C’est la troisième fois qu’il s’assied pour lire les papiers de Pavel. Ce qui rend la lecture si difficile, il ne saurait le dire, mais son attention ne cesse d’errer du sens des mots aux mots eux-mêmes, aux lettres sur le papier, à la trace encrée du mouvement des mains, aux traits plus sombres qui révèlent la pression des doigts. Par moments, il ferme les yeux et touche la page de ses lèvres. Aimé : le moindre de ces griffonnages est aimé de moi, se dit-il.
Mais ce n’est pas la seule raison de son hésitation. L’idée de s’immiscer dans les affaires de Pavel a quelque chose de répugnant, et l’idée même du Nachlass d’un enfant est quelque peu obscène.
Le récit sibérien de Pavel a été gâché pour lui, définitivement peut-être, par les sarcasmes de Maximov. Il ne saurait dire le contraire, l’écriture est juvénile et manque d’originalité. Mais il faudrait si peu de chose pour y insuffler de la vie ! L’envie le démange d’intervenir, la plume à la main, de supprimer les longs passages de sentiment et de doctrine et d’ajouter les notations vivifiantes dont le récit a grand besoin. Le jeune Sergueï est un pédant confit dans sa vertu, qu’il faudrait envisager avec plus de distance, plus d’humour, surtout quand il est question de la discipline qu’il inflige solennellement à son corps. Ce qui attire vers lui la jeune paysanne n’est sûrement pas la perspective de la vie conjugale (un régime à base de pain sec et de navets, pour autant qu’il puisse voir, et des planches nues en guise de matelas), mais son air de se tenir prêt à une mystérieuse destinée. D’où cela vient-il ? De Tchernychevski, certainement ; mais, au-delà de Tchernychevski, des Évangiles, de Jésus, d’une imitation de Jésus aussi obtuse et perverse à sa façon que celle de l’athée Netchaïev qui rassemble une bande de disciples et leur confie des missions de mort. Un joueur de flûte entraînant une troupe de porcs qui dansent sur ses talons. « Elle ferait n’importe quoi pour lui », a dit Matriona de la truie Katri. Faire n’importe quoi, supporter n’importe quelle humiliation, supporter la mort. Toute honte bue, tout amour-propre éteint. Qu’est-ce qui se passait entre Netchaïev et ses femmes, dans la chambre au-dessus de l’établissement de Mme La Fay ? Et Matriona – est-ce qu’on la formait, elle aussi, pour qu’elle rejoigne le harem ?
Il referme le manuscrit de Pavel et le range. S’il commence à se mêler de ce texte, il en fera certainement une abomination.
Le journal, maintenant. En le feuilletant, il remarque pour la première fois une suite de marques au crayon, de petits signes soignés qui ne sont pas de la main de Pavel et ne peuvent donc être que de celle de Maximov. A qui sont-ils destinés ? Sans doute à un copiste ; mais dans son état présent, il ne peut s’empêcher d’y voir des directives à son intention.
« Vu A. aujourd’hui » : notation cochée du 11 novembre 1868, il y a presque un an. 14 novembre : un « A. » sibyllin. 20 novembre : « A. chez Antonov ». Dès lors, chaque référence à « A. » est cochée.
Il retourne en arrière. Le premier « A. » figure au 6 juin, mais le 14 mai, on trouve la notation « Longue discussion avec – – », assortie d’une marque et d’un point d’interrogation.
14 septembre 1869, un mois avant sa mort : « Esquisse d’un récit (idée de A.). Une porte fermée à clé, devant laquelle nous nous tenons, que nous martelons de nos poings en réclamant qu’on nous fasse entrer. Tous les quelques jours, on l’entrebâille, et un garde fait signe d’entrer à l’un de nous. L’élu est dépouillé de tout ce qu’il possède, même ses vêtements. Devenu un serviteur, il apprend à s’incliner, à parler d’une voix sourde. Ils choisissent comme serviteurs ceux qu’ils considèrent comme les plus dociles, les plus faciles à apprivoiser. Aux forts, ils refusent l’accès.
