V

 

Septembre arriva vite. La rue de Varenne se peupla de Vikings anorexiques et de féministes des deux sexes, qui s’inscrivirent en masse aux séminaires consacrés à Marguerite Duras, et plus rares à celui de Juliette sur Les Rougon-Macquart. On faisait connaissance la fenêtre ouverte ; le trimestre n’avait pas encore commencé, à la Sorbonne ; on se tutoyait et, après les cours, tout le monde s’attardait sous les arbres de la grande cour intérieure, insoupçonnable depuis la rue. Juliette se plaisait en compagnie des quatre fumeurs de son groupe qui se retrouvaient à la terrasse du café du coin.

Les Pernaud-Saint-John, mère et fils, étaient, disait-on, rentrés d’Amérique, mais prenaient un rab de vacances en Normandie. Gabrielle de Montaigu n’avait jamais reparu, ni à la Fondation, ni chez Basile.

Juliette mettait à profit ses nouvelles indépendance et adresse pour multiplier les virées avec Marianne, qui occupait une chambre de bonne au-dessus de chez ses parents. Elle rentrait presque toujours à l’aube, et passait la matinée au lit. Deux fois par semaine, elle allait donner ses cours. Quinze jours s’écoulèrent, sans même qu’elle pensât à apporter son ordinateur. Il y avait trois tasses à café sales sur le carton qui lui servait de table de nuit. L’après-midi, elle se décidait à ouvrir les volets pour aérer un peu, faisait parfois un shopping ou un cinéma avec Marianne et Virginie.

Une fois, elle découcha, pour un mec rencontré au Balajo, et qui n’en valait pas la peine. Lorsqu’elle rentra chez elle le lendemain, en fin de matinée, Marianne était déjà venue aux nouvelles plusieurs fois, comme en témoignait le clignotement insistant du répondeur. La porte de Patricia était fermée, mais on pouvait entendre le crépitement des touches et le chuintement rauque et saccadé de l’imprimante.

Juliette rembobina et écouta les messages depuis sa chambre, la porte grande ouverte, tout en se débarrassant d’un collant noir filé et d’une robe moulante dont le jersey était durci par la transpiration, aux aisselles. Elle dégrafait son soutien-gorge, et Marianne, pour la troisième fois, égayait l’appartement d’un « Toujou-ou-ours pas ! Ce mec, soit est chômeur, soit hardeur. Je t’ordonne de me rappeler », lorsque Patricia sembla soudain se matérialiser, plantée au milieu du salon, le regard fixe évitant les seins nus de Juliette.

« J’ai “beaucoup” de travail. Je soutiens ma thèse en décembre. Pourrais-tu demander à ta cousine de ne pas appeler aussi souvent, et aussi bruyamment ? »

Juliette enfila son peignoir.

« OK. Elle exagère. Efface tout, j’ai compris l’essentiel. »

Patricia hésita. Elle jeta un coup d’œil à l’appareil, qui enchaînait alternativement une tonalité discontinue, puis le soprano incrédule de Marianne. Quelque chose passa dans son regard lorsqu’elle pressa le bouton et que la bande se refit une virginité. Puis elle informa Juliette qu’elle voyait certains inconvénients à ce que la salle de bains fût utilisée n’importe quand et à ce que le téléphone sonnât après dix heures du soir. De son côté, elle croyait qu’une cohabitation restait possible, à condition que Juliette prenne en compte l’existence terne mais légitime de gens sérieux, qui se lèvent le matin et se couchent le soir, et non l’inverse. Elle espérait qu’à son retour – oui, elle partait avec son fiancé, quelques jours, chez des jésuites, rencontrer des couples catholiques, une petite retraite animée par le père qui devait les marier – tu sais, le « mariage », auquel on doit se préparer –, qu’à son retour Juliette aurait médité elle aussi.

Les deux larges bretelles en nylon vert surpiqué d’un invraisemblable sac à dos sanglaient en effet les épaules de la duègne, qui se retira sur ces mots.

 

« Pathétique », fut le commentaire de Marianne qui fumait rêveusement, et elle étira ses longues jambes entre la table basse et la télé, heurtant le pied gauche de Juliette, toujours en peignoir, mais savonnée de frais. La pointe agressive de l’escarpin mordit dans sa cheville encore humide. C’était là le travers le plus pesant de sa cousine, cette indifférence pathologique au corps de ses consœurs, qu’elle mortifiait régulièrement de coups de coude, queue de cheval, châle, surtout pieds. Elle s’en excusait rarement, fronçait seulement le sourcil, parfois, comme si tout le dérangement était pour elle, et la collision une regrettable conséquence de l’existence des autres filles. Ce travers, et un autre, son corollaire : Marianne souvent acquiesçait à contretemps, « Très bien », « Ah ouais », sans même masquer ses distractions.

