Journée sans écran, sans réseau, sans téléphone. Journée sous cloche à l’abri du monde et des salauds. Tournée générale de riz au lait vanillé, de mousse au chocolat et de cake aux poires. On a tous besoin de se requinquer. Je fais mine que je vais bien, que je suis repartie au combat, sauf que c’est faux. Je n’y arrive pas. Papa trouve sans doute qu’on risque tous de mourir de faim et propose, en plus, de faire du pain perdu à ta façon. C’est une idée fixe chez lui, Annie. Mais je ne peux rien avaler. Papa s’aperçoit bien que j’ai le moral dans les chaussettes et une humeur de chien. Il essaie ce qu’il peut, mais aucun mot, aucun sourire, aucune cuillerée sucrée ne suffit à contrer les ombres qui occupent le terrain. Trop de cauchemars cette nuit. Trop de poursuites effrénées dans mes rêves, d’impasses, d’individus dangereux. Trop d’angoisses. Aucune ne s’est dissipée sous le soleil qui s’étire de tout son long à l’horizon. Aucune image n’a disparu. Je ne suis pas encore sortie de ma nuit. Des types continuent de cogner ma tête contre des murs en brique qu’il faudrait escalader, transpercer, mais j’en suis incapable, trop hauts, trop lisses, pas d’aspérités sous mes ongles cassés. Brusquement, on tire sur mes habits, on tire sur un fil et ma peau nue apparaît et le fil s’enroule autour de la bobine bientôt pleine. Acculée, je me recroqueville. Il faudrait avoir assez de cheveux pour qu’ils recouvrent la moindre parcelle de chair. Terrorisée, je voudrais me cacher. Dissimuler mon corps, l’empaqueter, le jeter. Pas besoin de miroir pour voir ce qui déborde, ce qui dépasse, et, pire, pour deviner ce qui se terre, ce qui se niche.
Quand on pose ses yeux sur une fille, est-ce qu’on ne voit que ça, son sexe sous ses vêtements ? Et quand on lui parle, c’est pareil, est-ce que sa bouche n’est qu’un organe sexuel ? Et son cerveau, est-ce qu’il ne sert qu’à ça ? Est-ce que ses mots ne sont que du bruit dont on se contrefiche, surtout s’ils sont tranchants comme des couteaux et qu’il est préférable de les limer ? Est-ce que parler quand on est une fille, c’est toujours prendre le risque d’être ramenée à un état d’objet sexuel ? Est-ce qu’une femme ne se résume qu’à un vagin et deux seins, une paire de fesses aussi ? Est-ce qu’il existe encore des hommes pour considérer que l’esprit, l’intelligence sont en trop quand on est de genre féminin ?
Je te regarde Annie sur la photo à bords dentelés que j’ai posée devant moi. Tu as mon âge sur cette photo, un polo à col Claudine et une jupe plissée qui te descend sous les genoux. Silhouette longue et sage. Mains posées sur une balustrade. Tes doigts longs et fins semblent pianoter sur la barre métallique. Tes cheveux noirs ondulent sur tes épaules, une masse crêpée et moutonnant sur le dessus à la mode de l’époque. Tu as les traits doux et le regard mélancolique. Je reconnais la blancheur de ta peau, mais pas cette minceur qui te fait flotter dans ta jupe. Tu n’étais plus une fillette et je te trouve, malgré tout, un air juvénile, comme si l’enfance avait persisté chez toi. Peut-être que je me fais des idées. Tu ne paraissais encore rien connaître de l’existence, mais la tristesse que je lis dans tes yeux semblait prédire l’avenir. Tu avais déjà rencontré ton mari, le fils de tes voisins, à cette époque-là. Vous vous étiez mariés l’année d’après avec l’autorisation de vos parents respectifs car vous n’aviez pas encore l’âge de la majorité qui était de vingt et un ans à cette époque-là.
Maman a été ta confidente bien avant que tu ne te claquemures dans ton monde. Tu lui as dit ce que tu ne pouvais pas raconter à ton fils, en pensant peut-être qu’elle lui transmettrait tes secrets.
Le matin de tes noces, dans le minuscule village que ta famille habitait au milieu des vaches et des champs de betteraves, tu avais été prise d’une peur panique, refusant soudain d’enfiler tes vêtements de mariée, cette robe blanche qui ressemblait trop, dans la lueur du matin, à une camisole. Tu avais songé à t’enfuir à travers champs. Dans ta tête, tu t’étais déjà imaginé le chemin qui passait ensuite sous les bois. Mais pour aller où ?
