Il y a des matins où il vaudrait mieux rester chez soi et éviter tout contact avec des êtres humains. Comme d’habitude, j’ai donné mon sac en tissu à la boulangère qui a mis le pain tranché à l’intérieur. Une dame s’est étonnée du prix que je payais, inférieur au sien. La boulangère lui a expliqué que la règle était valable pour tout le monde, « si vous venez avec votre sac, vous payez moins cher, c’est logique du point de vue économique et ça l’est aussi du point de vue écologique ». La cliente a haussé les épaules. Selon elle, le pain se garde mieux dans du plastique. Voilà pourquoi elle y met le prix. Quant au réchauffement de la planète, elle a ironisé : « Il a encore gelé ce matin bien que l’hiver soit terminé. »
Après son départ, la boulangère m’a assuré que ses emballages étaient en polyéthylène basse densité qui limite la migration des substances toxiques vers les aliments. Elle m’a aussi raconté qu’elle avait tenté d’arrêter les sacs en plastique, mais que ses clients avaient massivement protesté, préférant manger un pain tendre empaqueté avec des particules de plastique plutôt qu’un pain sain mais un peu sec. Alors elle avait fait marche arrière et remis ses sacs en plastique en circulation. L’anecdote m’a anéantie. Intérieurement, j’ai pesté contre les gens, déploré l’étroitesse d’esprit de beaucoup d’êtres humains. Je lui en ai aussi un peu voulu, à la boulangère. Pourquoi est-ce qu’elle s’est si facilement résignée ? Pourquoi est-ce qu’elle n’a pas tenu tête à ses clients ?
Moi, en tout cas, je te promets, Annie, j’irai jusqu’au bout. Je ne suis pas près de m’arrêter. Je ne supporte plus ceux qui prétendent, par paresse, par ignorance ou par bêtise, que l’avenir du monde ne dépend pas d’eux. Ceux qui sous-entendent que lutter contre le changement climatique est une affaire de riches et de privilégiés. Ceux qui prétendent qu’on n’y peut rien si les milliardaires dans leurs jets polluent la planète. Ceux qui te regardent dans les yeux pour te jurer que des pancartes n’empêcheront pas la disparition des abeilles, des insectes, des rhinocéros, des orangs-outans et de toutes les espèces. Ceux qui se fichent que des milices, des policiers ou des tueurs à gages assassinent des défenseurs de l’environnement au Brésil, aux Philippines, au Cambodge et dans le monde entier. Ceux qui continuent de s’empiffrer de doubles hamburgers en ne comprenant pas pourquoi ils devraient se priver de leur plaisir. Ceux qui conçoivent de nouveaux produits sans se soucier de savoir si ces objets pourront être recyclés. Ceux qui en ont les moyens mais n’essaient même pas de changer, parce qu’ils se disent qu’ils réussiront, eux, à se mettre à l’abri. Dans le bunker privé qu’ils ont fait bâtir au fond de leur résidence arborée.
Je ne jette pas la pierre à tous ceux qui n’y arrivent pas du premier coup. Moi-même je ne prétends pas être exemplaire. Je m’efforce simplement de mettre en pratique ce que je dis.
Je n’accuse pas non plus ceux que le manque d’argent préoccupe avant tout. Quand tu ne sais pas comment tu vas finir le mois et que tu fais sauter un repas sur trois à tes enfants parce que ça coûte trop cher de se nourrir et que les Restos du Cœur ne suffisent pas à remplir ton frigo, je comprends bien que ta priorité, ce n’est pas la fin du siècle et l’avenir de la planète, mais la fin de la semaine et la survie de tes petits. Encore que. Je me méfie des préjugés et des images que l’on se fait les uns des autres. Les plus pauvres, les plus précaires, tous ceux qui ne partent ni en vacances ni en week-end savent pertinemment qu’ils seront les premiers à subir les conséquences des désordres climatiques. Ils les subissent d’ailleurs déjà, comme ces jours de canicule où ils reculent le moment de rentrer chez eux parce que les murs de leur logement sont dépourvus de toute isolation et qu’il y fait une chaleur de four ou parce que, sous les bâches plastique de leur abri coincé entre l’autoroute et le périphérique, ils pourraient fondre encore plus prématurément.
J’ai remarqué que les défenseurs les plus acharnés de l’environnement ne comptent aucun milliardaire dans leurs rangs. Seulement des citoyens ordinaires, des ouvriers, des parents, des paysans, des lycéens, des étudiants, des artisans, des syndicalistes qui se battent parce qu’ils constatent chaque jour que le saccage de la nature, c’est la fin de l’humanité.
Je sais, parce que je connais ton histoire, Annie, ce qu’il en coûte d’accepter ce qui nous tue à petit feu, ce qui nous mutile à notre insu. Renoncer est hors de question. Je ne veux pas partir perdante d’avance parce qu’il ne s’agit pas seulement de moi, on est quand même un paquet de jeunes et d’enfants sur la planète, sans compter mon petit frère Joris et tous nos cousins, cousines, tes petits-enfants, les garçons et les filles de tes trois fils, Annie.