Juliette gara ses pieds, en diagonale, sous sa chaise, et attaqua une série de stances, dix ou douze strophes, qui appréciaient les vertus comparées d’un aveu d’échec (le retour avenue de Villiers), et d’une résistance passive (l’occupation de la rue Serpente). Marianne en scandait au hasard les articulations dialectiques de « Tu as raison », et de « Tu crois ». Lorsque le silence retomba, elle replia ses jambes, prit un air concentré, et lâcha : « Attends de voir. Pour l’instant elle n’est pas là. C’est sympa ici. Je peux interroger mon répondeur ? »

Au fond, Marianne avait raison. Il n’y avait pas le feu. On était vendredi, le week-end ne s’annonçait pas mal. Elle devait passer à la Fondation rendre son premier paquet de copies – un test destiné à répartir les élèves en groupes de niveaux. On verrait après. Lorsqu’elle sortit tout habillée de sa chambre, il était trois heures.

« J’ai eu Basile. On passe chez lui ce soir. Il a deux fêtes. Je vais appeler Sophie pour lui proposer de faire un chinois avant. J’en ai marre de danser le ventre vide. Je t’attends ici ou tu me rejoins chez moi ? Dis donc, c’est bizarre, Basile prétend qu’il a eu Gabrielle au téléphone, mais qu’elle partait ce soir pour le week-end d’intégration de la Fondation, avec David, au bord de la mer. Ils ne t’invitent pas dans ces cas-là ?

– J’y suis depuis deux semaines. Comment veux-tu que je sache ce qui se fait dans ces cas-là ?

– Ah oui, très bien. »

Marianne avait de toute évidence zappé. « Il faut que je passe au pressing récupérer ma veste bleue. Tu n’aurais pas du liquide ? »

 

Ses étudiants l’attendaient, ayant tous adopté, en l’honneur de cette première mise en scène de son pouvoir et de leur dépendance, la mine soucieuse de l’élève qui espère la moyenne, mais ne veut pas paraître s’en contenter. Très vite, le naturel revint. L’intercours reforma la solidarité des fumeurs exilés sur une terrasse qui couronnait l’aile droite du bâtiment, s’avançant en surplomb le long de la cour d’entrée et perpendiculaire à la rue. Cinq minutes de conversation confirmèrent l’organisation impromptue d’une « party » à Couberville et creusèrent l’inquiétude de Juliette, qui comprenait peu à peu que tous les enseignants de la Fondation y étaient invités.

Depuis qu’elle avait pris ses fonctions de boursière, Juliette avait croisé à plusieurs reprises la muette apparition qui lui avait, le premier jour, désigné le fond du vestibule d’un doigt réprobateur. Il s’agissait, lui avait expliqué Patricia, d’une parente éloignée de feu Mr. Saint-John, la petite-fille d’une cousine de son père qui avait épousé dans les années folles un publicitaire alcoolique. Son grand-père s’était suicidé en 1929, laissant une femme et des enfants ruinés. Depuis lors, et bien que la famille eût continué de désapprouver la mésalliance, et d’en commenter les inévitables conséquences, elle avait toujours offert une aide financière discrète mais solide à ses victimes. Ruth Barry était la dernière descendante de cette branche défavorisée, et occupait un poste ambigu à la Fondation. Une sorte de gouvernante, comme en ont les châtelains anglais, aimait-elle à dire à ceux qui la questionnaient. Celle sur qui repose toute l’organisation de la maison. Une maîtresse déléguée qui pallie les paresses de la vraie. Une égale qui s’obstine à justifier la charité dont elle vit par un travail ingrat, si possible humiliant. Ruth avait tenu à occuper l’ancien appartement du concierge, s’exposant constamment à ce qu’on la prît pour ce qu’elle se faisait fort à chaque fois de montrer qu’elle n’était pas. Célibataire d’une quarantaine d’années, elle endossait l’emploi de vieille fille, faire-valoir idolâtre de l’héroïne, directement calquée sur la Suzanne Shepherd des Ailes de la colombe ou l’Henrietta Stackpole d’Isabel Archer. Tout cela était du pur Patricia, qui percevait et décrivait le monde à travers le filtre exclusif de James, sur qui elle achevait une thèse de huit cents pages : elle disait « Vieux continent » pour Europe, se vantait d’incarner pour ses étudiants un idéal de sophistication décadente, feignait de s’en offusquer, rêvait de déposer sa liste de mariage chez un antiquaire, plutôt qu’à la boutique blanche du Printemps.

