VII

 

La porte de l’appartement était entrouverte. Le salon, parfaitement vide. Des voix américaines provenaient de la chambre de Patricia. Juliette s’approcha, jeta un coup d’œil dans la sienne. Ils avaient pris les quelques meubles, sa valise. Les vêtements gisaient entassés.

« Thanks, Ruth. Did you call miss Toucourt ?

– No, I can’t. It’s a sort of convent, I suppose. Oh, Miss Nassandres, c’est vous ? »

La haute silhouette de Ruth émergea, se détachant sur une affiche des Offices représentant une vierge de Fra Lippo Lippi qui ornait la porte de Patricia, toutes deux incongrues dans la pièce nue. Son visage, pourtant enclin d’ordinaire au mépris, paraissait inexpressif. Derrière elle, un homme d’une soixantaine d’années quitta l’embrasure de la fenêtre, et fit face à Juliette.

« Mr. Van Andersen, Miss Nassandres. The roommate », articula Ruth, d’une voix sans timbre.

Juliette tendit une main incertaine, aussitôt empoignée avec vigueur par le visiteur. Elle croisa son regard, d’un bleu délavé assorti à sa chemise en oxford. Malgré l’embonpoint et la moustache grise, il se dégageait de sa personne une juvénilité souriante. On devinait sans mal le garçonnet propre et bien né qu’il avait dû être. Juliette vit en un éclair un collégien dévaler un perron de briques flanqué de poivriers, et filer dans le printemps new-yorkais, la mine confiante d’un gamin épargné par la Grande Dépression. Elle lui rendit son sourire.

« La situation est délicate, mademoiselle. » Une ombre passa dans ses yeux ciel, reflétant peut-être l’effort qu’il faisait pour contrôler une prononciation laborieuse. « L’appartement est assuré, mais Miss Barry me dit que le verrou n’a pas été forcené. Avez-vous le clef ? » Juliette fit non de la tête. « Nous voulons trouver une solution. Je dois consulter ma femme. Pouvez-vous nous joindre à notre hôtel, dans une heure. Elle aimera vous parler. Je doute que vous habitiez encore ici. Sans le fridge, et la porte qui ne fermer plus… A tout à l’heure, goodbye Ruth. »

Van Andersen traversa le salon d’un pas léger qui démentait la gravité de son ton. Ruth attendit pour parler que l’escalier cessât de craquer, que la porte cochère retombât, que la minuterie s’éteignît. « Cela ne me regarde plus. May Van Andersen est la belle-sœur de Mrs. Pernaud-Saint-John. La sœur de son défunt mari. Ils sont descendus au Crillon. Vous avez beaucoup de chance qu’ils prennent les choses en main. Sauriez-vous dire ce qu’on a volé à Miss Toucourt ? »

Juliette embrassa la chambre du regard. Le Mac, bien sûr, la minichaîne. Par terre, dans un coin, une dizaine de disquettes éparpillées. Juliette respira enfin normalement. Patricia avait certainement sauvegardé tout ce que contenait l’ordinateur. Elle n’avait pu penser qu’à cela. Durant le long trajet qui l’avait ramenée gare Montparnasse, les yeux hébétés fixés sur les pupilles dilatées de milliers de vaches, elle avait tenté d’affronter la possibilité que sa négligence ait causé la perte des sept cents trente-neuf pages de la thèse de Patricia.

« Le Mac, la minichaîne. » Juliette souriait presque de soulagement, et lut dans les yeux de Ruth, qui avaient retrouvé depuis le départ de Van Andersen leur habituelle condescendance, que ce sourire la choquait.

 

Place de la Concorde. Il se mit à pleuvoir. En traversant la Seine, Juliette retrouva la sensation sur son front du souffle humide et frais qui l’avait saisie, le matin même, en ouvrant ses volets sur la mer haute. Elle n’avait jamais mis les pieds dans un palace, et anticipait avec impatience un décor de comédie sentimentale, Ariane, qu’elle avait revu l’hiver précédent au « Cinéma de minuit », des tables roulantes nappées de damassé blanc, des seaux à champagne en argent, des liftiers au regard complice.

Il n’y avait pas de liftier, même réprobateur. On l’attendait au deuxième étage, suite no 21. La porte s’ouvrit au moment même où Juliette sortait de l’ascenseur, et s’aventurait sur les ramages vert dollar de l’épais tapis. Van Andersen s’était changé, et portait maintenant un costume sombre, à la place du velours côtelé, très week-end, de tout à l’heure.

