Je me trouvais dans le métro ce matin quand le conseiller spécial de la Présidente m’a appelée sur mon portable. J’ai raconté ça, plus tard, à Lina : à mon grand étonnement, elle ne voyait pas à qui je faisais allusion. Il a fallu que je lui précise. Si je dis « la Présidente », je parle de celle qui dirige notre pays, pas de celle d’un club de foot ou de n’importe quelle association.
– Tu pourrais l’appeler par son nom, ça éviterait les confusions, a rétorqué Lina, un peu vexée.
– Ouais, c’est vrai, mais je préfère « la Présidente », j’ai répliqué sans m’expliquer pour autant.
– Et comment il a eu ton numéro, son conseiller ? s’est interrogée Lina.
– On s’en fiche, quelle importance ! j’ai soupiré.
Alors Lina m’a écoutée lui faire un compte rendu précis de ma conversation téléphonique avec Frédéric Berton (c’est son nom). Celui-ci a d’abord commencé par monologuer longuement pour m’assurer que je ne devais pas écouter les médisances, que l’écologie préoccupait beaucoup la Présidente, surtout depuis qu’elle avait des neveux, et que le dérèglement climatique était même devenu son obsession.
Le conseiller spécial débitait un flux ininterrompu de paroles. Je n’ai pas pu placer un mot.
« Je vous assure, Barbara, la Présidente est exactement sur la même longueur d’onde que vous, la planète, c’est sa priorité numéro un, elle l’a dit aux Américains, aux Canadiens, aux Russes, aux Chinois et à tous nos amis européens, elle mouille sa chemise, Barbara, n’en doutez pas, elle se bat comme une lionne, elle ne lâche rien, elle veut enrayer le réchauffement climatique, la fonte des glaciers, la déforestation, la pollution de l’air, du sol et des océans, elle est sur tous les fronts ! Barbara, elle me l’a encore affirmé ce matin, elle vous soutient, vous, les jeunes, elle vous admire et elle s’enthousiasme pour ce que vous faites, ça ne peut que l’aider à prendre d’assaut les citadelles de tous ces inconscients qui polluent sans vergogne, vous êtes son meilleur soutien, c’est pour ça que la Présidente vous propose de venir déjeuner avec elle ce vendredi midi, avant votre grand rassemblement, elle est de votre côté, votre première supportrice, votre meilleure alliée, et c’est réciproque, d’où son invitation, ce sera l’occasion pour elle de vous remercier pour le bel engagement dont vous faites preuve. »
Je n’ai pas répondu tout de suite. Je me suis imaginé la présidente en short, baskets et débardeur portant la coupe « championne du climat » aussi large qu’un saladier, la hissant au-dessus de sa tête au brushing impeccable puis ployant sous son poids, la lâchant d’un coup et la laissant retomber sur le bout de ses tennis.
Arrête ce cinéma, je me suis commandé à moi-même. Tu prétends être du côté des femmes, mais ton cerveau te suggère le même type d’images que celles qui s’agitent sous le crâne de n’importe quel misogyne ordinaire.
J’ai aussitôt gommé ces images de mon esprit. Est-ce que je n’étais pas moi aussi intoxiquée par tous les commentaires sexistes qui visaient la Présidente ? Elle pouvait bien faire du sport en brushing et tennis. En fait, ce n’était pas le sujet. Ce qui importait, c’était de savoir si ses discours correspondaient à des actes, s’ils ne servaient pas simplement d’emballage en papier vert et brillant, gonflé à l’hélium, s’ils n’étaient pas détournés pour dire tout et son contraire.
– Barbara ?
Frédéric Berton a eu l’air paniqué tout à coup au bout du fil.
– Barbara ?
Le conseiller spécial a semblé peu apprécier les silences.
– Oui, je suis là, monsieur Berton.
– Je vous fais parvenir un carton d’invitation dans la matinée.
J’ai gardé le silence. Je réfléchissais.
– Cela vous convient-il ? s’est-il impatienté avec une pointe d’inquiétude dans la voix.
J’ai pensé que j’avais déjà parlé à la Présidente plusieurs semaines auparavant, juste après la troisième manifestation qui avait été un rassemblement gigantesque. On l’avait sollicitée et elle avait accepté de recevoir dans son bureau une délégation des porte-parole des jeunes venus de plusieurs villes et pays du monde. Rien que des filles, ça l’avait fait sourire. La photo était belle. La présidente, carré doré et costume crème, bouche saumon et teint de pêche, entourée de toutes ces adolescentes débordant de jeunesse, d’hormones et d’énergie.
J’ai décliné l’invitation de la Présidente.
– Non ? Comment ça ?
Il s’est interrompu.
