8.

Vendredi

6heures. Réveil en sursaut. Rythme cardiaque accéléré. Draps trempés. Sueur. Arrachée d’un rêve qui m’a épuisée.

Tu étais dans mon rêve, Annie, et dans une immense cuisine déserte de restaurant gastronomique, où tu confectionnais des plats à la chaîne. Tu devais en produire toujours plus. Tu les élaborais à partir de rien, mais tu ne t’en faisais pas, aussi heureuse qu’un enfant qui joue à la dînette. De temps en temps, une sonnette retentissait et la Présidente apparaissait telle une diablesse sortant de sa boîte, déguisée en maître d’hôtel. Elle affichait son sourire saumon et des bons de commande qu’elle lisait avec difficulté derrière les verres cassés de ses lunettes, mais en les déclamant comme s’il s’agissait d’alexandrins. Je ne saisissais pas le sens de ses paroles. Elle te réclamait des plats et des plats. Parfois, elle les goûtait. Régulièrement, elle sortait un chronomètre et elle te commandait d’accélérer :

– Allez, vite !

Tu hochais la tête et à mesure tu rapetissais. Puis tu me demandais : « C’est pas elle, la Présidente ? » Comme j’acquiesçais, tu répliquais : « Il faudrait que je songe à arrêter de travailler pour elle. » Mais tu continuais.

 

Midi. Atelier bricolage. On refait nos banderoles avec les tissus que le père de Lina nous a dénichés dans les entrepôts d’une usine textile qui a fermé depuis plusieurs mois et où tout est resté en plan. Il nous en a déposé plusieurs cartons au lycée. On fabrique aussi de nouvelles pancartes, on rafistole les anciennes, je bricole la mienne. Quelques personnes se confectionnent des déguisements. D’autres composent de nouvelles chansons.

Le proviseur tolère que nous nous réunissions dans une petite salle du rez-de-chaussée à condition que nous y fassions le ménage. Certaines pancartes avec leurs dessins, leurs collages ou leurs caricatures sont de vraies œuvres d’art. On s’entraide pour les slogans. On cherche les plus courts, les plus efficaces, de préférence aussi les plus drôles. On se casse la tête. On part à la chasse aux rimes. On se bouscule même pour inventer les plus belles allitérations. Mais l’humour, c’est ce qu’il y a de plus dur. Mon slogan préféré du jour : « Je sèche parce que la mer monte. »

Dans le couloir, j’aperçois mon ex-pote Yanis qui se dirige vers moi. On ne s’est pas reparlé depuis des semaines, quand je lui ai dit que son je-m’en-foutisme climatique m’exaspérait.

Il a l’œil grave et résolu. Il a sûrement réfléchi et changé d’avis. Il vient nous rejoindre et manifester avec nous. Je me dis : un de plus de gagné, c’est cool que ce soit lui !

J’oublie tout. Pas de rancune, pas d’âpreté dans ma gorge. Je l’accueille le plus chaleureusement possible. Mais il dégaine aussitôt et m’avertit :

– Désolé mais je ne suis pas là pour manifester avec vous, Barbara !

Je marque un temps pour faire reculer la colère et l’énervement. Je vais lui répondre qu’il se plante, qu’il ne devrait pas rester campé sur ses positions, qu’il ne s’agit pas de changer de religion, mais plutôt de passer à l’action. Mais d’un geste de la main, il me fait comprendre que je dois me taire et le suivre discrètement. Je ne sais pas pourquoi j’obtempère. Il m’emmène au fond du couloir et m’attire dans un recoin, là où personne ne pourra me voir avec lui. Il passe une tête pour vérifier que personne ne nous a suivis. Intérieurement, je ricane. Yanis se croit dans un film d’espionnage.

– Je dois te parler, murmure-t-il avant de me fixer droit dans les yeux, parce que...

Il s’interrompt. Mon regard s’accroche au sien. Je lui trouve un léger strabisme et un air embarrassé. Sa mâchoire se détache lourdement. Il ne sait pas trop comment poursuivre. Je le presse, un peu gênée. On m’attend, le départ est imminent.

– Je voulais te dire, se reprend-il en bafouillant. Fais gaffe.

Il s’interrompt. Je m’impatiente. Il fait des pauses entre chaque mot. Sa lenteur m’exaspère mais je ne dis rien. J’attends qu’il accélère.

– Je connais des types qui trouvent que tu l’ouvres trop, que tu ferais mieux de rester à ta place.

Je le dévisage, interdite.

– T’as compris ?

Je hoche la tête.

– Tu ne peux pas dire n’importe quoi, ouvrir ta bouche à tout bout de champ. Surtout que t’es une meuf. Y’a des gens qui ne le supportent pas, ça leur file de l’urticaire. Et je t’assure, ils ne font pas que parler, ces types-là.

Sans un mot, je lui tourne le dos, prête à détaler. Mais il me saisit l’épaule et me retourne vers lui. Malgré la surprise, je ne me laisse pas faire, je m’écarte puis, à distance, je me plante face à lui, les pieds bien à plat, les poings serrés.

