CHAPITRE II

LA RENCONTRE DES PARADIGMES

L’intérêt de la notion de paradigme, entendue dans le sens particulier que nous lui donnons ici, est de modifier sensiblement le jeu de métaphores implicites sur lesquelles repose notre représentation de la critique littéraire, en plaçant le dialogue de sourds non plus à la limite mais au cœur de la communication, comme ce qui en règle, et non plus en perturbe, les échanges.

En effet, parler de paradigme intérieur pour décrire l’activité critique, c’est introduire dans les relations entre auteurs l’idée d’incommensurabilité – non comme un échec de la critique, mais comme sa composante première. Ce dont je parle avec toi, à travers la fiction d’un texte, d’un langage et de questions partagés, est à ce point traversé par les interrogations primordiales de mon existence que chaque mot s’en trouve chargé d’échos propres, sans commune mesure avec les échos de ta parole.

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L’un des meilleurs exemples pour étudier l’incommensurabilité critique est sans doute celui du dialogue le plus transparent et le moins suspect de malentendus de toute la critique hamlétienne, celui de Freud et de Jones.

Au moins dans ce cas ne peut-on parler ni de différence théorique majeure, ni d’appartenance à des paradigmes différents, au sens, historique, de Kuhn. Amis proches, Freud et Jones partagent la même conception de la psychanalyse et de son application à la littérature ou à l’art. Et, gardien du dogme, Jones se situe par rapport à Freud dans une relation de disciple qui garantit la fidélité de sa lecture et la conformité de ses affirmations.

Cette fidélité et cette conformité s’expriment particulièrement dans l’ouvrage que Jones consacre à Hamlet, qui pourrait tout autant passer pour un ouvrage consacré à Freud et à la validité de sa méthode1. L’immense recension qu’il y pratique de tous les travaux consacrés à la pièce de Shakespeare vise surtout à montrer l’efficacité de la démarche freudienne, qui réussit à résoudre le mystère de l’hésitation d’Hamlet, sur laquelle auraient achoppé pendant quatre siècles tous les auteurs précédents.

De ce fait, à lire l’ouvrage de Jones, rien ne semble séparer fondamentalement les deux lectures de la pièce de Shakespeare. L’une et l’autre tranchent nettement, pour être attentives au conflit psychique, avec les auteurs antérieurs. Et l’on a du mal à imaginer une lecture plus freudienne que celle de Jones, qui sans cesse se réfère à celle de Freud, aux perspectives qu’elle a ouvertes et à sa fécondité dans la lecture de Shakespeare. Bref, si quelque part chez ceux qui ont lu Hamlet de la transparence critique existe, c’est assurément chez ces deux amis.

À y bien regarder, et ce même quand ils emploient les mêmes mots, ce n’est pas tout à fait du même Hamlet que parlent les deux hommes. Starobinski remarque justement que Freud parle depuis une psychanalyse en voie de constitution, quand Jones le fait depuis une psychanalyse déjà constituée :

Quand Ernest Jones reprend et développe ce qui, dans la Traumdeutung, se présentait comme une modeste note en bas de page, l’orientation même de la recherche s’est radicalement modifiée. Non que Jones se soit montré le moins du monde infidèle à l’enseignement de Freud : l’interprétation du caractère d’Hamlet est identique. Mais cette interprétation, pour Freud, était une étape vers ce qui n’était pas encore la pensée analytique achevée ; c’était un moment dans l’invention de l’analyse et de son outillage conceptuel. Bref, Freud lit Hamlet en allant vers ce qui sera la psychanalyse : Jones relit la pièce en partant de la psychanalyse constituée. Discutant les thèses adverses, apportant de nouvelles preuves à l’appui de l’interprétation œdipienne, Jones nous propose un exemple de psychanalyse appliquée. La méthode est donnée, elle n’est pas mise en question : il s’agit seulement de prouver qu’elle est opératoire2.

Starobinski montre bien que c’est la question posée au texte qui est déterminante, ou, si l’on préfère, la fin à laquelle on fait servir la lecture de l’œuvre. Et le passage du temps a suffi à déplacer les enjeux théoriques ou stratégiques, à rendre moins urgente la question qui travaillait Freud et donc à séparer les deux lectures, portées par des projets différents.