J’irai jusqu’au bout quoi qu’il m’en coûte.
J’ai déjà pu m’apercevoir que défendre une cause n’est pas le meilleur moyen, paradoxalement, de se rendre populaire, même si ce combat est juste, même s’il est vital pour nous tous. Je reçois régulièrement des messages d’insultes dans ma boîte mail et sur les réseaux. Surtout depuis que ma tête passe en boucle sur les écrans. Là, c’est le grand défouloir. Chacun se permet d’avoir un avis sur mon physique, mes fringues et ma façon de parler. Des journalistes ne manquent pas de mentionner que je suis métisse et que je ne suis pas spécialement une première de la classe mais une lycéenne qui passe un bac pro, sous-entendant que je suis bête et que j’ai du temps à perdre.
Au bahut, il y a ceux qui se gondolent dès qu’ils me voient passer et qui se moquent. Ceux qui me surnomment « La climatologue », « La Barbue », « Barbe à rats », « Barbie green ». J’ai pas mal de surnoms. Je m’en fiche. Certains ne se sont pas gênés pour me faire comprendre que je ne suis ni la plus jolie ni la plus télégénique avec mes oreilles décollées bien visibles quand je ne mets rien dessus, ils s’étonnent que je n’aie pas eu l’idée de me faire opérer et ne s’expliquent pas que les caméras se bousculent derrière moi. Je les laisse dire. Je laisse aussi les hypocrites, ceux dont les sourires sentent le sucre. Et ceux qui veulent juste un selfie avec la fille des manifs.
Ce qui me blesse davantage, c’est d’avoir dû faire le tri entre mes potes. Pour être tout à fait honnête, je suis plutôt une solitaire, et des amis, je n’en avais déjà pas des masses. Cinq à tout casser.
Mon côté « ermite recluse dans sa grotte », je le tiens de ton fils, Annie. Je ressemble à papa, un solitaire renfermé, un taciturne secret.
Maintenant, j’ai deux potes en moins : Yanis et Alice. Et ça, ça me reste en travers de la gorge.
L’indifférence de Yanis, c’est moi qui ne l’ai plus supportée. Au départ, je me forçais, je me disais : « sois tolérante ! » quand il haussait les épaules en me jetant des « à quoi bon ? » à tout bout de champ. Mais j’ai saturé. J’aurais préféré qu’on ne soit pas d’accord, qu’on échange de vrais arguments, qu’il m’explique pourquoi j’étais à côté de la plaque. J’ai fini par lui claquer la porte au nez. Je n’en suis pas fière. Ce n’était pas la meilleure façon de faire progresser notre cause.
Quant à Alice, elle m’a dit que sécher les cours, elle ne pouvait pas, qu’elle préférait se concentrer sur ses études, qu’elle avait l’intention de changer d’orientation et qu’elle comptait bien être prise dans son lycée privé hyper-sélectif l’année prochaine. Puis elle s’est empressée de m’expliquer qu’elle ne pouvait pas se permettre le moindre pas de côté, qu’elle attendait d’avoir un travail et une famille pour se poser des questions existentielles, signer des pétitions et éventuellement descendre dans la rue. J’ai encaissé en silence. Intérieurement, je l’ai interpellée en espérant que la télépathie porte mes mots jusqu’à son cerveau : « Tu peux toujours attendre et faire l’autruche, tu seras peut-être morte avant ça. Tu es juste en retard d’une guerre et tu te trompes de peur. La question n’est plus de savoir si on sera chômeur mais comment on sera en vie, enfermés sous serre ou attaqués par le cancer. »
Il me reste Lina, Tom et Fanny. Tous les quatre, heureusement, on peut vraiment compter les uns sur les autres. Et tous les quatre on a élargi notre cercle, on s’est fait de nouvelles relations. On n’avait pas imaginé que, dans notre lycée, on était si nombreux à penser pareil et à vouloir agir. Et qu’on était tellement déterminés à nous rassembler et à nous battre. On a fondé un comité pour piloter le mouvement, organiser la grève et les manifs du vendredi, communiquer avec les autres lycées, les étudiants et même les collégiens. On s’est réparti les tâches. Par exemple, Lina a pris en charge les réseaux sociaux. Fanny lit les journaux et nous concocte une revue de presse hebdomadaire. Tom s’occupe de la communication entre les différents groupes qui fondent le comité. Bref, ceux qui voulaient vraiment bosser sont restés. Travailler en équipe de cette façon, tu ne peux pas imaginer, Annie, combien c’est nouveau pour moi et combien ça me plaît. Chacun a sa place et ses missions. On ne s’organise pas du tout comme dans une brigade de cuisine où les rapports sont très hiérarchisés derrière le chef. Mais on discute et on se met d’accord ensemble. La seule chose qui me déçoit, c’est la faible mobilisation des sections pro de mon lycée. Lina, Tom, Fanny et moi, on est presque des exceptions. Dans le comité, tous les autres viennent de l’enseignement général ou font des études supérieures.