– Qu’est-ce que vous entendez par là ?
– Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, monsieur Berton.
– Pourquoi ? s’est-il étonné.
– Chacun sa place. Moi, je suis dans la rue. Elle, dans son bureau avec vous et tous ses autres conseillers.
Frédéric Berton n’a pas semblé s’offusquer. Il a continué à insister, me pressant d’accepter. D’après lui, je ne pouvais vraiment pas me défiler. Puis il m’a juré que ça ne se faisait pas de décliner une invitation de la Présidente. J’ai eu à peine le temps de répliquer que les convenances m’importaient peu que la communication a été coupée. Il n’y avait plus de réseau dans le métro.
J’ai aussitôt éprouvé une impression bizarre : le sentiment d’avoir mal agi, de m’être rendue fautive. J’ai réalisé que j’avais pris ma décision sur un coup de tête sans attendre d’avoir l’avis des membres du comité. Je n’étais pas toute seule dans l’histoire. C’est ainsi que j’ai commencé à m’en vouloir, à douter et à me reprocher ma précipitation.
Plutôt que de gamberger, je me suis plongée dans la revue de presse de la semaine contactée par Fanny. Ma pote a un talent pour détecter les nouvelles intéressantes, comme si elle était dotée d’un sonar à infos. Fanny repère tout, du plus petit entrefilet au reportage fleuve qu’elle synthétise. Aucun sujet ne lui échappe. Grâce à son travail, je me sens armée pour répondre aux questions des journalistes.
Cette fois-ci, elle a attiré notre attention sur l’interview d’un banquier serein face au changement climatique. Bien sûr, reconnaissait-il, des îles disparaîtraient, des terres s’assécheraient, de nouveaux déserts surgiraient, mais il assurait travailler à un fabuleux projet immobilier qui permettrait à ceux qui auraient les moyens d’investir de vivre dans un environnement totalement protégé des cataclysmes du climat et de toutes sortes d’agressions. Ce vantard m’a ulcérée. Il prétendait financer « l’architecture du futur ». D’ailleurs, il se targuait d’avoir reçu d’importants soutiens politiques.
J’ai respiré un grand coup et je suis passée à une enquête sur la campagne électorale de la Présidente qui mentionnait les noms de ses mécènes les plus influents et de ses amis les plus fidèles. Au début, je me suis dit que Fanny avait fumé la moquette. Je ne voyais pas le rapport entre le sujet de cet article et notre combat. C’est quand j’ai fixé mon attention sur la liste des donateurs que ça a fait tilt. J’ai relevé le nom de cet insupportable banquier qui, quelques instants plus tôt, m’avait fait dresser les cheveux sur la tête (ce qui est quand même assez balèze avec ma tignasse). J’ai pensé : si la Présidente se souciait vraiment d’écologie, elle n’accepterait pas l’argent de ce bienfaiteur, parce que, quand tu prends les sous de quelqu’un, tu sais bien que tu vas devoir lui donner quelque chose en échange. Le banquier, son argent, il ne le distribue pas gratuitement. Il ne vit pas dans le monde des « bisounours ». Il attend que la Présidente lui renvoie l’ascenseur. Est-ce qu’il a, par exemple, obtenu d’elle qu’elle l’aide à réaliser son projet « d’architecture du futur » ?
Hum ! Une idée m’a traversé la tête. Est-ce que la Présidente ne serait pas une menteuse ? Malgré les dires de son conseiller, il était tout à fait possible qu’en fait, elle se fiche éperdument de l’état de la planète.
Est-ce qu’elle se figurait, elle aussi, qu’elle aurait les moyens d’échapper aux destructions massives que le changement climatique ne manquerait pas d’engendrer ? Est-ce qu’elle avait déjà obtenu du banquier qu’il lui garde une place de choix dans son complexe immobilier ?
Bien sûr, il me manquait des éléments. Il fallait encore creuser le sujet, croiser les sources et les informations. Seulement, la présence de ce financier dans la liste était intrigante. Elle semait le doute dans mon cerveau.
Plus j’y pensais et plus cette hypothèse me rendait furieuse. Elle me plongeait dans un état de bouillonnement intérieur intense. Pour faire baisser la pression qui grimpait en moi, j’ai balancé un morceau de rap dans mes oreilles – un morceau particulièrement cadencé avec un beat de folie – et ça m’a défoulée.
Quand les portes de la rame se sont ouvertes à la station du lycée, j’ai bondi en rythme sur le quai et j’ai gravi les marches de l’escalier à toute vitesse vers la sortie. Ma colère était telle que j’aurais pu faire dix tours du lac. Arrivée à la surface, je me suis aperçue que le conseiller de la Présidente n’avait pas arrêté de m’appeler. Il avait fini par me laisser un message. Il fulminait parce qu’il s’imaginait que je lui avais raccroché au nez et que je ne voulais plus lui répondre. Bien sûr, il avait toujours le ton de celui qui parle la bouche en cul de poule, mais le timbre de sa voix s’était légèrement modifié. M. Berton me menaçait.