Il serait certes excessif de parler ici d’un changement de paradigme, au sens de Kuhn, mais les mêmes termes de la théorie psychanalytique n’ont déjà plus nécessairement le même sens dès lors que la perspective démonstrative est moins prégnante. Jones ne cherche plus, comme Freud, à sensibiliser les lecteurs aux découvertes de la nouvelle science, dont la valeur commence à être reconnue, il tend à dégager du texte un sens inconscient, accessible en dehors de toute considération politique. C’est plus, si l’on peut dire, Hamlet lui-même qui l’intéresse que ce à quoi il est susceptible de servir.

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Mais la séparation dépasse aussi la position historique des deux hommes pour s’enfoncer dans leur histoire personnelle.

Tout d’abord, l’ensemble de la perception du personnage, contrairement à ce qu’écrit Starobinski, diffère entre les deux auteurs. Là où Freud voit un hystérique, Jones, attentif aux troubles de l’humeur et à la dépression d’Hamlet, perçoit plutôt un mélancolique et met l’accent sur la dimension de la perte de l’objet :

... significatives sont, dans le texte même de Shakespeare, les déclarations du Roi, de la Reine, d’Ophélie, et surtout de Polonius. Dans la description qu’il fait de l’état d’Hamlet, Polonius relève toute une série de symptômes qu’en langage moderne on peut traduire par : abattement, refus de nourriture, insomnie, bizarreries de la conduite, accès de délire et, pour finir, folie furieuse. L’adieu poignant d’Hamlet à Polonius (« sinon de ma vie », etc.) ne peut être interprété que comme l’aveu du désir de la mort. Ces divers symptômes suggèrent indubitablement certaines formes de mélancolie. Plus généralement, ils évoquent la psychose maniaco-dépressive dont nous savons que la mélancolie n’est qu’un volet. Les accès d’excitation qu’on qualifierait aujourd’hui d’« hypomaniaques » [...] semblent confirmer ce diagnostic qui est celui de Brock, de Somerville et d’autres psychiatres modernes. Néanmoins, l’oscillation rapide et heurtée entre les moments d’intense excitation et les moments de dépression profonde ne concorde pas avec le tableau reconnu de cette affection et, si j’avais à définir l’état d’Hamlet en termes cliniques – ce que je répugne à faire –, je dirais qu’il s’agit d’un cas sévère d’hystérie sur fond cyclothymique3.

L’accent mis par Jones sur la souffrance psychique liée à la perte de l’objet n’a rien d’étonnant si l’on voit la prégnance chez lui de la réflexion sur la non-fiabilité féminine. Non, certes, qu’il ne reprenne à son compte les énoncés freudiens sur la rivalité entre Hamlet et son père4, mais celle-ci apparaît comme seconde par rapport au doute porté sur la femme.

Ce sentiment de non-fiabilité s’exprime dans ses commentaires sur Gertrude et Ophélie, mais plus encore peut-être dans son rappel de l’hypothèse psychobiographique selon laquelle Shakespeare aurait été abandonné peu avant la rédaction de la pièce par une femme qu’il aimait :

L’expérience émotionnelle à laquelle Shakespeare réagit en composant Hamlet doit nécessairement correspondre aux thèmes qui sous-tendent la tragédie. Or, comme nous venons de le voir, la mort du père et l’exécution d’Essex (lequel était manifestement un substitut paternel) trouvent un écho dans Hamlet. Mais aucun de ces deux événements n’explique la profonde misogynie et l’horreur de la sexualité qui dominent la pièce. S’agit-il donc d’un phénomène constitutionnel ou d’une répulsion datant des premières expériences de l’enfance ? Cela paraît peu probable, si l’on songe au jeune auteur heureux et libre des comédies amoureuses. À moins qu’une disposition infantile du poète ait été soudain réveillée et renforcée par une émotion intense, de même nature, survenue lors de sa vie adulte. Formulons alors cette hypothèse : Shakespeare aurait-il connu une grande passion, trahie dans des circonstances telles que le désir de tuer le couple parjure n’ait pu accéder à la conscience5 ?