» Thème : l’esprit de révolte se propage chez les serviteurs. D’abord des grondements, puis la colère, la rébellion, enfin les mains se joignent et l’on prête un serment de vengeance. Finale : un vieux et fidèle domestique, les cheveux blancs, l’air d’un bon grand-père, vient avec un candélabre pour “fournir sa part” (comme il dit) en mettant le feu aux rideaux. »
Une idée de fable, d’allégorie, mais pas un récit. Aucune vie propre, aucun centre. Pas d’esprit.
6 juillet 1869 : « Dans le courrier, dix roubles de la Snitkina, pour ma fête (en retard), avec ordre de ne pas en parler au Maître. »
« La Snitkina » : Ania, sa femme. « Le Maître » : lui-même. Est-ce à cela que pensait Maximov quand il l’a mis en garde contre les passages blessants ? Si c’est le cas, Maximov devrait savoir que ce n’est qu’une flèche de pygmée. Il peut en supporter plus, beaucoup plus.
Il remonte plus loin, jusqu’aux jours anciens.
26 mars 1867 : « Suis tombé sur F. M. dans la rue, la nuit dernière. Furtif (revenait-il de voir une putain ?), aussi ai-je feint d’être plus saoul que je ne l’étais. Il a “guidé mes pas jusqu’à la maison” (adore jouer le rôle du père qui pardonne au fils prodigue), et m’a couché sur le canapé comme un cadavre tout en ayant une longue altercation à mi-voix avec la Snitkina. J’avais perdu mes souliers (peut-être que je les avais donnés). Au bout du compte, F.M. en bras de chemise essaie de me laver les pieds. Tout ça très embarrassant. Ce matin, dit à la S. qu’il me faut un logement à moi, peut-elle faire pression, utiliser ses ruses. Mais elle a trop peur de lui. »
Douloureux ? Oui, en effet : il veut bien l’accorder à Maximov. Pourtant, si quelque chose l’empêche de poursuivre sa lecture, ce ne sera pas la douleur, mais la peur. La peur, par exemple, de voir sa confiance en sa femme ébranlée. Et sa confiance en Pavel aussi, il la sent menacée.
A qui étaient destinées ces pages sardoniques ? Pavel les a-t-il rédigées en pensant à son père, est-il mort ensuite pour qu’aucune réponse ne puisse être opposée à ses accusations ? Non, bien sûr : quelle folie d’avoir une telle idée ! C’est plutôt comme une femme qui écrit à un amant en sentant se profiler derrière elle le fantôme familier de son mari, habitué à lire par-dessus son épaule. Chaque mot est double : pour l’un, la passion et l’abandon ; pour l’autre, prières et reproches. Écriture divisée, née d’un cœur divisé. Maximov pouvait-il percevoir cela ?
2 juillet 1867, trois mois plus tard : « Affranchissement du serf ! Enfin libre ! Ai accompagné F.M. et son épouse à la gare. Puis, aussitôt, ai prévenu de mon départ cette pension impossible où il m’avait installé (tasse personnelle, rond de serviette personnel, couvre-feu à 10 h 30). V. G. m’a assuré que je pouvais rester chez lui jusqu’à ce que je trouve une autre solution. Doit persuader le vieux Maïkov de me laisser toucher directement l’argent du loyer. »
Il tourne les pages dans les deux sens, avec un sentiment d’égarement. Le pardon : n’y a-t-il pas un mot de pardon, si oblique, si déguisé soit-il ? Impossible de continuer à vivre en portant en lui un enfant qui, même à sa dernière parole, n’accorde pas de pardon.
A l’intérieur du cercueil de plomb, un cercueil d’argent. A l’intérieur du cercueil d’argent, un cercueil d’or. A l’intérieur du cercueil d’or, le corps d’un jeune homme vêtu de blanc, les mains croisées sur sa poitrine. Entre ses doigts, un télégramme. Il scrute le télégramme jusqu’à ce que ses yeux s’embrument, cherchant la parole de pardon qui ne s’y trouve pas. Le télégramme est écrit en hébreu, en syriaque, composé de symboles qu’il n’a jamais vus ailleurs.
