir à des théories dissemblables, mais, beaucoup plus profondément, par l’hétérogénéité des questions qu’ils posent à la pièce, se sont mis à habiter, sans nécessairement s’en rendre compte, dans des mondes différents ?
Si l’on essaie, avant d’en venir au chapitre suivant à l’évolution historique, de trouver une transposition géographique à la question des paradigmes, un récit s’impose, celui que fait l’anthropologue Laura Bohannan de son séjour chez un peuple d’Afrique centrale, les Tiv, à qui elle a entrepris de lire Hamlet, afin de mesurer le résultat de leur rencontre avec un texte du patrimoine occidental.
Dès le début Laura Bohannan se heurte à la difficulté de ses interlocuteurs – ou à ce qu’elle perçoit comme telle – à saisir ce qu’elle considère comme le sens de la pièce. La lecture qu’elle en donne leur apparaît en effet incorrecte. Parmi les raisons qui font que Laura Bohannan et les Tiv ont tant de difficultés à se comprendre figure leur interprétation radicalement différente de la scène du spectre. Les Tiv se refusent en effet dès le départ à admettre que le fantôme du premier acte puisse être le père d’Hamlet :
Je commençai suivant la formule rituelle : « Pas hier, ni avant-hier, mais il y a longtemps, il arriva qu’une nuit, trois hommes montaient la garde devant la concession d’un grand chef, quand, soudain, ils virent le précédent chef s’approcher d’eux. »
« Pourquoi n’était-il plus leur chef ? »
« Il était mort », ai-je expliqué. « C’est pour cela qu’ils furent troublés et effrayés quand ils le virent. »
« Impossible », commença un des anciens, en passant sa pipe à son voisin qui l’interrompit : « Bien sûr que ce n’était pas le chef défunt. C’était un signe envoyé par un sorcier. Continue. »1
L’hypothèse selon laquelle ce qu’aperçoivent les hommes de garde à Elseneur serait un signe envoyé par un sorcier conduit les Tiv à récuser les propos du père d’Hamlet, car les signes ne parlent pas. Laura Bohannan est alors contrainte de leur expliquer ce qu’est un fantôme, en une transposition d’autant plus difficile que les Tiv ne croient pas à la survie après la mort :
« Qu’est-ce qu’un “fantôme” ? Une apparition ? » « Non, un “fantôme” est quelqu’un qui est mort mais qui se promène et qui peut parler, et on peut l’entendre et le voir mais on ne peut pas le toucher. »
Ils objectèrent : « On peut toucher les zombis ».
« Non, non ! Ce n’était pas un de ces cadavres que les sorciers réaniment pour les sacrifier et les manger. Personne ne dirigeait les pas du père d’Hamlet. Il marchait tout seul. »
« Les morts ne peuvent pas marcher », protesta mon public comme un seul homme.
J’étais prête à un compromis : « Un “fantôme” est l’ombre d’un mort. »
Mais ils objectèrent encore : « Les morts n’ont pas d’ombre. »
« Eh bien, dans mon pays ils en ont une », fis-je sèchement.
Le vieux chef réprima le caquetage de défiance qui s’éleva aussitôt et m’approuva de cet air faux et poli qu’on prend devant les élucubrations des jeunes ignorants superstitieux2.
Ce doute jeté sur les qualifications du spectre conduit les Tiv à tout remettre progressivement en cause dans l’intrigue, à commencer par le meurtre d’Hamlet père :
J’ai avancé prudemment : « Hamlet n’était pas certain que c’était vraiment son père mort. » Il était impossible, dans cette langue, de dire quoi que ce soit sur les visions inspirées par le diable.