Il manquait à Ruth Barry, pour coller au canevas jamesmaniaque de Patricia, une héroïne concordante. La sienne avait soixante-huit ans, et manifestait beaucoup d’indépendance pour une pupille. Depuis que Juliette connaissait leur existence à toutes deux, la maîtresse, la princesse sur laquelle Ruth aurait dû, à l’instar des vierges américaines traditionnelles et mûrissantes, exercer un paradoxal contrôle, lézardé de fascination, avait marqué un souverain affranchissement. Du moins échappait-elle géographiquement à sa garde rémunérée, puisque Mrs. Pernaud-Saint-John n’avait, à la connaissance de Juliette, pas reparu rue de Varenne depuis le mois de juin.

Ruth en revanche occupait continuellement les lieux, son ombre nette débordait de la loge, se dédoublait, hantait l’escalier d’honneur en même temps que la cafétéria, parfaite, égale à la première impression que Juliette avait reçue d’elle, défiant quiconque d’admettre qu’elle était réellement ce que tout en elle affichait, claironnant du geste et niant du regard son appartenance au personnel administratif, donc théoriquement capable, par exemple, d’expliquer à Juliette en quoi consistait un « week-end d’intégration », et si elle devait ou non y participer.

Juliette attendit cinq longues minutes devant la porte vitrée. Elle avait déjà frappé à plusieurs reprises, et guettait, résignée, les échos d’un murmure de voix attestant d’au moins une présence. Enfin la conversation parut s’éteindre, et les lames du store s’écartèrent, comme une visière de casque, une garde que l’on baisse. En la reconnaissant, Ruth eut un mouvement hésitant du menton, vers l’épaule gauche, mais ne regarda pas derrière elle, dans les profondeurs de la chambre que, supposait Juliette, commandait le petit bureau aveugle dont elle devinait, entre les lignes, l’ordre sombre. Ruth entrouvrit la porte, sortit comme à regret, et referma soigneusement derrière elle. Sa réponse aux doutes de Juliette résonna, plus glaciale que l’air du vestibule, soudain carrément automnal.

« Vous étiez prévenue. J’ai laissé moi-même un message sur votre répondeur, ce matin, vers dix heures trente, vous invitant, vous et Miss Toucourt. Elle m’a d’ailleurs aussitôt rappelée pour m’informer qu’elle était dans l’impossibilité de s’y rendre. J’ai peur que vous ne deviez vous aussi y renoncer. Le dernier train part dans dix minutes. »

Juliette revit le doigt de Patricia enclencher la touche « Effac ».

« Qui est-ce, Ruth ? »

La porte vitrée s’ouvrit largement, ébranlant d’une secousse inhabituelle l’armature métallique, dans un bruit de petite monnaie qui tombe sur un comptoir, et Ruth s’écarta, soudain effacée de la scène, regard vide, genou dérobé. Les deux appliques du vestibule ne suffisaient pas à éclairer l’antre de la gardienne, et Juliette discerna un assemblage approximatif de contours, reconstruisit une forme probable, à la manière d’un portrait-robot : petite, ferme, jadis très jolie, et encore, sans que la nature n’y soit plus pour rien, blonde platine.

« Je vous reconnais, Juliette Nassandres. On m’a montré votre dossier. Il faut que vous alliez à Couberville, vous savez. J’ai cédé la place. Demain, c’est la marée d’équinoxe. Prenez un ciré, et allez-y, vous ne le regretterez pas. David m’a ramenée en voiture, et il repart à vide dans une heure. Je lui dirai de passer vous prendre. Il faudra aussi que vous veniez me voir la semaine prochaine. Il y a d’autres obligations, ici, que le tutorat. »

Sans lui laisser le temps de répondre, Hélène Pernaud-Saint-John traversa le vestibule en direction de l’ascenseur. Juliette entrevit un profil d’ingénue démodée, menton insolent, lèvres peintes en rose. De dos, le corps paraissait juvénile, à l’exception des chevilles, mal assurées, qui s’entrechoquèrent brièvement, les deux talons de bois veiné formant soudain un angle macabre, entre deux dalles. Les portes d’acier s’ouvrirent, et l’avalèrent comme une proie.