Jones remarque alors que Shakespeare évoque une expérience identique dans les Sonnets, expérience où de nombreux critiques perçoivent la trace d’un drame personnel :

Rappelons le thème des Sonnets : l’auteur présente imprudemment à son ami bien-aimé – noble, jeune et beau – une maîtresse adorée. Ce qui ne manque pas d’entraîner des conséquences prévisibles : la jeune personne et l’ami ont une liaison – dont on ignore du reste la véritable nature – qui durera deux ans. Le poète d’âge mûr se voit supplanté et dépeint ses souffrances. Pourtant, cela vaut d’être noté, il éprouve plus de ressentiment à l’égard de la « dame » qu’à l’égard de son rival – avec lequel d’ailleurs il ne tarde pas à se réconcilier. Manifestement, l’infidélité de sa maîtresse l’affectait moins que la perte de son ami. Et c’est la jeune femme qu’il rend responsable de la trahison6.

Cette femme se serait appelée Mary Fitton, aurait connu Shakespeare dans les dernières années du XVIe siècle et une liaison aurait résulté de cet amour. Puis serait arrivé un autre prétendant, le mystérieux W.H. auquel sont dédiés les Sonnets, identifié par certains comme étant William Herbert, qui devint comte de Pembroke en 1601. Une liaison s’engagea en secret, dont naquit un enfant en mars 1601. Mary Fitton fut bannie de la cour et Herbert jeté en prison. Et Shakespeare aurait composé Hamlet « pour répondre au profond désarroi causé par cette double trahison7 ».

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Ce désarroi pourrait expliquer ce qui reste à ce jour l’un des mystères les plus impénétrables de la pièce, à savoir l’attitude violente d’Hamlet envers Ophélie, violence qui n’a pas d’équivalent chez Shakespeare. Car autant on peut comprendre qu’Hamlet, au moins dans sa perspective, en veuille à Gertrude, autant ses réactions vis-à-vis de la jeune fille sont incompréhensibles, même à imaginer un déplacement d’agressivité de l’une sur l’autre.

Pour John Dover Wilson, c’est là que réside la principale énigme, bien plus que dans l’hésitation d’Hamlet ou dans la scène de la pantomime : « L’attitude d’Hamlet envers Ophélie est sans conteste la principale énigme de la pièce, bien plus que ses lenteurs, et cela seul aurait dû faire sentir depuis longtemps qu’en l’espace de trois siècles les intentions originales de Shakespeare se sont quelque peu voilées8. » Et il lui faudra longtemps pour trouver la réponse : « Hamlet traite Ophélie comme une prostituée ; la seule ligne de défense possible consiste à démontrer qu’il avait de bonnes raisons pour cela. Que pouvaient-elles bien être ? La réponse m’est venue assez tardivement, alors que j’avais renoncé à la trouver après avoir appliqué toutes les solutions imaginables aux démêlés d’Hamlet et Ophélie9. »

Cette solution tient en une phrase que Polonius, le père d’Ophélie, prononce à l’intention du roi, au moment où il lui propose d’envoyer sa fille discuter avec Hamlet, pendant qu’eux-mêmes demeureront cachés : « À un de ces moments, je lâche sur lui ma fille10. » Rentré sur scène à l’insu des deux hommes, Hamlet aurait entendu une partie de la conversation et en aurait conçu de la colère pour Ophélie, accusée de trahison.

Le problème est que le texte ne dit rien de tel, ce qui, après tout, ne ferait que confirmer notre théorie selon laquelle toute œuvre vient s’achever dans les compléments de sa lecture. Mais, surtout, même à accepter l’idée qu’Hamlet aurait surpris le dialogue entre les deux hommes, on voit mal pourquoi, pour une faute aussi bénigne, il déverserait une telle haine sur Ophélie et la couvrirait d’injures empruntées à un registre très particulier, celui de la prostitution.