« Tu veux dire », dit-il, « que c’était bien un signe et qu’il savait que parfois les sorciers en envoient des faux. Hamlet était stupide de ne pas aller trouver quelqu’un qui sait lire les signes et deviner tout de suite la vérité. Un homme-qui-voit-la-vérité lui aurait dit comment son père était mort, s’il avait vraiment été empoisonné, et s’il y avait de la sorcellerie là-dedans ; ensuite Hamlet aurait pu faire appel aux anciens pour prendre une décision. »3
Au meurtre d’Hamlet père, qui leur paraît douteux, les Tiv substituent le seul meurtre qu’ils estiment probable, celui d’Ophélie par Laërte :
« Écoute », me dit le vieux, « et je vais te dire comment ça s’est passé et comment ton histoire va continuer, et après tu me diras si j’ai raison. Polonius savait que son fils aurait des ennuis, et il en a eu. Il avait beaucoup d’amendes à payer parce qu’il s’était battu, et des dettes de jeu. Mais il n’avait que deux moyens pour gagner vite de l’argent. Un moyen c’était de marier vite sa sœur, mais c’était difficile de trouver un homme prêt à épouser une femme désirée par le fils d’un chef. [...] Donc Laërte devait choisir l’autre moyen : il a tué sa sœur par sorcellerie, en la noyant, comme ça il a pu vendre son corps aux sorciers en cachette. »4
Cette hypothèse, selon laquelle un meurtre peut en dissimuler un autre et qui impliquerait que, depuis cinq siècles, tous les critiques se soient trompés, non pas – comme on le croit quelquefois – dans l’identification du meurtrier, mais dans celle de la victime, n’est pas dépourvue d’intérêt. En parfaite harmonie avec notre théorie du complément, que les Tiv semblent avoir devancée, elle mériterait à elle seule une enquête approfondie.
Le dialogue de sourds, ici, n’oppose pas des chercheurs d’époques différentes, mais des chercheurs de la même époque qui se sont trouvés séparés par la civilisation. Car l’incommunicabilité entre Laura Bohannan et les Tiv ne porte pas seulement sur le fantôme du premier acte, mais, plus largement, sur l’ensemble des contextes culturels dont la connaissance sous-tend la lecture d’une œuvre.
Hamlet père, ainsi, n’est pas le seul à faire les frais du scepticisme des Tiv. Il en va de même pour Horatio, dont les compétences sont également mises en cause :
Légèrement ébranlée, je poursuivis : « L’un des trois hommes était un de ceux qui savent les choses » (traduction la plus proche du mot « savant » mais qui, malheureusement, désigne aussi le sorcier). Le second des anciens qui avait parlé regarda triomphalement le premier. « Aussi il s’adressa au chef défunt en lui disant : “Dis-nous ce que nous devons faire pour que tu puisses reposer en paix dans ta tombe”, mais le mort ne répondit pas. Il disparut et ils ne le virent plus. Alors, l’homme qui savait les choses (son nom était Horatio) dit que cet événement était l’affaire du fils du chef défunt : Hamlet. »
Il y eut un mouvement général des têtes autour du cercle. « Le chef défunt n’avait-il pas de frères encore en vie ? Ou est-ce que son fils était le chef ? »
« Non », ai-je répliqué. « C’est-à-dire... il avait un frère encore vivant qui était devenu chef à la mort de son aîné. »
Les anciens marmonnèrent : de tels signes étaient l’affaire des chefs et des anciens, pas des jeunes ; rien de bon ne peut sortir de ce qu’on fait dans le dos d’un chef ; il était clair qu’Horatio n’était pas quelqu’un qui sait les choses5.
Plus surprenant encore pour l’anthropologue, le remariage de Claudius et de Gertrude, qui est censé justifier la colère d’Hamlet et passe auprès de la majorité des lecteurs comme marqué par une certaine rapidité, apparaît à ses auditeurs comme parfaitement normal :
« Mais si, c’en était un », ai-je insisté en chassant un poulet qui s’était approché de ma bière. « Dans notre pays le fils vient juste après le père. Le jeune frère du chef défunt était devenu le grand chef. Il avait aussi épousé la veuve de son frère aîné environ un mois seulement après les funérailles. »
« Il a bien fait », fit le vieux chef, rayonnant, et, s’adressant aux autres : « Je vous ai dit que si nous en savions davantage sur les Européens, nous nous apercevrions qu’ils sont vraiment comme nous. Dans notre pays aussi », ajouta-t-il à mon intention, « le jeune frère épouse la veuve de son frère aîné et devient le père de ses enfants. Or, si ton oncle qui a épousé ta mère devenue veuve est le frère germain de ton père, alors il sera un vrai père pour toi. Le père d’Hamlet et son oncle avaient-ils la même mère ? »
Sa question n’eut pas le temps de pénétrer mon esprit ; j’étais trop bouleversée, désarçonnée de m’apercevoir qu’un des éléments les plus importants d’Hamlet avait été décroché du tableau6.