« Barbara, vous le regretterez. »
Annie, ce message m’a indignée. Je sais que toi, tu me comprends. C’était une menace, du chantage.
Je le regretterai ? Qu’est-ce qu’il insinuait ?
J’ai filé en direction du lycée en survolant quasiment le trottoir, tellement j’étais indignée, offusquée, survoltée, remontée, et, soudain, j’ai vu rappliquer une meute de cameramen, de photographes et de reporters qui ont piqué un sprint dans ma direction dès qu’ils m’ont aperçue pour m’interviewer en premier, laissant leur barda en plan sur le trottoir. Ils ont littéralement fondu sur moi et m’ont engloutie. C’était flippant. Ils m’interpellaient, me sifflaient, tous volontaires pour m’accompagner vendredi midi chez la Présidente.
Je me suis arrêtée.
– Comment vous le savez ?
– Un communiqué vient de tomber ! ont-ils répondu en chœur.
– Un communiqué qui dit quoi ?
Un journaliste barbu m’a mis son portable sous les yeux : Mlle Barbara Alvès a accepté l’invitation de la Présidente à venir déjeuner vendredi, jour de grève des jeunes pour le climat, avant de se rendre à la manifestation de l’après-midi.
C’était surréaliste. Est-ce que la Présidente comptait aussi défiler avec moi ? Alors, comme ça, Frédéric Berton avait estimé que les jeux étaient faits ? Je lui avais dit NON, mais il n’avait pas voulu entendre mon refus. Encore un qui ne comprenait pas le sens du mot NON. La rage a jailli en moi. J’étais comme ces personnages de dessin animé qui passent par toutes les couleurs, avec de la fumée qui gicle de leurs oreilles et des éclairs qui fusent de leur crâne. J’étais clairement au bord de l’explosion.
Sous la forêt de perches et de micros, j’ai pris une grande inspiration et j’ai murmuré « non ».
Mais la rumeur du monde a couvert ma voix. Alors, j’ai répété NON en haussant le ton.
– Comment ça, non ? a dit une voix suraiguë.
– Non, j’ai répliqué, catégorique.
J’ai marqué une pause, puis j’ai regardé chaque reporter dans les yeux, l’un après l’autre.
– Je n’irai pas déjeuner avec la Présidente.
– Et pourquoi pas ? a protesté quelqu’un au milieu des blocs-notes, des enregistreurs audio et des caméras.
– Parce que j’ai une cause à défendre et qu’elle n’attend pas. Je n’ai pas le temps de déjeuner avec une personne qui fait exactement le contraire de ce qu’elle dit.
– Qu’est-ce que vous entendez par là ? m’a lancé une journaliste que je ne voyais pas, cachée par ses confrères.
Je l’ai cherchée des yeux, étonnée de l’entendre me vouvoyer. J’avais exprimé, dès le début des manifs, aux reporters qui me le demandaient une préférence pour le tutoiement. J’avais l’impression que le vouvoiement me plaçait au-dessus des jeunes de mon âge et risquait de m’éloigner des autres lycéens. Or, je tenais à rester à ma place. Aucun adulte ne me vouvoyait habituellement dans la vie de tous les jours. À part le conseiller spécial de la Présidente.
La reporter a joué des coudes et j’ai fini par apercevoir son visage juvénile à travers l’enchevêtrement de bras et de câbles.
– Vous voulez dire que la Présidente ne respecte pas ses engagements ?
J’ai tourné ma langue sept fois dans ma bouche avant de parler en regardant cette reporter qui ne devait pas être beaucoup plus âgée que moi. Mais je ne peux pas dire que ça m’ait aidée à faire preuve de diplomatie.
– La Présidente est une menteuse... Une mythonneuse, si vous préférez.
Les journalistes me regardaient, l’air effaré.
J’ai ajouté :
– Elle prétend s’attaquer à la catastrophe climatique, mais que fait-elle concrètement ?
La forêt de perches et de micros s’est rapprochée de moi très près sans un mot, sans un bruit. Les caméras me collaient presque.
– Une mythomane ? a compris un journaliste.
– On ne va pas se laisser « mythonner » ni endormir ni enfumer, j’ai expliqué.
