Mon jour préféré, en théorie, Annie.
Je quitte la maison au dernier moment. Malgré la grêle qui tombe par averses, je pars en vélo. Je ne veux pas prendre le risque de croiser Fedi ni dans le métro ni devant le lycée. Je ne veux plus jamais voir ce garçon de ma vie. Rien que de penser à lui, je me sens mal. J’ai tellement honte d’avoir flashé sur lui.
Vents contraires et pluie fine qui tombe à l’oblique. Je rentre la tête, le front en avant, j’enfonce les pieds sur les pédales, frotte mes jambes à la chaîne. Traces de graisse noire sur ma peau mouillée. Grêlons à l’horizon, un vrai mur de boulons. Je longe le lac le plus longtemps possible malgré l’humidité qui me transperce. Mon sac à dos se balance d’un côté puis de l’autre. Il va finir par me faire tomber. Je ne me préoccupe que d’avancer. Je fais refluer mes pensées. Je lutte contre le découragement, l’abattement, la dépression qui m’habitent, m’asphyxient, me dévorent. Je voudrais disparaître, me retirer sur une île déserte, m’enfermer dans ma grotte et vivre en ermite. Je sais, Annie, je ne suis pas à une contradiction près. J’hésite entre le combat collectif et le repli solitaire qui me tente énormément. La petite cuisinière que je suis peine à se reprendre. Peut-être que se reprendre, c’est rester cantonnée à ce que les autres attendent de toi, s’y résigner, s’y limiter. La cuisine devrait me suffire puisque j’aime faire plaisir aux autres, donner plus que recevoir. C’est mon tempérament. Je devrais le savoir. Est-ce que c’est moi, en réalité, qui n’accepte pas ce que je suis, qui voudrais être autrement ?
Sur le planning, le chef m’a laissée en cuisine. Je reste privée de service en salle jusqu’à nouvel ordre, ce qui, en théorie, devrait m’arranger, mais me préoccupe en réalité. Le lycée ne veut pas de vagues ni de client vitupérant. Aujourd’hui, Tom et moi, on est aux desserts. Succès au chocolat et île flottante. Je me concentre sur les mesures, les proportions et les gestes. Le reste peut attendre, mais mon esprit s’échappe, gamberge, déborde. Préoccupations multiples et idées fixes. La volte-face de Baptiste Champvert se transforme en obsession. Il peut prétendre le contraire. Je sais que je n’ai pas rêvé. Par l’intermédiaire de son équipe, il m’avait donné son accord. Et dire que j’admirais ce chef pour son indépendance ! J’avais adoré l’entendre affirmer que cuisiner, c’était faire des choix politiques. Que la gastronomie ne pouvait pas tout se permettre. Qu’il était urgent qu’elle adopte une certaine éthique pour contribuer à protéger l’environnement et les habitants de la planète. J’avais même recopié une de ses phrases sur le mur au-dessus de mon bureau : « Cuisiner, c’est partager, le beau et le bon, c’est respecter la nature et les gens. » Je doute maintenant de son réel engagement.
Je songe à me venger sur les réseaux sociaux.
– Qu’est-ce que tu comptes faire exactement ? me demande Tom.
– Un message pour dénoncer son attitude.
Tom secoue la tête.
– Elle est pourrie, ton idée ! proteste-t-il.
– Lui aussi, il mythonne. J’en ai marre de tous ces gens qui ne font pas ce qu’ils promettent.
– Et tu penses que ça va arranger ton cas ?
Je soupire. J’en conviens facilement : c’est nul. Je renonce à la vengeance. Mais je n’accepte pas pour autant mon sort.
On met au point un plan avec Tom. À la pause, il fait le guet devant le bureau du prof de cuisine pendant que je me glisse dans son bureau. Je cherche partout le numéro de Baptiste Champvert. Je le trouve dans un fichier de l’ordinateur. Infiltration réussie. Exfiltration aussi. Je file aux toilettes et j’envoie aussitôt un message au grand chef étoilé. Je sais d’avance que je me grille. Je prévois qu’il me fera une réputation, que les chefs se passeront le mot et que plus aucun cuisinier ne voudra de moi dans son équipe. Mais je ne veux pas regretter. Je ne veux pas supporter son refus en silence. J’écris : « Bonjour monsieur Champvert, je suis Barbara, la lycéenne en bac pro cuisine à qui vous aviez promis un stage dans votre brigade. Pourquoi avez-vous changé d’avis ? Je suis très déçue. »
Puis je retourne en cuisine, soulagée d’avoir tenté de résister à ma manière à mon propre engourdissement.