Non seulement les Tiv ne trouvent rien d’anormal au remariage de Gertrude, mais celle-ci leur semblerait plutôt, à tout prendre, avoir exagérément tardé :
Bien décidée à sauver ce que je pouvais du motif de la mère, j’ai pris une profonde inspiration et j’ai continué : « Le fils d’Hamlet était très triste de ce que sa mère se soit remariée si vite. Il n’y avait aucune obligation pour elle de le faire, et c’est la coutume chez nous pour une veuve de ne pas prendre un autre mari avant d’avoir porté le deuil pendant deux ans. »
« Deux ans, c’est trop long », objecta l’épouse qui venait d’apparaître avec le sac en peau de chèvre tout bosselé du vieux chef. « Qui binera ton champ pour toi pendant le temps où tu n’auras pas de mari ? »
« Hamlet », ai-je rétorqué sans réfléchir, « était assez grand pour biner lui-même le champ de sa mère. Elle n’avait pas besoin de se remarier. » Personne ne paraissait convaincu. Je n’ai pas insisté7.
Toute la pièce défile ainsi, marquée par les difficultés de communication entre les Tiv et l’anthropologue, qui se demande avec perplexité « comment rendre le monologue désabusé d’Hamlet à un public convaincu que Claudius et Gertrude [se sont] conduits de la meilleure manière possible8 ». Ce qui n’empêche pas le chef des Tiv, en dépit des erreurs de compréhension de Laura Bohannan, de la féliciter pour son récit et de l’inviter à revenir, afin que son peuple puisse redonner leur signification véritable à d’autres histoires de son pays9.
Le dialogue impossible entre Laura Bohannan et les Tiv – dont on voit à quel point il ne peut se réduire à la lecture contradictoire d’un même texte, même saisi à travers des prismes théoriques différents – illustre bien plusieurs caractéristiques des situations de communication, c’est-à-dire de non-communication, que suscitent les divergences de paradigme.
La première est la différence dans les questions. Non seulement les questions posées ne sont pas les mêmes que celles que nous avons rencontrées jusqu’à présent, mais elles relèvent d’un autre ordre. Elles pourraient difficilement être superposées ou comparées aux questions précédentes. Elles sont d’ailleurs loin d’être insensées, notamment quand elles interrogent la vraisemblance de l’intrigue : certaines remarques des Tiv – par exemple à propos des contradictions de la pièce ou des doutes sur le fantôme – recoupent celles de commentateurs cités par nous. Mais elles s’inscrivent dans un tout autre registre de la pensée. Comme le dit justement Laura Bohannan, quelque chose a été décroché du tableau.
En ce sens, la différence dans les questions ne doit pas être confondue avec la différence littérale et la différence conceptuelle. Ce n’est pas le texte au sens de la sélection des unités verbales qui diffère ici et pas davantage la manière dont ces unités sont prises dans une grille de concepts organisateurs, mais l’ensemble beaucoup plus subtil et complexe des questions latentes au travers desquelles nous interrogeons un phénomène, et sans lesquelles ce phénomène n’a pas d’existence. C’est l’ensemble du dispositif d’accueil de l’œuvre qui diffère ici de celui de l’anthropologue, c’est-à-dire la façon dont chacun depuis son histoire, sa sensibilité, son corps, l’ensemble de ses interrogations personnelles, s’ouvre à l’expérience littéraire.
Cette différence dans les questions conduit à cette autre caractéristique du paradigme qu’est l’incommunicabilité. Les tenants de deux paradigmes ont les plus grandes difficultés à engager le dialogue, non seulement parce qu’ils ne se posent pas les mêmes questions, mais parce que l’ensemble de la « réalité » dont ils parlent, autrement structurée par les interrogations lancées au monde, s’est mise à différer d’elle-même en profondeur.