On frappe à la porte. C’est Anna Sergueïevna, en vêtements de ville. « Je voulais vous remercier de vous être occupé de Matriocha. Elle ne vous a pas ennuyé ? »
Il lui faut un moment pour se ressaisir, pour se rappeler qu’elle ne sait rien de la façon abominable dont Netchaïev a utilisé l’enfant.
« Pas du tout. Comment la trouvez-vous ?
– Elle dort, je ne veux pas la réveiller. »
Elle remarque les papiers étalés sur le lit.
« Je vois que vous vous êtes finalement mis à lire les papiers de Pavel. Je ne veux pas vous interrompre.
– Non, ne partez pas tout de suite. Cela n’a rien d’agréable.
– Fiodor Mikhaïlovitch, permettez-moi d’insister encore une fois auprès de vous : ne lisez pas ce qui n’a jamais été écrit pour vous. Vous ne parviendrez qu’à vous faire du mal.
– J’aimerais pouvoir suivre votre conseil. Hélas, ce n’est pas pour cela que je suis ici – je ne suis pas venu me mettre à l’abri de la souffrance. J’ai parcouru le journal de Pavel, et je suis tombé sur un incident que je ne me rappelle que trop bien, survenu il y a deux ans. C’est éclairant, de voir aujourd’hui cet épisode par d’autres yeux. Pavel était rentré à la maison au milieu de la nuit, en piètre état – il avait bu. J’ai dû le déshabiller, et j’ai été frappé par un détail que je n’avais jamais remarqué : il avait les ongles des pieds si petits qu’on aurait pu croire qu’ils ne s’étaient pas développés depuis l’enfance. Des pieds larges et charnus – ceux de son père, je suppose – avec de tout petits ongles. Il avait perdu ses souliers, ou il les avait donnés ; ses pieds étaient deux blocs de glace. »
Pavel arpentant les rues froides après minuit, en chaussettes. Ange perdu, ange imparfait, un de ceux que Dieu a exclus. Ses pieds, des pieds de marcheur, faits pour fouler notre grande mère ; des pieds de paysan, et non de danseur.
Puis, sur le canapé, la tête ballante, du vomi plein ses habits.
« Je lui ai donné une vieille paire de bottes, et je l’ai regardé partir le lendemain matin, l’air grincheux, les bottes à la main. Et j’ai cru que ça s’arrêtait là. Un âge délicat, cependant, dix-huit ou dix-neuf ans : un âge délicat pour tout le monde, où ils ont fini de grandir mais ne peuvent pas encore quitter le nid. Toutes leurs plumes, mais ils ne savent pas encore voler. Ils mangent tout le temps, ils ont toujours faim. Ils me rappellent des pélicans : de grandes bêtes dégingandées, les moins élégants des oiseaux, jusqu’au moment où ils déploient leurs ailes immenses et prennent leur essor.
» Malheureusement, ce n’est pas le souvenir que Pavel a gardé de cette nuit. Dans son récit, il n’est question ni d’oiseaux ni d’anges. Et pas un mot sur la tendresse paternelle. L’amour paternel.
– Fiodor Mikhaïlovitch, vous ne vous faites aucun bien en vous déchirant de cette façon. Si vous n’êtes pas prêt à brûler ces papiers, mettez-les du moins sous clé pendant quelque temps et revenez-y lorsque vous vous serez réconcilié avec Pavel. Écoutez-moi, et faites ce que je vous dis, dans votre propre intérêt.