– Tu te fiches de moi, là ? T’es venu ici pour me dire ça ?

Il avance à nouveau vers moi et me prend par le bras.

– Ce ne sont pas des paroles en l’air, Barbara. Ces gars-là ne rigolent pas. Je m’inquiète pour toi.

Mes yeux dans les siens, je le mets au défi.

– Tu t’inquiètes pour moi ? j’ironise.

Il acquiesce d’un léger hochement de tête.

– Tu veux dire que dans ton entourage, des gens sont plus dérangés par une fille qui l’ouvre que par le dérèglement du climat ? Et que ça les gêne au point de vouloir me casser la figure ?

Mal à l’aise, Yanis rentre le cou dans ses épaules. Mais il acquiesce d’un battement de paupières.

– Mais quels types tu fréquentes ? je m’enflamme.

– Je les connais, je ne les fréquente pas.

– Alors, vas-y, qu’est-ce que tu attends ? Règle-moi mon compte !

Yanis hausse les épaules. Un rictus lui fige la mâchoire.

– Je ne suis pas là pour ça.

Il se tait un instant puis m’explique qu’il n’est qu’un messager et que ces types ne sont pas ses potes, même pas des gars du lycée, des mecs qui l’ont pris à part, un jour, en sortant de la salle de boxe où il s’entraîne régulièrement depuis qu’il est minot. Yanis est un champion de boxe anglaise.

– Que tu ne veuilles pas manifester, c’est une chose. Mais ça ne te vient pas à l’idée de remettre ces gens à leur place et de les éclairer un peu ?

– Tu ne devrais pas le prendre comme ça, Barbara.

Yanis serre les dents. Est-ce que ces types lui font peur ? Est-ce qu’ils l’ont menacé, lui aussi ?

– Je crois que tu devrais m’écouter et prendre leurs avertissements au sérieux.

Yanis se recompose une figure. Il tente d’adoucir son expression. Je reconnais enfin le pote que j’aimais bien.

– Maintenant, c’est à toi de voir. J’ai transmis leur message. Je ne te conseille pas de le prendre à la légère.

Et il part.

– Tu ne peux pas m’en dire plus sur ces gens ? je m’écrie derrière lui. Et pourquoi est-ce qu’ils ne sont pas venus me voir directement ?

Mais Yanis ne se retourne pas et ne dit plus un mot. Il trace.

Je m’appuie contre le mur et je reste un moment le dos plaqué contre la paroi, un peu assommée. Je crois rêver. Est-ce que je dois vraiment m’en faire ? Tout ça me semble si irréel et si insensé. Pourquoi je ne m’étais pas aperçue avant que Yanis et moi, on ne vivait pas sur la même planète ?

 

Après-midi. Manif. Je crois voir Fedi, je crois le voir partout avec sa mèche blonde qui déborde et son je-ne-sais-quoi qui me rend accro, mais j’hallucine. Il s’en fiche, lui, du climat et de moi. Sinon il nous rejoindrait. Je ne l’ai jamais vu dans le moindre de nos rassemblements. Comment un mec que le sort de la Terre indiffère peut-il me plaire ? Mystère.

Plus de monde dans la rue que la semaine dernière. Plein de nouvelles têtes. Succès amer. Yanis a réussi à me gâcher la journée. Et il y a les médias qui me courent après. Je joue à cache-cache avec les caméras. Les journalistes n’en finissent pas de vouloir me faire réagir à la polémique qui s’amplifie sur mon refus de déjeuner avec la Présidente. Je ne veux pas répondre à Mélanie Dupasquier et à ces autres élus qui reprennent la même rhétorique méprisante sur la petite cuisinière qui ferait mieux de rester à sa place. Pas question de m’abaisser à leur niveau de médiocrité. J’ai dix-sept ans et je me sens bien plus responsable qu’eux qui se complaisent dans un jeu nullissime.

Une jeune reporter veut savoir comment je réagis aux sketches de cet humoriste qui me caricature et m’appelle « la poupée noire qui dit non ». Elle parle de racisme. Est-ce que je compte porter plainte ? Je reste impassible. J’ignore l’humoriste et ses sketches. J’ignore la journaliste et sa question. Une autre me parle de ces chroniqueurs qui prédisent, en me désignant clairement, le début de la fin d’une icône. Mais je ne suis pas une image. D’autres s’interrogent sur le tort que je risque de faire au mouvement et suggèrent aux jeunes de changer de porte-parole. Personnellement, cela ne me pose aucun problème. Je n’ai rien demandé, rien cherché.