Maintenant qu’on m’a proclamée « porte-parole des ados », je dois forcer ma nature, accepter que n’importe qui vienne me parler, m’interpeller, et savoir répondre, argumenter. Avant, je n’aurais jamais imaginé en être capable. J’ai, en plus, la timidité à fleur de peau, une variation épidermique qui fait passer les ailes de mon nez du beige clair au rose fuchsia. Pourtant, maintenant, je passe pour une grande gueule, une fille qui n’a pas peur de l’ouvrir. Je ne démens rien. J’ai appris à me transcender. Je serre les mâchoires et je souris. Pas question de donner à mes ennemis le moyen de me faire taire. Mais je ne crois pas que les gens imaginent à quel point j’ai dû prendre sur moi, la première fois et toutes les fois suivantes, avant de m’exprimer en public, à quel point je sue sous mon pull. Mon corps se met à me gratter affreusement. Mon cœur à palpiter très fort. Et mes joues à brûler, écarlates. « Deux pommes d’api », se moque gentiment maman.
Je nous revois ce premier vendredi-là face au lac gelé, emmitouflés dans nos parkas et nos blousons, coiffés de bonnets à gros pompons et les mains glacées.
J’avais fixé le rendez-vous la veille sur les réseaux, dans des mails et des messages que j’avais envoyés comme on lance des bouteilles à la mer, avec espoir, mais sans y croire.
J’avais écrit :
« Qui veut notre peau ?
De quel droit bousille-t-on notre avenir ?
Si toi aussi, tu ne peux pas te taire et assister à la destruction de la planète sans rien faire.
Si toi aussi, tu exiges de nos dirigeants qu’ils remontent leurs manches et se mettent à faire la seule chose qui compte : réparer la nature, la respecter et imaginer un nouveau système,
Alors viens manifester sur le quai de la capitainerie demain vendredi à 14 heures. Pourvu qu’on soit des milliers ! »
J’avais lancé cet appel à manifester en voyant qu’ailleurs des jeunes avaient déjà commencé à se rassembler. Impossible de ne pas marcher dans leurs pas. Impossible de rester les bras ballants à me plaindre et à appréhender.
Je comptais attirer une cinquantaine, peut-être même une petite centaine de jeunes. Ma ville n’est pas la plus grande métropole du monde. Je n’avais pas envisagé que quelques mots lancés dans les tuyaux de la sphère Internet par quelqu’un comme moi pouvaient changer la donne. Très vite, j’avais été surprise de découvrir que mon appel avait été partagé, relayé, et qu’il avait suscité d’autres messages qui, à leur tour, en avaient fait éclore de nouveaux. Je n’en avais pas dormi de la nuit. Était-ce si simple de lancer un mouvement ? Ou devais-je me méfier et suspecter l’attaque d’un troll bien décidé à se moquer de moi ?
Le lendemain, la foule s’agglutinait sur le quai de la capitainerie et débordait sur le parking. Même la place du marché était noire de monde. Ce que j’avais vu sur Internet était en deçà de la réalité. Grimpée sur un container pour profiter de la hauteur, j’avais été prise d’un vertige : il y avait tellement de monde que la circulation avait dû être coupée et que la police avait dû improviser. Tu imagines, Annie, si un automobiliste, énervé, avait perdu le contrôle de son véhicule et renversé quelqu’un ? Ou si l’un de nous était tombé à l’eau, poussé malgré lui par la foule ?
Quelqu’un avait pris l’initiative d’emprunter à un syndicat un micro et du matériel d’amplification qu’on avait installé pour que, juchée sur le container, je prenne la parole. Sur le coup, j’avais refusé. Je n’avais pas envoyé mon message pour me retrouver là à faire un discours. D’autres s’exprimaient mieux que moi, d’autres avaient du vocabulaire et des idées meilleures que les miennes. J’étais morte de trouille. Mais, encouragée par Tom, Lina, Fanny et d’autres, je ne m’étais pas débinée et j’avais pris la parole pour expliquer à la foule les raisons de mon appel, ma volonté de nous rassembler pour faire front contre ceux qui pensaient continuer à saccager la planète comme si de rien n’était.
Quand il m’arrive de revoir ces images, je suis choquée : sur le film, on voit bien que je bafouille et que j’hésite, que je tremble et que je transpire. Je ne suis vraiment pas une pro du micro. J’ai même l’impression que cette vidéo a été tournée le siècle dernier, à une autre époque.
Pourtant, si je feuillette mon agenda, je compte quatorze semaines. En quatorze semaines, beaucoup de choses ont changé. Depuis, les manifs du vendredi ont déplacé plus de monde encore. Depuis, mon existence s’est accélérée. Elle me paraît plus dense, plus touffue, plus riche aussi.
Dès la deuxième manifestation, la ville a été assaillie par les manifestants, et les médias ont accouru de tout le pays pour essayer de comprendre pourquoi le mouvement avait pris ici, dans notre ville en bord de lac ceinturée de glaciers, plus qu’ailleurs. Aujourd’hui, le mouvement que j’ai lancé est devenu l’un des plus importants du pays. On est toute une équipe et on ne lâchera pas.