« Entrez, je vous prie, Miss Nassandres. » Son hôte frottait ses mains grassouillettes l’une contre l’autre, et jetait des regards incertains derrière son épaule. Lorsqu’elle parvint à sa hauteur, il s’effaça devant Juliette, qui hésita un instant au seuil du salon carré, meublé de Louis XV bleu pâle. Deux fenêtres ouvraient sur la rue Boissy-d’Anglas, entre lesquelles se tenait, vêtue d’une robe lavande qui jurait avec l’azur des rideaux, une grande femme, plantureuse mais musclée, impeccablement maquillée, coiffée à la lionne, et qui aurait pu tout aussi bien avoir ou n’avoir pas connu la dernière guerre. Les traits étaient lisses, hauts les seins, un peu cassantes les mèches rousses, fatigués les yeux gris. Quittant le contre-jour des voilages, elle traversa la pièce, prit Juliette par l’épaule, et l’assit près d’elle, d’une main ferme, sur une méridienne en velours. Sous le lustre, elle paraissait maintenant ses soixante ans repassés avec soin. Juliette n’aurait su dire si la pression maintenue sur son bras, d’une main chargée de bagues chères, était protectrice ou contraignante.

« Asseyez-vous, Erik. Je vous laisse lui expliquer. »

May Van Andersen ne l’avait pas quittée des yeux. Juliette se tourna vers son mari, sentant à quelques centimètres cette présence insistante, le haut du corps de sa geôlière tendu vers elle.

« Nous pouvons faire un arrangement. » Erik Van Andersen contourna un divan tendu de soie ivoire, et posa son large postérieur sur la table basse dont le verre, cerclé d’or, parut frémir. « Remplacer ce qui vous a été dérobé. A vous et à Miss Toucourt. Mais nous pouvons faire mieux. Pour vous. Nous connaissons Patricia. »

Il jeta un coup d’œil entendu à sa femme, bien que sa position, le profil qu’elle lui présentait obstinément, l’empêchât de rien remarquer.

« Le risque est qu’elle vous en veut. Que diriez-vous d’un logement nouveau, pour vous seule ? I mean, si nous venons à un accord. » Il paraissait reprendre confiance à mesure qu’il parlait. « Il se trouve que nous pouvons avoir besoin de vous. De votre secours. No, concours.

– Aide, reprit Mrs. Van Andersen. Avez-vous entendu parler de l’atelier d’Elaine ? Ou plutôt, non, il ne faut pas commencer par là. Etes-vous bien consciente de ce que vous coûterait cette petite affaire, si nous n’intervenons pas ? Il ne s’agit pas de chantage, mais nous devons pouvoir vous faire confiance. »

Juliette n’en revenait pas. Sans aucune trace d’accent, la voix flottait vers elle, et dessinait les contours d’une intrigue, donnait forme aux rêveries qu’avait fait naître sa première visite à la Fondation. Une excitation avait point dans sa réponse vive :

« Je n’ai pas le choix. Que voulez-vous de moi ?

– Il y a des choses que vous n’avez pas besoin de savoir. » Mrs. Van Andersen s’était détournée dans la direction opposée, et fixait son mari, la parole toujours dissociée du regard. « Nous avons des raisons de penser qu’Elaine nous cache quelque chose. Sur elle, sur son passé. Nous avons mené une enquête, qui n’a rien donné. Ce n’est pas de la curiosité, vous savez, ni de l’indiscrétion. Mais nous avons des intérêts communs. Si jamais elle venait à mourir la première, nous craignons des surprises, au sujet de la succession. Nous estimons qu’elle pourrait vouloir se confier, à vous. »

Erik sourit largement : « C’est May qui a eu l’idée de le atelier. C’est un moyen très habile. Vous pourrez demander à Ellie d’écrire sur elle. Demander ses confidences pour l’écriture d’un roman. La solliciter. » Tout fier d’avoir réussi à placer un verbe rare, Erik rayonnait. Juliette, interdite, les regardait alternativement. Un silence se fit, qui décomposa l’air réjoui de l’époux. Très lentement, la tête de Mrs. Van Andersen pivota. Les yeux baissés, elle accentua sa pression sur l’avant-bras de Juliette, et attendit.

« Je ne comprends pas vraiment. Pourquoi. Et pourquoi moi.

– C’est un marché, Juliette Nassandres. » Les paupières fardées se relevèrent. « Un studio que vous serez libre de continuer à occuper, même lorsque vous ne travaillerez plus à la Fondation. Et une bourse d’études d’un an à Harvard. En échange, un rapport. Même inconsistant. Même vide. Ce qu’il ne sera pas, j’en suis convaincue. »

Juliette regarda ses pieds. Elle portait toujours les tennis boueuses qu’elle avait enfilées ce matin, dans la chambre même de celle qu’on appelait Elaine, et qu’on lui demandait d’espionner. Il y avait d’infimes traces de terre sur la moquette bleue.