Assumer sa vache intérieure

Connaissez-vous la croyance selon laquelle on sera puni pour nos bonnes actions?

Croyez-moi, c’est vrai. Je l’ai vécu. Et, aujourd’hui, j’en témoigne.

Il y a quelques semaines, nous préparions, Fille Aînée et moi, une expédition au magnifique parc des Prairies. Au grand ravissement de Fille Aînée, le pique-nique était inclus dans le forfait. À mon avis, il n’y a pas grand-chose de plus ennuyant que de préparer des sandwichs, mais je me concentrai sur la scène bucolique qui suivrait, au bord de l’étang fréquenté par pics-bois, canards et tortues, et je me convainquis que le jeu en valait la chandelle.

Les préparatifs allaient rondement, nous étions presque en route, quand soudain, dans l’embrasure de la fenêtre, surgit une silhouette digne des pires cauchemars… Eugénie!

«Maman, tu penses à ce que je pense?» me souffla Fille Aînée. Quoi? Tu crois que, si on se couche en boule par terre et qu’on fait le mort, elle va s’en aller? «On devrait l’inviter à venir avec nous!» Ah, d’accord. Quelle idée géniale; j’en ai la chair de poule.

Eugénie fut donc invitée en bonne et due forme. Après avoir accepté, elle eut la délicatesse de m’avertir:

Eugénie — J’m’esscuze aké, mais ça s’peut que j’sente la vache.

Mère indigne — Comment ça???

Eugénie — Hier, j’ai visité une place où y’avait plein de vaches.

Mère indigne — Et hier soir, tu n’as pas pris ton bain?

Eugénie — Ah, ouain. Mais j’me suis pas vraiment lavée.

Je confectionnai en grommelant un troisième sandwich pour la vachette de service, et nous nous dirigeâmes vers les prés tapissés d’herbe tendre.

Au parc, tout se déroula dans une atmosphère relativement sereine. Enfin, la plupart du temps. Alors que nous admirions les châtaigniers (marronniers? autre chose? Quoi qu’il en soit, c’étaient des arbres) en fleurs, Fille Aînée entreprit d’éduquer Eugénie sur les bienfaits de la nature.

Fille Aînée — Dis donc, Eugénie, savais-tu que les arbres respirent?

Eugénie — Ouain. Y sont vivants.

Fille Aînée — Oui, mais sais-tu que c’est grâce à eux que nous, on peut respirer?

Eugénie — Hein?

Fille Aînée, qui adore déléguer — Maman, tu nous expliques?

Mère indigne — Hum. (Comment ça marche, déjà?) Euh, le jour, ils rejettent du mauvais air, puis la nuit ils prennent notre mauvais air pour en faire du bon. (Père indigne me confirmait hier soir qu’il s’agit en fait plus ou moins de l’inverse. Mais on peut s’entendre pour dire qu’il y a la lettre et l’esprit de la lettre, pas vrai?)

C’est alors que Fille Aînée, très Julie Andrews dans La mélodie du bonheur, lève les bras au ciel, renverse sa tête par derrière, prend un grand respir et s’écrie: «Ça sent BON, du BON AIR PUR!!!»

Le moment parfait pour Eugénie, qui ajoute: «Ouain, ben moi, j’ai pété.»

Bucolique, la scène, je ne vous dis pas.

L’heure de s’en aller venue, comme lors de toute sortie qui se respecte, vint la question du Dairy Queen.

«Heille, Mère indigne, on va-tu aller au Dairy Queen?»

«BONNE IDÉE EUGÉNIE!!! Oui, Maman! Dis oui!»

Pour tout vous dire, j’avoue que ça me fait toujours un peu mal aux dents de sortir des sous pour Eugénie. Mais je sais reconnaître la radinerie mesquine quand elle me tripote les courbes du portefeuille, et je me contraignis à accepter la demande.

À certaines conditions.

«Écoutez les filles. Bébé est fatiguée. J’aimerais mieux rentrer tout de suite, mais je vais faire un marché avec vous. Si Bébé ne pleure pas quand nous serons arrivées au Dairy Queen, et si il y a une place de stationnement juste en face de la vitrine, et s’il n’y a pas trop de personnes dans la file, et si vous me promettez de rester tranquilles dans l’auto, je vais aller en vitesse vous chercher vos cornets. C’est clair?»

«OUIIIIII!!!»

Ah, ah, ah! Je les avais bien eues! Jamais toutes ces conditions ne seraient réunies!

Elle le furent.

Je me sentais un peu mal à l’aise à l’idée de laisser les filles seules dans la voiture, mais tout de même: Fille Aînée a sept ans, le quartier est tranquille et, surtout, je pouvais exercer une surveillance de tous les instants par la grande baie vitrée du commerce. En cas de pépin, j’étais à quatre enjambées de la voiture. J’allai donc chercher les cornets, envahie, malgré tout, par un sentiment dérangeant de culpabilité.

J’étais de retour dans la voiture deux minutes plus tard, montre en main. Soupir de soulagement. Que dis-je, euphorie! Tout s’était bien déroulé!

«Qu’est-ce qu’on dit, les filles?»

«Merci, Maman!»

«Merci, MADAME LA FOLLE!»

«… Heu, Eugénie, j’espère que tu sais que, si tu ne t’excuses pas, c’est la dernière fois que je t’amène au Dairy Queen.»

«Quoi, c’est vrai que t’es FOLLE, tu nous as laissées TOUTES SEULES DANS L’AUTO!»

Je fermai les yeux. Dans ma tête, des images fragmentées d’Eugénie divulguant mon crime à ses parents. De la police qui viendrait sonner chez moi. De manifestations de voisins fous de rage devant mon domicile, murmurant qu’on ne peut s’attendre à beaucoup mieux du monde qui a le gazon trop long. De la DPJ emportant mes enfants en larmes loin, très loin de moi. De Père indigne en profitant pour me faire des blagues belges.

Mais surtout, et je m’en excuse, résonna jusqu’au tréfond des moindres fibres de mon corps ce cri du cœur: Petite salope!!!

Je l’avais emmenée au parc! Je lui avais acheté un cornet à deux dollars! Je lui avais fait un sandwich, bordel! Et elle, elle me tenait par où ça fait mal. Et elle serrait fort.

Mes mains tremblantes agrippaient le volant, mes phalanges blanchies annonçant avec éloquence qu’on avait déjà tué pour moins que ça.

Elle n’avait que cinq ans? Et alors?! Je la détestais.

D’une voix blanche, je répliquai finalement: «Eugénie. Je vous ai surveillées tout le temps. J’étais à moins de cinq mètres de la voiture. Si ça n’avait pas été le cas, tu n’aurais pas eu de cornet.»

Silence.

«Alors, tu t’excuses?»

Autre silence, puis: «J’m’esscuze. On va-tu pouvoir revenir?»

«Mais oui, Eugénie, elle avait dit que, si tu t’excusais, on pourrait revenir. Hein, Maman, on va revenir?»

Oh, oui, ma chouette. On va revenir. À deux.

Mais j’espère que tu sais qu’Eugénie, son cornet à elle, il est cuit!

Tout à coup, dans la voiture, ça s’est mis à sentir la vache. La grosse vache. Et j’assumais très bien ce nouveau rôle.