– Merci, ma chère Anna. J’entends vos paroles, elles me vont droit au cœur. Mais quand je parle de me mettre à l’abri de la souffrance, quand je parle de mes raisons d’être ici, je ne veux pas dire ici dans cet appartement, ou à Pétersbourg. Je veux dire que je ne suis pas ici en Russie, en ce temps où nous vivons, pour mener une vie affranchie de la douleur. Je suis voué à vivre – comment puis-je la désigner ? – une vie russe : une vie à l’intérieur de la Russie, une vie où la Russie est à l’intérieur de moi, et cela, quel que soit le sens du mot Russie. Ce n’est pas un sort auquel je peux échapper.
» Je ne lui attribue pas pour autant une grande importance. Ce n’est pas une vie qui résisterait à un examen attentif. En fait, ce n’est pas vraiment une vie, plutôt un prix, une monnaie d’échange. Je m’en sers pour payer la possibilité d’écrire. Voilà ce que Pavel ne comprenait pas : je paie, moi aussi. »
Elle fronce les sourcils. Il voit maintenant où Matriona a pris cette habitude. Elle ne supporte guère qu’on s’arrache les entrailles. C’est tout à son honneur ! On s’arrache trop volontiers les entrailles en Russie.
Cependant, je paie, moi aussi : il le répéterait si elle acceptait de l’entendre. Il le répéterait, et il en dirait plus. Je paie et je vends : c’est ma vie. Je vends ma vie, je vends les vies de ceux qui m’entourent. Je vends tout le monde. Un Yakovlev, commerçant en vies. La Finnoise avait raison, au bout du compte : un Judas, et non un Jésus. Je te vends, je vends ta fille, je vends tous ceux que j’aime. J’ai vendu Pavel de son vivant, et vendrai maintenant le Pavel que je porte en moi, si j’en trouve le moyen. Et j’espère trouver aussi moyen de vendre Sergueï Netchaïev.
Vie sans honneur ; traîtrise sans limites ; confession sans fin.
Elle interrompt le cours de ses pensées. « Avez-vous encore l’intention de partir ?
– Oui, bien sûr.
– Je pose la question parce que quelqu’un est venu se renseigner, pour la chambre. Où irez-vous ?
– Chez Maïkov, pour commencer.
– Vous ne m’aviez pas dit que vous ne pouviez pas aller chez lui ?
– Il me prêtera de l’argent, j’en suis sûr. Je lui dirai que j’en ai besoin pour rentrer à Dresde. Ensuite, je trouverai un autre logement.
– Pourquoi ne pas rentrer tout simplement à Dresde ? Est-ce que ça ne résoudrait pas tous vos problèmes ?
– La police a gardé mon passeport. Et puis, d’autres aspects sont à considérer.
– Allons, vous avez fait tout ce que vous pouviez, vous perdez votre temps à Pétersbourg, à ce qu’il me semble. »
N’a-t-elle pas entendu ce qu’il disait ? Ou essaie-t-elle de le provoquer ? Il se lève, rassemble les papiers, se tourne face à elle. « Non, ma chère Anna, je ne perds pas du tout mon temps. J’ai toutes les raisons de rester ici. Personne au monde n’a davantage de raisons. Et au fond de votre cœur, je suis sûr que vous le savez. »
Elle secoue la tête. « Je ne sais pas », murmure-t-elle, mais sa voix est celle de quelqu’un qui s’attend à être contredit.
« Il fut un temps où j’étais sûr que vous me conduiriez à Pavel. Je nous voyais, tous les deux, dans un bateau ; vous, à la proue, vous nous pilotiez à travers la brume. Ce tableau avait la précision et le relief de la vie. Je plaçais en vous toute ma confiance. »
Elle secoue de nouveau la tête.
« Je peux m’être trompé dans les détails, mais l’impression n’était pas fausse. Dès le début, vous m’avez inspiré un sentiment particulier. »
Si elle avait l’intention de l’arrêter, elle le ferait maintenant. Mais non. Elle semble boire ses paroles comme une plante boit l’eau. Et pourquoi pas ?
« Nous nous sommes créé des difficultés, en fonçant tête baissée dans… une affaire précipitée, poursuit-il.
– C’est de ma faute aussi, assure-t-elle. Mais je n’ai pas envie d’en parler maintenant.