L’incommunicabilité est d’autant plus grande qu’est subtil ce qui rend les questions incomparables. La divergence entre les interlocuteurs ne tient pas à une opposition tranchée entre des conceptions antithétiques du texte, opposition dont il serait possible de cerner les contours, mais à la rencontre de découpages de la réalité hétérogènes, parce qu’imprégnés de tout un système de valeurs diffuses, qui sont moins définissables en soi qu’elles ne se glissent à l’intérieur du langage, excluant des mots, demeurés pourtant semblables à eux-mêmes, du système de l’échange verbal.
Dans un cas comme celui-là, l’incommunicabilité est telle que les points de convergence ou les communautés de mots sont des leurres et ne permettent à aucun échange véritable de se nouer. Ainsi n’est-ce pas parce que les Tiv, comme Greg, ont un doute sur l’hallucination d’Hamlet qu’un dialogue serait pour autant susceptible de s’engager. Tout se passe comme si chacun des interlocuteurs était pris dans une trame langagière si différente qu’il n’existe plus, de part et d’autre du fossé, de mot qui puisse entrer en résonance avec un mot de l’autre, même identique à lui.
Parmi ses mérites, la position théorique des Tiv présente celui de poser de front la question de la différence entre une hallucination et un fantôme. Et sans doute ne poseraient-ils pas cette question aussi bien s’ils n’appartenaient pas à une culture qui, n’étant pas confrontée à la question du fantôme, redispose autrement les éléments d’inquiétante étrangeté, qui, chez certains peuples, viennent se rassembler sous ce nom.
L’hallucination implique seulement l’évaluation personnelle d’un phénomène, alors que le fantôme possède, si l’on peut dire, une existence propre, certes atténuée au regard du monde matériel, mais objectivement constatable, en tout cas appréciable par plusieurs. La statue du commandeur, dans Dom Juan, observée aussi bien par le héros que par son valet, n’est pas à ce titre hallucinatoire mais fantomatique, et la mort du héros témoigne à ses dépens qu’il ne rêvait pas.
Sans doute existe-t-il de nombreux états intermédiaires – ce qui est bien le moins pour un domaine aussi fluide –, dont la notion d’hallucination collective rend bien compte, entre la perception solitaire de l’hallucination et la perception générale qu’un authentique fantôme devrait être à même de susciter. Et ceux qui ont en la matière des opinions rationalistes pourront certes répondre, contestant le principe même de notre distinction, qu’un fantôme n’est jamais qu’une hallucination partagée.
Mais la délimitation entre hallucination et fantôme, ou la réflexion sur leur différence de nature, importent moins que la question qu’elles permettent d’ouvrir : celle de savoir ce qui, dans l’« apparition » du spectre, est à porter au compte d’un phénomène extérieur à Hamlet, sur lequel il n’a pas de prise, et ce qui doit être imputé, pour reprendre l’opinion perfide de Greg, à son esprit survolté.
Shakespeare croyait-il aux fantômes ? Pour John Dover Wilson, qui, après la scène du train, se plonge pendant plusieurs années dans la lecture de traités de démonologie, la réponse à cette question cruciale est positive. Car, prolongeant son minutieux travail de sape, Greg n’a évidemment pas résisté à la tentation de montrer qu’Hamlet était victime d’hallucinations et que Shakespeare, qui ne croyait pas aux fantômes, en était parfaitement conscient, hypothèse que conteste Dover Wilson en ces termes :
Shakespeare était un génie dramatique pour tous les temps qui savait très bien ce qu’il faisait, mais son esprit était celui d’une époque particulière. [...] Ainsi une idée fausse, je le soutiens, corrompt votre propre interprétation d’Hamlet malgré son ingéniosité et sa cohérence logique : le postulat tacite que Shakespeare ne croyait pas plus aux fantômes qu’un auteur du XXe siècle, que son univers, et l’univers des spectateurs judicieux auxquels il s’adressait plus spécialement, était celui d’un sceptique moderne, ou même d’un homme comme vous. Les yeux bandés par cet anachronisme, vous êtes aveugle à l’effet du spiritualisme élisabéthain sur les doutes d’Hamlet, et c’est pourquoi, je pense, la solution du problème vous a échappé10.