Ton fiancé t’avait fait une crise de jalousie la veille, une toute petite dont tu n’avais pas compris d’où elle était née et qui n’avait rien eu de comparable avec ce qu’il t’avait infligé après, mais elle t’avait effrayée. Pendant des heures, elle t’avait noué l’estomac et rendue mutique, quasi prostrée. Chez toi, cela n’avait étonné personne. Tu passais déjà pour différente, une originale, celle qui pouvait rester plongée des heures dans la lecture de romans et qui rechignait aux travaux de la ferme. Qu’avais-tu vu de ton futur mari que tu ignorais jusque-là ? L’avais-tu rêvé, cet autre homme qui se cachait à l’intérieur de lui ?
Tu avais fini par raconter la crise de ton fiancé à ta mère en chuchotant dans son oreille, mais elle avait fermé les yeux. « Un garçon gentil comme ça, avait-elle murmuré ensuite, tu n’auras pas mieux, pardonne-lui, tu ne vaux pas mieux, et puis les hommes sont comme ça, il faudra bien s’y faire. »
Tu avais osé ensuite te confier à ton père, et celui-ci, en secouant la tête, avait considéré ta panique comme une faiblesse féminine, un caprice de fillette. Puisque tu l’avais voulu, tu allais te marier, t’avait-il confirmé, trop heureux de faire ton bonheur, trop pressé de caser comme prévu sa fille la moins docile, et c’est ce qui s’était passé.
Tu avais pourtant compris, dès le commencement, qu’une fois la bague au doigt, ton mari allait t’enfermer dans une cage. Pourquoi est-ce que tu n’es pas partie tout de suite ?
Évidemment, si tu l’avais fait, je ne serais pas là.
Maman m’a assuré que tu étais restée longtemps très amoureuse de ton mari et que tu avais longtemps pensé qu’il changerait si tu l’aidais. Puis elle avait ajouté que tu avais souvent essayé de partir et qu’il t’avait rattrapée à chaque fois, toi et tes trois fils.
Je ne comprends pas ce que tu as pu aimer chez ton mari.
Maman a essayé de m’expliquer que la violence de mon grand-père ne venait pas de nulle part, qu’il répétait en quelque sorte celle qu’on lui avait infligée quand il était enfant et que tu avais essayé d’enrayer ce cycle infernal de la violence mais que ça n’avait pas marché. Enfin, si, ta réussite, Annie, ce sont tes trois fils. À ma connaissance, aucun des trois ne bat sa compagne.
Quel gâchis, Annie ! Quelle souffrance, tout ça ! Mon cœur se serre quand je pense à la solitude qui a dû être la tienne.
Tu es née après la Seconde Guerre et moi bien après l’euro. Je pensais jusqu’ici que des vies comme la tienne nous avaient servi à avancer, que ton existence avait éclairé nos consciences, que les filles étaient désormais comme les garçons, des êtres humains de chair, de sang et de réflexion, et qu’il était révolu le temps où on les considérait comme des petites choses jolies, d’autant plus jolies qu’elles se taisaient. Et, pourtant, je m’aperçois que ce n’est pas tout à fait vrai. J’ai lu récemment l’interview d’un vieux médecin, le plus vieux du pays, un presque centenaire toujours en activité, qui s’indignait parce qu’il constatait dans son cabinet une augmentation des violences faites aux femmes. Selon lui, certains hommes se croyaient tout permis, prêts à dégainer leur couteau à la moindre occasion. Cela me paraît incroyable. En tout cas, les chiffres sont là : aujourd’hui, des femmes continuent de mourir sous les coups de leur mari.
Bizarrement, je reprends du poil de la bête en le réalisant. Je me dis que je ne peux pas baisser les bras. Je dois récupérer, retrouver l’énergie. Je sens déjà la vie frémir en moi et revenir comme si elle s’était absentée des heures. C’est une vague qui me porte telle que je suis. Avec un esprit et un corps. L’un ne va pas sans l’autre. Je ne veux plus dissimuler ni mes seins ni mon sexe ni mes oreilles ni mes fesses ni ma bouche ni mon cerveau ni rien de ce que je pense. Je suis ce que je suis et j’ai le droit au respect au même titre que tous les êtres vivants de cette Terre. Les insectes, les enfants, les poissons, les arbres, les ouvriers, les oiseaux, les paysans, les pauvres, les étrangers, les éléphants, les handicapés, les hérissons. Mon combat pour la planète est un combat contre la violence, Annie, contre cette logique de violence qui semble régir les relations entre les êtres, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, les humains et les bêtes, les cyniques et la nature.