Puis j’ai ajouté :
– Je vous le répète : on a une planète à sauver ! Et éventuellement aussi l’avenir de l’humanité. Ce ne sont pas des grands mots, ce sont des faits. Par exemple, on sait parfaitement, d’après les conclusions de plusieurs rapports scientifiques, que notre ville au bord du lac n’existera plus à la fin du siècle à cause de la montée des eaux. Ce n’est pas de la science-fiction. Tout cela est documenté. Mais que fait-on ? Qu’est-ce qu’on attend pour décider de mesures à prendre ?
Les reporters m’ont regardée avec des yeux ronds. Je suppose qu’ils ne découvraient pas l’information, mais elle a eu l’air de les troubler. Je les ai laissés réfléchir et je me suis faufilée à travers les micros en entendant la sonnerie du lycée.
Et je n’ai rien regretté du tout. Surtout quand j’ai croisé Fedi dans le couloir et qu’il m’a souri. Enfin, je crois bien.
Les images de mon interview ont très vite circulé sur Internet et j’ai rapidement reçu plusieurs messages sur mon portable. Des membres du comité m’interrogeaient : est-ce que j’avais disjoncté ? Mon refus annoncé devant les journalistes de répondre à l’invitation de la Présidente et mes accusations suscitaient aussi des vagues de réactions violentes sur les réseaux. Il y avait bien, dans le lot des mots et des posts, quelques prises de position enthousiastes, mais dans l’ensemble, la tonalité était plutôt négative. J’ai envoyé des SMS tous azimuts pour convoquer une réunion du comité après les cours et on a improvisé un débat dans un café à côté du lac. Il ne manquait presque personne. Même les lycées les plus éloignés du nôtre avaient envoyé leurs représentants.
Dès que je suis arrivée, j’ai tout de suite senti les regards réprobateurs posés sur moi. J’ai dû faire face aux critiques et aux questions. Qu’est-ce qui m’avait pris ? On s’interrogeait sur les raisons de mon emportement. Est-ce que ma tronche en 4×3 sur le cul des bus m’avait fait soudain perdre la tête ? Est-ce que j’étais grisée par la notoriété ?
J’ai rougi. Cette dernière supposition m’a blessée. J’ai fixé mes compagnons du comité droit dans les yeux. Je ne pouvais pas leur reprocher leur animosité. Je les avais juste déçus. Après tout, ils avaient sans doute un peu raison. J’avais dérapé. Et si, pour des raisons que j’ignore encore, Annie, la lumière des projecteurs ne m’était pas complètement indifférente ? Et si, moi aussi, je cherchais à obtenir une lueur dans le regard des autres ?
Je me suis excusée. Mea culpa sur toute la ligne. J’ai reconnu que je m’étais laissé emporter par mes émotions. Ma colère avait débordé. J’avais manqué de sang-froid, mais aussi d’esprit collectif. Je n’étais pourtant pas seule dans l’histoire. J’aurais dû répondre au conseiller que je ne pouvais ni accepter ni refuser l’invitation de la Présidente sans en référer préalablement au comité. Idem avec l’essaim de reporters qui m’était tombé dessus aux abords du lycée et auquel je n’avais pu échapper. J’ai expliqué que les méthodes du conseiller m’avaient ulcérée. J’avais eu le sentiment qu’il voulait m’utiliser malgré moi, me manipuler et me forcer à aller à ce déjeuner avec la Présidente. La rage était montée en moi et, même si j’avais eu l’impression de la maîtriser, elle avait tout emporté.
Les membres du comité ont compati, ma sincérité les a convaincus. Personne n’était là pour donner de leçon aux autres. On a pu commencer à discuter sur le fond des choses. On était tous partagés, moi y compris. D’un côté, on pensait qu’on devait être capables de parler avec tout le monde pour faire avancer notre cause. Mais d’un autre côté, est-ce que ça avait vraiment du sens de gaspiller notre énergie et notre temps avec ceux qui ne cherchaient qu’à embellir leur image en se faisant photographier avec nous ? Parce que d’accord, dans leur grande majorité, les dirigeants des différents pays se pâmaient d’admiration devant nous, s’enthousiasmaient et nous trouvaient tellement responsables et tellement matures, assez mignons aussi et tellement déterminés, la fraîcheur qu’on incarnait les désaltérait en quelque sorte, ça leur changeait les idées, mais, en vrai, ils n’étaient pas vraiment prêts à changer l’ordre des choses à l’origine du grand saccage et du vaste pillage de la nature. Pire, ils se rejetaient la faute, s’exonéraient de toute responsabilité. Je ne peux rien faire, je suis coincé, si les autres ne bougent pas, je ne peux partir seul. Alors, on a voté et tout le comité s’est rangé derrière moi. Après réflexion, j’avais pris la bonne décision, et ça m’a soulagée. Mais je me suis juré de tirer les leçons de cette mésaventure.