Pour récuser la croyance de Shakespeare aux fantômes, Greg s’appuie sur le fait que trois autres pièces majeures du dramaturge où figurent des apparitions laissent nettement entendre qu’elles n’ont d’autre consistance qu’individuelle. Aussi bien dans Macbeth que dans Jules César et Richard III les apparitions sont clairement présentées comme des projections des personnages. Pourquoi en irait-il différemment avec Hamlet11 ?
Pour ce qui est de la pièce, fidèle à son développement sur la pantomime dont Claudius, innocent, ne se soucie pas, Greg affirme que les propos tenus par le spectre, et sans doute le spectre lui-même, sont hallucinatoires. Par une analyse critique rigoureuse des échanges entre Hamlet et ses compagnons, il montre que ces derniers se suggestionnent mutuellement sur le fantôme12. Et que, si tous aperçoivent bien quelque chose sur la terrasse, Hamlet en tout cas est seul lors des conversations décisives. Et il insiste sur d’étranges communautés d’expression entre certaines formules prêtées au spectre et d’autres prononcées par Hamlet durant la pièce13.
Greg est loin d’être le seul, dans l’histoire de la critique shakespearienne, à s’être posé des questions sur le spectre et à avoir émis des doutes sur ce qu’a vu et entendu Hamlet au premier acte. Plusieurs auteurs, à commencer par James Joyce dans le célèbre chapitre d’Ulysse consacré à la pièce de Shakespeare, se sont ainsi demandé comment Hamlet père pouvait connaître avec autant de précision les circonstances de son décès, puisqu’il est censé être mort pendant son sommeil14.
Ces interrogations sont d’autant moins inconvenantes que la seconde apparition du spectre, dans la scène de la chambre de Gertrude (III, 4), ne fait qu’accroître les doutes. Hamlet, en effet, est cette fois seul à le voir et à l’entendre, Gertrude affirmant avec force ne rien remarquer. Cette dualité de perception donne après coup un crédit considérable à la thèse selon laquelle il s’agissait au premier acte, individuellement ou collectivement, d’un phénomène hallucinatoire.
Dès lors, plusieurs hypothèses demeurent ouvertes, sans qu’il soit d’ailleurs nécessaire de trancher. La plus généreuse est qu’Hamlet a mal interprété les propos du spectre. Il a pu aussi se tromper sur son identité, comme le suggèrent les Tiv. Il a pu enfin, et l’on sent Greg proche de cette solution que retient Shakespeare dans ses autres pièces, imaginer l’existence même du fantôme, se précipitant, pour en construire la fiction, sur quelque phénomène naturel ou climatique exceptionnel, bref être victime d’une hallucination, que ses compagnons auraient à la fois devancée et partagée15.
Avec ses doutes sur ce que voit Hamlet, Greg boucle ainsi l’ensemble de sa lecture de la pièce, amorcée par ses remarques sur la pantomime et qui peut se résumer en quatre points démoniaques, logiquement enchevêtrés :
1. Le roi ne blêmit pas à la pantomime pour la simple raison qu’il ne reconnaît pas son propre crime ni dans le mime ni dans le drame de Gonzague proprement dit qui n’en est que la répétition verbale.
2. L’information que le spectre donne à Hamlet est donc une version incorrecte de ce qui s’est passé.
3. Par conséquent le discours du spectre ne peut s’interpréter que comme un produit de l’imagination survoltée d’Hamlet.
4. Et enfin, le trait essentiel de l’histoire (l’empoisonnement par l’oreille de la victime) n’a pu prendre racine dans l’esprit d’Hamlet que par un souvenir subconscient de l’œuvre même qu’il a utilisée ensuite « pour saisir la conscience du roi »16.
Lecture complémentaire d’Hamlet, que l’on peut contester dans sa globalité, mais à condition de trouver des solutions sérieuses à toutes les invraisemblances de la pièce, que Greg est loin d’être le seul à avoir notées, même s’il l’a fait avec plus de cruauté jubilatoire que les autres.
Ici prend fin l’enquête de Greg et commence véritablement la nôtre. Car la recherche de Greg laisse le lecteur sur sa faim en menant à la conclusion d’un Hamlet surmené, qui aurait projeté une histoire de meurtre sur un banal accident, la mort de son père ayant été causée, comme dans la version officielle à laquelle Greg propose de revenir, par la morsure d’un serpent.