Fin d’après-midi, Lina gare son vélo en bas de chez nous, inquiète parce que je ne réponds à aucun de ses messages depuis la veille. On s’installe sur mon lit. Je lui raconte les photomontages. Elle écoute, elle se tait. Une fossette surgit au creux de son menton. Puis elle s’insurge mais rien ne l’étonne. Depuis ce matin, elle passe son temps à nettoyer les commentaires haineux qui se sont multipliés ces trois derniers jours et qui polluent les comptes du comité. Je dois la supplier pour qu’elle me donne des exemples de ce qui s’écrit. Lina déplie un bout de papier qu’elle sort d’une de ses poches et qu’elle a découpé dans le journal de son père. Le titre est sans équivoque : « Barbara Alvès est-elle une poupée marketing téléguidée par la Chine ? »
Je ne peux pas m’empêcher de pouffer en lisant ça. Je ris mais je suis ulcérée. On ne peut pas faire plus humiliant. Certains hommes classent sans doute les filles et les femmes en deux catégories : les poupées et les autres. Cela en dit long sur leur façon de nous considérer.
Je parcours rapidement l’article. Il faut quand même oser affirmer des choses pareilles. Je serais le produit d’un vaste complot. Aucun fait. Un alignement d’opinions, un colportage de rumeurs. L’auteur du papier (je ne peux pas croire qu’il s’agisse d’un journaliste) prétend que mon degré de connaissance en matière de changement climatique est proche du néant. (Et que pense-t-il du degré de connaissance des scientifiques qui sonnent l’alarme depuis des années ? Ils n’y connaissent rien, eux non plus ?) Il dénonce ma radicalité. Il affirme que je suis l’apôtre d’une dictature verte. Il suggère que je suis le jouet de groupuscules d’extrême gauche ou que j’agis en sous-marin pour le compte de sociétés chinoises qui détiennent un quasi-monopole sur les énergies renouvelables et qui ont donc tout intérêt à accélérer le changement de politique. Il me traite de « Khmer vert ». Lina qui s’est renseignée m’explique que cela veut dire qu’il m’associe aux types qui ont mis en œuvre le génocide au Cambodge dans les années 70. En clair, à ses yeux, je suis la petite cousine écolo de ces assassins. Est-ce qu’il pense sérieusement que je m’apprête à commettre un crime contre l’humanité, au nom de l’écologie ?
Je suis consternée, effrayée.
Est-ce qu’on ne peut pas critiquer le système économique sous peine d’être rejeté dans le camp des extrêmes, disqualifié et estampillé « ennemi d’État » ? Si c’est cela, alors, nous sommes nombreux à entrer dans cette catégorie-là.
Peut-on vraiment s’imaginer que nous, les citoyens, nous allons accepter de nous prendre de plein fouet les conséquences d’un climat détraqué ? Que nous allons continuer à nous taire et attendre la catastrophe annoncée ? Je ne vois pas les choses comme ça. Nous avons tout intérêt à ce que nos gouvernements prennent enfin des mesures adéquates et ne recouvrent pas seulement leurs politiques d’une poudre verte aussi éphémère qu’inefficace.
Lina me demande ce qu’on fait, si on réagit, si on tweete. On discute. On se met d’accord pour l’ignorer. Ce dont on ne parle pas n’existe pas.
Je ne comprends pas pourquoi la lutte pour le climat engendre autant de haine contre moi. Enfin, il me semble trop bien comprendre. Les êtres humains n’aiment pas changer. Surtout ceux qui y ont intérêt. En attendant, je cherche un moyen de limiter le pouvoir de nuisance qu’exercent les malfaisants sur moi. Je peux dire que là aussi je les ignore. Mais c’est faux. Dans ma tête, ils existent. À moi de faire en sorte qu’ils ne prennent pas les commandes de mon cerveau. Plus facile à dire qu’à faire.