– Moi non plus. Je voudrais simplement dire une chose : au cours de cette dernière semaine, je me suis rendu compte de l’importance de la fidélité pour nous, pour vous comme pour moi. Nous avons dû rétablir notre fidélité. J’ai raison, n’est-ce pas ? »
Il l’examine attentivement ; mais elle attend qu’il en dise plus, elle attend d’être sûre qu’il connaît le sens du mot fidélité.
« Je pense, en ce qui vous concerne, à votre fidélité envers votre fille. Et en ce qui me concerne, à ma fidélité envers mon fils. Nous ne pouvons aimer tant que nous n’avons pas leur bénédiction. Ai-je raison, ou pas ? »
Il sait qu’elle est d’accord, mais elle n’est pas encore prête à le dire. Face à cette douce résistance, il poursuit. « Je voudrais avoir un enfant de vous. »
Elle rougit. « Quelle idée absurde ! Vous avez déjà une femme et un enfant !
– Ils sont d’une autre famille. Vous êtes de la famille de Pavel, Matriona et vous, toutes les deux. Moi aussi, je suis de la famille de Pavel.
– Je ne comprends pas le sens de vos paroles.
– Au fond de votre cœur, vous comprenez.
– Au fond de mon cœur, je ne comprends pas ! Qu’est-ce que vous me proposez ? D’élever un enfant dont le père vivra à l’étranger et m’enverra une pension par la poste ! Ça ne tient pas debout !
– Pourquoi ? Vous vous êtes bien occupée de Pavel.
– Pavel était un pensionnaire, pas un enfant !
– Vous n’êtes pas forcée de décider tout de suite.
– Si, je décide tout de suite ! Non ! Voilà ma décision !
– Et si vous êtes déjà enceinte ? »
Elle se hérisse. « Ça ne vous regarde pas !
– Et si je ne retournais pas à Dresde ? Qu’en diriez-vous, si je restais ici, si c’était à Dresde que j’envoyais une pension par la poste ?
– Ici ? Dans ma chambre à louer ? A Pétersbourg ? Je pensais que vous ne pouviez pas rester à Pétersbourg parce que vos créanciers vous feront jeter en prison.
– Je peux effacer mes dettes. Il suffit d’un seul succès. »
Elle rit. En colère, peut-être, mais pas offensée. Il peut lui dire n’importe quoi. Quelle différence avec Ania ! Avec Ania, il y aurait des larmes, des portes claquées ; il faudrait une semaine de pourparlers pour rentrer en grâce auprès d’elle.
« Fiodor Mikhaïlovitch, vous vous réveillerez demain matin et vous aurez tout oublié. Ce n’est qu’une idée qui vous est passée par la tête. Vous n’y avez absolument pas réfléchi.
– Vous avez raison. C’est ainsi que cela s’est produit. Voilà pourquoi cette idée m’inspire confiance. »
Elle ne lui tombe pas dans les bras, mais elle ne le repousse pas non plus. « Bigamie ! » dit-elle à mi-voix, d’un ton méprisant ; de nouveau, elle est secouée d’un grand rire. Puis, d’un ton plus réfléchi : « Aimeriez-vous que je vienne près de vous ce soir ?
– Il n’est rien au monde que je souhaite davantage.
– Nous verrons. »
A minuit, elle est de retour. « Je ne peux pas rester », dit-elle ; mais dans le même instant, elle ferme la porte derrière elle.
Ils font l’amour comme sous le coup d’une condamnation à mort, avec concentration et détermination. Par moments, il ne saurait pas dire où s’arrête l’un, où commence l’autre, qui est l’homme, qui est la femme ; par moments, ils sont comme des squelettes, des assemblages d’os et de ligaments insérés l’un dans l’autre, bouche contre bouche, œil contre œil, les côtes entrelacées, les tibias entremêlés.