Elle présente aussi l’inconvénient non négligeable de ne pas donner d’explication satisfaisante à une scène qui suffit à mettre à mal l’ensemble de la théorie de Greg, celle de la prière (III, 3) : Claudius, en effet, sous les yeux d’Hamlet, y avoue publiquement, et cette fois sans la moindre ambiguïté, le meurtre de son frère. S’il est innocent, comme le pense Greg, pourquoi se livre-t-il à cet exercice ?
Cette conclusion un peu décevante incite donc à aller plus loin que Greg et surtout à tenter de voir la pièce autrement, par exemple en prenant un peu d’avance sur les cadres de notre temps et en imaginant quels paradigmes viendront un jour, lorsque notre époque et ses représentations du monde auront disparu, transformer en profondeur notre lecture d’Hamlet.
Si un tel projet paraît insoluble, c’est qu’il est précisément antinomique de la notion de paradigme. Celle-ci, en effet, ne repose pas sur l’idée de continuité, mais sur celle de rupture. Dès lors, il est impossible de prévoir quels autres mondes théoriques, construits autour de questions pour nous impensables par ce qu’elles remettraient en cause de nos certitudes, pourraient demain succéder au nôtre, ou ont déjà commencé, avec une discrétion qui nous les dissimule, à se mettre en place sous nos yeux.
Il convient donc de nous disposer en silence devant le texte d’Hamlet, de fermer notre esprit à tout ce que nous pouvons en savoir, pour nous situer au point de perception de ceux qui nous suivront et observeront avec perplexité le type de questions que notre époque posait à Shakespeare. Essayer, comme si nous regardions fixement un canard ou un lapin, en dépassant l’évidence des oreilles ou du bec, de deviner dans le texte les traits d’un animal dont nous ne connaissons ni l’identité ni la forme implique d’oublier non seulement les concepts au travers desquels nous sommes habitués à lire les textes, mais les questions qui supportent ces concepts. Seul espoir de voir progressivement se mettre en place une nouvelle configuration textuelle et d’autres interrogations dont nous n’avons pas idée aujourd’hui, alors même que tout dans la pièce, aussi bien son organisation générale que son écriture, invite à les accueillir, avec un éclat si aveuglant que nos successeurs ne comprendront pas – puisqu’elles sont disposées en évidence devant nous et qu’elles nous crèvent les yeux – qu’elles ne nous aient pas frappés.
1. Revue des sciences humaines, 1995, PUL, no 240, p. 164.
2. Ibid., p. 166.
3. Ibid., p. 168.
4. Ibid., p. 171.
5. Ibid., p. 164.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 165.
8. Ibid.
9. « Un de ces jours », conclut le vieux chef en rassemblant sur lui les morceaux de sa toge en lambeaux, « il faudra que tu nous racontes d’autres histoires de ton pays. Nous, les anciens, nous t’apprendrons leur signification véritable pour que, quand tu retourneras dans tes terres, tes anciens voient que tu n’étais pas dans la brousse mais parmi ceux qui savent les choses et qui t’ont enseigné la sagesse » (ibid., p. 172).
10. Pour comprendre Hamlet, op. cit., p. 45.
11. « Hamlet’s Hallucination », op. cit., pp. 393-395.
12. Ibid., pp. 408-409.
13. Ibid., p. 414. Greg note par exemple que le parallèle fait par Hamlet entre son père et Claudius (698, I, 2) se retrouve dans la bouche du spectre (732, I, 5).
14. C’est Stephen qui fait cette remarque dans Ulysse : « L’âme a été d’avance frappée mortellement, un poison versé dans le porche d’une oreille endormie. Mais ceux qui sont tués pendant leur sommeil ne peuvent savoir le comment de leur meurtre à moins que le Créateur ne gratifie leur âme de cette révélation dans l’autre monde » (Ulysse, Gallimard, La Pléiade, 1995, p. 223). Lacan fait une remarque identique (Ornicar ?, op. cit., no 25, p. 30).
15. Greg évoque l’hypothèse que le bruit des vagues venant se briser au pied de la terrasse d’Elseneur a pu causer l’hallucination collective d’Hamlet et de ses compagnons (op. cit., p. 416).
16. Pour comprendre Hamlet, op. cit., p. 36.