Ce que l’on pourrait qualifier de troisième énigme de la pièce est ce que négligent à la fois Greg, qui n’en parle pas, et Dover Wislon, qui l’expédie en quelques pages après y avoir réfléchi pendant vingt ans. Or, c’est peut-être sa solution qui nous permettra de résoudre les deux autres énigmes et de comprendre pourquoi Hamlet tarde à tuer Claudius et pourquoi celui-ci demeure à son siège, immobile, pendant la première représentation de son crime.

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Mais il n’y a pas que Shakespeare et Hamlet à avoir été victimes d’une double trahison et tout ce qu’écrit Jones prend, quand on connaît sa vie, d’étranges résonances. Pendant l’été 1912, Freud a accepté de prendre en analyse, sur sa demande, la jeune épouse de Jones, Loe Kann, qui souffre de dépression. De son côté, Jones, venu en Europe accompagner Loe, mais à qui Freud a demandé de s’éloigner de Vienne, se rend à Budapest pour faire une analyse didactique avec Ferenczi11.

Au fil de l’analyse, intensive comme il est de tradition à l’époque et qui va durer quelques mois, Freud s’intéresse de plus en plus à Loe Kann et rend régulièrement compte de ses progrès à Jones, par courrier presque quotidien. Par ailleurs, il tient au courant Ferenczi de l’évolution de cette analyse, lequel informe Freud en retour sur l’analyse de Jones.

La cure de Loe Kahn semble apporter à la jeune femme des bénéfices sensibles. Mais l’un de ses résultats est qu’elle se détache peu à peu de Jones – qui, il est vrai, lui a entre-temps été infidèle – pour un Américain, également nommé Jones, et prénommé Herbert. Et, en juin 1914, Freud assiste à Vienne au mariage de Loe Kann sans en informer Jones.

Ainsi Jones peut-il s’estimer doublement trahi. Par Loe Kann d’abord, qui le quitte pour son homonyme. Il est assez singulier de voir que la trahison a lieu alors que Jones a le même âge (trente-six ans) que Shakespeare au moment où Mary Fitton l’aurait quitté. Et singulier aussi de constater que les deux suborneurs ont en commun dans leur identité le nom Herbert.

Mais Jones est aussi trahi par Freud, qui s’est épris de Loe Kann et favorise son mariage avec l’autre Jones. Interdiction œdipienne, qui se redouble d’une autre, encore plus claire. Loe est en effet l’amie d’Anna Freud, que Jones entreprend de séduire après le départ de Loe Kann. Mais celle-ci, informée par son amie, prévient Freud, lequel interdit à sa fille de se laisser courtiser par Jones.

Le privilège accordé par Jones à la jalousie d’Hamlet n’est certes pas plus insensé qu’une autre lecture, même s’il n’est guère corroboré par le reste de l’œuvre12. Il résulte au moins pour une part d’un facteur personnel, dont on ne voit d’ailleurs pas comment il pourrait être absent, mais dont on peut penser qu’il organise largement, jusque dans leurs détails, l’ensemble des interprétations.

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Ainsi, quand on connaît la vie de Jones, il est difficile de ne pas percevoir ici, au-delà des accords de surface avec Freud, la prégnance d’un paradigme personnel qui oriente toute la lecture de la pièce. Ce qui ne signifie nullement que Jones n’ait pas raison, mais que la situation implique de se demander ce que signifie au juste, dans le cadre de la lecture des œuvres, le fait d’avoir raison13.

En observant attentivement les énoncés où Jones parle du texte de Freud, on voit clairement à l’œuvre le double discours qui lui fait dire à la fois la même chose que Freud et quelque chose de totalement différent. Et, s’il est vrai que Jones présente honnêtement la thèse freudienne, la façon dont il le fait le conduit, même si elles sont portées par les mêmes mots, vers d’autres directions de pensée.