Ensuite, allongée contre lui dans le lit étroit, elle pose la tête sur sa poitrine, une longue jambe jetée délicatement par-dessus la sienne. Il a la tête qui tourne un peu. « Il s’agissait donc de mettre en train la naissance du sauveur ? » murmure-t-elle. Et comme il ne comprend pas : « Une vraie rivière de semence. Vous vouliez sans doute être sûr de votre coup. Le lit est trempé. »
Ce blasphème l’intéresse. A chaque fois, il trouve en elle quelque chose de nouveau et d’étonnant. Inconcevable, s’il quitte Pétersbourg, qu’il ne revienne pas. Inconcevable de ne jamais la revoir.
« Pourquoi parlez-vous du sauveur ?
– N’est-ce donc pas ce qu’il est censé faire : vous sauver, nous sauver tous les deux ?
– Pourquoi ce il si assuré ?
– Oh, les femmes savent.
– Et Matriocha, qu’en penserait-elle ?
– Matriocha ? Un petit frère ? Rien ne lui ferait plus plaisir. Elle pourrait jouer à la maman tant qu’elle voudrait. »
En apparence, il pose une question sur Matriocha ; mais ce n’est que la forme dérivée d’une autre question, qu’il ne pose pas parce qu’il en connaît déjà la réponse. Pavel ne saluerait pas l’arrivée d’un frère. Pavel le prendrait par le pied et lui ferait éclater la cervelle contre le mur. Pavel n’y verrait pas un sauveur mais un prétendant, un usurpateur, un petit démon sournois paré des rondeurs trompeuses d’un bébé. Et qui pourrait jurer qu’il se trompe ?
« Les femmes savent vraiment toujours ?
– Vous voulez dire, est-ce que je sais si je suis enceinte ? Ne vous inquiétez pas, cela ne se produira pas. » Puis : « Je vais m’endormir si je m’attarde ici. » Elle repousse les draps et passe au-dessus de lui pour sortir du lit. A la lumière de la lune, elle retrouve ses vêtements et commence à se rhabiller.
Il a un pincement au cœur. Les souvenirs de sentiments anciens s’éveillent ; le jeune homme en son sein, pas tout à fait mort, essaie de se faire entendre, le cadavre qui est en lui mais n’est pas enseveli. Il est sur le point de sombrer dans un amour dont aucun reste de prudence ne le sauvera. Une rechute du haut mal, sous une forme particulière.
La tentation est forte, mais elle passe. Forte, mais pas assez forte. Plus jamais assez forte, à moins qu’elle ne trouve quelque part un appui.
« Venez ici un instant », chuchote-t-il.
Elle s’assied sur le lit ; il lui prend la main.
« Puis-je vous faire une suggestion ? A mon avis, ce n’est pas une bonne idée que Matriocha soit en relation avec Sergueï Netchaïev et ses amis. »
Elle dégage sa main. « Bien sûr que non. Mais pourquoi en parler maintenant ? » Sa voix est froide et sèche.
« Parce que je crois qu’il faudrait éviter de la laisser seule aux heures où il peut venir.
– Quelle solution proposez-vous ?
– Ne peut-elle pas passer la journée chez Amalia Karlovna, au premier, jusqu’au moment où vous revenez ?
– C’est beaucoup demander à une vieille femme, de s’occuper d’un enfant malade. D’autant plus qu’elles ne s’entendent pas bien, elle et Matriocha. Est-ce qu’il ne suffirait pas de dire à Matriocha de n’ouvrir à personne ?
– Vous ne vous rendez pas compte de l’ascendant que Netchaïev a pris sur elle. »
Elle se lève. « Ça ne me plaît pas. Je ne vois pas pourquoi il faut que nous discutions de ma fille au beau milieu de la nuit. »
Entre eux deux, le climat est subitement redevenu aussi glacial qu’il l’a jamais été.
« Ne puis-je même pas mentionner son nom sans que vous vous mettiez en colère ? demande-t-il tristement. Croyez-vous que je soulèverais le problème si je n’avais pas son bonheur à cœur ? »
Elle ne répond pas. La porte s’ouvre et se referme.