Pendant ce temps-là, Lina me signale une vidéo qui passe aux infos : le conseiller spécial de la Présidente et ses collègues ont dégotté une triplette d’ados qui manifestent comme nous pour le climat et qu’ils ont fait venir à la table de la Présidente et livrés aux caméras. Cheeseburger et frites pour tout le monde. Un menu qui ne manque pas d’originalité. Les images inondent les écrans. Les ados sont télégéniques et tels que doivent être des ados, blonds, boutonneux mais pas trop, et leur révolte est sous contrôle. Dans le commentaire qui accompagne les images du reportage télé, le journaliste sous-entend que je serais sur le point d’être écartée du mouvement. Mais le comité me soutient et réaffirme mon rôle dans un communiqué que Lina met aussitôt en ligne. On est tous sur la même longueur d’onde, on veut de vraies mesures pour la planète. On est peut-être inexpérimentés mais on connaît le procédé : diviser pour mieux régner.

 

Plus tard, fin de la semaine et de son lot d’obligations. Je décompresse seule à la maison. Parents chez les voisins, Joris invité à une pyjama party. Je m’arrête devant le placard aux photos devant lequel je ne passe plus sans le regarder. J’ouvre ses portes précautionneusement. C’est un placard coffre-fort, des trésors plein les étagères. D’où me vient cette nouvelle façon de le voir ? D’un geste, je prends la grosse enveloppe et file dans ma chambre. Musique à fond. Les coupures de journaux tombent sur mon lit. Des vieux papiers datés d’avant ma naissance. Papa et maman étaient déjà ensemble. Je les classe par ordre chronologique. J’ai le souffle court et les mains moites, Annie. Je les photographie d’abord un par un sur mon portable. Je frissonne en commençant leur lecture. Puis je grelotte. Plus je lis et plus mes tremblements s’effacent. Je le sais par expérience, tout ce qui est dit, écrit, rapporté n’est pas la vérité. Mais il y a les faits. Tu es celle qui a tué son mari, celle qui a abattu le père de ses trois garçons. Je l’ai appris le soir de ton enterrement. J’étais bien moins jeune que Joris quand je l’ai découvert puisque c’était l’année dernière. Depuis, j’y pense régulièrement. Tout le monde n’a pas une grand-mère meurtrière. Je l’ignorais quand on allait te voir au centre hospitalier. Tu étais à cette époque-là ma grand-mère malade de la tête, un personnage étrange à crâne d’oiseau, penchant le bec pour me regarder sans me voir, m’observer avec ses gros yeux bleus globuleux, rendus énormes derrière les verres des lunettes, en grimaçant ou en me souriant. Tu parlais peu, et, quand tu ouvrais la bouche, ça sifflait, ça piaffait, ça fusait, ça tonnait, ça éclatait. Tu ne faisais rien comme les autres adultes. Et j’aimais venir te voir pour ça. Tu me fascinais. Avec toi, l’existence devenait imprévisible. Rien ne se passait comme annoncé, rien n’était certain, on improvisait, tout pouvait déraper n’importe quand.

Je n’apprends rien de nouveau sur toi dans les articles que je lis. Une partie de ta vie exposée dans les journaux. Moi, je la connais avec d’autres mots, des détails qu’aucun journaliste ne pourra rapporter. Papa et ses deux frères ont fini par me raconter ce qu’était ta vie, la leur aussi avant le centre, avant le procès. Depuis ta mort, à chaque repas de famille, on finit toujours par en parler à un moment ou à un autre quand les petits sont partis jouer. Tes fils, Annie, parlent parce que leurs grands enfants, mes cousins et moi, veulent savoir. Ils parlent aussi comme s’ils cherchaient à s’assurer de la réalité de ce qu’ils ont vécu. Vingt ans plus tard, ils n’en sont toujours pas certains. Ils s’accordent sur certaines choses, l’essentiel, mais leurs récits diffèrent, gravitent dans des dimensions parallèles, ce qui n’empêche pas les croisements, chacun apporte sa pièce du puzzle, son éclairage.

J’apprends dans ces articles, essentiellement des comptes rendus d’audience, à quel point ton procès a été suivi à l’époque. Ton crime a généré une émotion massive et des remous. Une pétition a été signée. Des gens sont descendus dans la rue par milliers pour manifester. Un article titré « C’était moi ou lui » évoque un cortège composé majoritairement de femmes de tous âges pour dénoncer l’oppression des maris, des conjoints et refuser leur violence. Une femme parle de toi comme d’une jumelle. Elle aurait pu elle aussi tuer son mari. Il suffit d’un rien, parfois, pour que les choses basculent d’un côté ou de l’autre. À la fin, elle s’exclame : « Les hommes doivent arrêter de vouloir nous dominer ! Nous, les femmes, nous ne sommes pas leur chose ni leur propriété. Nos corps ne leur appartiennent pas. »

J’approuve bien sûr et je songe qu’on pourrait dire la même chose en parlant de la Terre. Nous ne devrions pas nous comporter avec elle comme des propriétaires. Nous devrions, à l’image des Amérindiens, considérer le monde comme un endroit où nous sommes seulement de passage, et le laisser en bon état pour les générations qui suivent.

Bruits de clefs dans la serrure. Articles remis dans l’enveloppe. Je me sens un peu sonnée, troublée. Maman tape à ma porte : « On mange chez les voisins. Tu viens ? »