C’est dans le chapitre « La solution psychanalytique » que Jones expose la thèse de Freud. L’exposé de cette thèse est précédé de plusieurs pages où il revient sur l’hésitation d’Hamlet en montrant qu’elle trouve son origine dans un conflit intérieur que certains prédécesseurs de la psychanalyse ont d’ailleurs pressenti. Mais ce conflit est présenté dans des termes qui privilégient l’hypothèse mélancolique :

Le comportement d’Hamlet – sa dépression profonde, son attitude désespérée face au monde et à la valeur de la vie, sa peur de la mort, ses cauchemars, ses auto-accusations, ses efforts pathétiques pour échapper à son devoir, ses vaines tentatives pour excuser sa procrastination – est significatif d’une conscience torturée. Il y a chez lui un désir obscur et non avoué d’esquiver sa tâche. Force nous est donc de rechercher l’origine de cette inhibition, de mettre à jour ce contre-motif caché14.

Exposée de manière indirecte, et sans référence explicite à Freud, la thèse freudienne est incurvée ou déplacée, dans la mesure où Jones s’intéresse moins à la question du parricide qu’aux relations d’Hamlet avec sa mère :

Peut-être le chemin le plus direct passe-t-il par l’étude approfondie de l’attitude que manifeste Hamlet envers le sujet de sa vengeance, Claudius, et envers les crimes qu’il doit venger. Ces crimes, on le sait, sont d’une part le fratricide, d’autre part l’inceste commis par la Reine ; on a vu également que le héros les abordait très différemment. Certes, intellectuellement, il les exècre tous deux, mais tandis que le meurtre de Claudius suscite indignation et désir de vengeance, la conduite coupable de sa mère éveille en lui une horreur intense15.

Entre les deux crimes c’est bien la conduite de Gertrude, dans l’esprit de Jones, qui est le crime principal. Et elle expliquerait même à elle seule les étrangetés du comportement d’Hamlet, puisque, dans la suite de sa démonstration, Jones affirme qu’elles ont commencé avant la connaissance du fratricide :

Précisons tout d’abord les ravages que l’inconduite de Gertrude entraîne chez son fils. Avant d’apprendre, grâce au Spectre, que son père a été assassiné, Hamlet souffre déjà d’une grave dépression ; le remariage de la Reine en est presque sûrement la cause. Le monologue de l’acte I (scène 1) suffirait à nous en convaincre. C’est en s’y référant que Furnivall a pu écrire : « Il faut souligner qu’avant la moindre révélation concernant le meurtre de son père, avant qu’on lui eût imposé le fardeau de la vengeance, Hamlet envisageait le suicide comme un recours séduisant : son imagination le pressait de quitter un monde que Dieu avait voulu beau, mais que la luxure de sa mère souillait irrémédiablement »16.

Ce n’est pas en lisant le texte de Shakespeare que Jones intervient subjectivement, mais en le complétant. Et, s’il ne le complétait pas, ce texte ne serait pas lisible. Les prolongements qu’il lui donne – qui en font un texte différent de celui de Freud ou du nôtre – ne viennent pas perturber un texte initial idéalement accessible sous le dépôt des lectures, mais constituent un texte premier, égal en valeur et en légitimité aux autres textes premiers auxquels il se confronte sans espoir de rencontre.

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Si nous ne manquons pas d’éléments sur la relation de Freud et de Jones, il n’en va pas de même avec de nombreux autres auteurs pour lesquels il est difficile de se faire une idée de la manière dont leur contribution sur Hamlet interfère avec leur histoire. Outre la prétention qu’il y aurait à tenter de psychanalyser le travail de théoriciens, il est vain de croire possible la mise en lumière d’un idiolecte théorique sans une connaissance approfondie de la vie et de l’œuvre de chaque auteur concerné. Il demeure qu’il est difficile de penser, quand on observe certains dialogues, que les auteurs parlent de la même pièce ou du même personnage.

Accepter l’idée qu’on puisse ne pas parler de la même chose quand on utilise les mêmes mots pour composer les mêmes phrases implique une conception psychanalytique du langage – sans doute plus lacanienne que freudienne – qui ne réduise pas les mots à ce qu’ils semblent signifier, mais les intègre à l’ensemble de l’univers linguistique du sujet qui les emploie et aux valeurs intimes qu’ils y occupent.

Ce qui est en cause ou en jeu dans cette conception psychanalytique du langage est la rencontre ou le croisement de deux paradigmes intérieurs. Ce croisement est déterminant quand nous parlons d’un texte, mais également, selon toute probabilité, dans tous les échanges de langage qui tissent notre existence sociale.

En ce sens, Loe ne doit pas être prise comme le fantôme d’une femme réelle, mais comme le pseudonyme de l’objet du désir. Peu importe que Jones ait eu à un moment conscience qu’il était en train de rejouer avec Freud le drame d’Elseneur et avait trouvé à son insu la solution de l’énigme posée par l’agressivité d’Hamlet envers Ophélie. Et peu importe que Loe ait ou non fait retour et soit ou non intervenue dans l’écriture du texte de Jones. Celui-ci est mobilisé par un ensemble de silhouettes qui en organisent secrètement les activités de pensée et d’écriture, et ne peuvent coïncider avec celles qui hantent le texte de Freud.

Car, dans une pensée psychanalytique du texte, le référent est moins le texte que l’objet du désir. Tout le travail artificiel de mise en commun de la pensée vise alors à se protéger de la menace de cet objet, en dissimulant, à coups de syllepses, l’impossibilité du dialogue critique, dont le principe même est contradictoire avec les idées de désir et d’inconscient.

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Il n’y a pas de solution aux énigmes de la pièce qui ne passe par la reconstitution de ce qu’est Ophélie et de ce qu’elle a pu faire pour mériter la fureur d’Hamlet, au point de préférer emporter son secret dans la mort. Or, pas plus que de Loe ou de Gertrude il n’existe de véritable Ophélie, qui serait antérieure aux jugements opposés des critiques et dont ils pourraient progressivement se rapprocher, au prix d’approximations et de concessions, jusqu’à obtenir un partage équitable des jugements. Les lecteurs ne projettent pas leur sensibilité ou leurs fantasmes sur la jeune femme parce qu’il n’existe pas d’article « la » qui puisse en rassembler les hypothèses. L’Ophélie de Greg est une autre femme que celle de Dover Wilson ou que celle dont nous demanderons l’aide pour résoudre le mystère d’Hamlet, et elles n’ont aucune chance de se confondre jamais ni même de se rencontrer, tant chacune continue d’habiter, en y menant sa vie propre, le lieu psychique où elle a un jour pris naissance dans le regard du lecteur.


1.  Hamlet et Œdipe, op. cit.

2 « Hamlet et Freud », in Ernest Jones, Hamlet et Œdipe, op. cit., p. XXXVII.

3 Hamlet et Œdipe, op. cit., p. 66.

4 Ibid., pp. 69-70.

5 Ibid., p. 114.

6 Ibid., p. 115.

7 Ibid., p. 117. Jones prend ensuite position contre ce qu’il considère comme une légende. Mais cette prise de distance ne change rien, sur la question de la fidélité, aux affinités entre sa propre existence et la pièce de Shakespeare. Voir infra.

8 Pour comprendre Hamlet, op. cit., p. 122.

9 Ibid., p. 124.

10 768, II, 2.

11 Voir Vincent Brome, Ernest Jones. Freud’s Alter Ego, Londres, Caliban Books, 1980, pp. 35-42, 80-89 et 104-105, ainsi que l’ouvrage d’Élisabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard, 1997, pp. 547-548.

12 Jones s’en rend compte, qui note : « On remarquera dans l’œuvre shakespearienne que les héros-victimes de la jalousie, tels Othello, Léonte et Posthumus, sont d’une rare crédulité (au point qu’ils irritent souvent le public), tandis que leurs épouses se révèlent irréprochables ». Et il propose comme solution : [...] « On pourrait en conclure que Shakespeare trouvait le thème de la jalousie justifiée trop pénible pour s’y arrêter » (op. cit., p. 117).

13 Étrangement, une première version du livre de Jones, parue en 1910 (« The Oedipus Complex as an Explanation of Hamlet’s Mystery : a Study in Motive », in American Journal of Psychology, no 21), met beaucoup moins l’accent sur la non-fiabilité féminine.

14 Ibid., p. 57.

15 Ibid., p. 60.

16 Ibid., p. 61.