Une fois n’est pas coutume, Marianne avait réuni tout son monde au restau. Il y avait là Basile, Sophie, Virginie, la sœur de Sophie, une lycéenne montée en graine qui les bassinait avec ses bacs blancs, et un copain de Basile, dont Juliette ne put déterminer s’il s’appelait Martin ou Thomas, ni si elle l’avait rencontré rue de Verneuil ou au Balajo. Il était certain, en revanche, que Marianne avait des vues sur lui. Mutisme, regards perdus et demi-sourire, les signes ne trompaient pas. Ainsi modifié, l’équilibre habituel du groupe reposait sur les épaules étroites de Basile, qui dut écluser deux bouteilles de beaujolais nouveau pour animer la soirée.
A onze heures, ils étaient tous passablement éméchés et enclins à l’assoupissement, sauf Marianne qui buvait peu. Thomas/Martin semblait conscient d’avoir suscité chez elle une réaction prometteuse, bien que difficile à déchiffrer. Il fut le seul à seconder son soudain regain d’entrain, et à la soutenir lorsqu’elle parla d’aller à La Nouvelle Eve. Juliette elle-même aurait bien décliné, mais elle savait que ce genre de défection, dans un contexte giboyeux, n’était même pas envisageable. Plus tard, oui, elle serait non seulement autorisée, mais même discrètement invitée à leur fausser compagnie. Mais il faudrait pour cela une allégeance temporaire, quelques verres de plus, un semblant de convivialité festive. Marianne décida par-dessus le marché Basile et Virginie, que son récent célibat stimulait plus que de raison. Elle arborait une nouvelle et désastreuse coupe de cheveux, talonnait le taux d’alcoolémie de Basile, s’emmerdait ferme.
Ils s’entassèrent donc à cinq dans la Mini, cinq corps astiqués, cinq degrés de conscience également affectés, et pourtant décalés. Marianne était passée à une nouvelle phase de sa stratégie habituelle, et se montrait maintenant carrément agressive avec Martin – Thomas était roux, Juliette s’en souvenait maintenant –, le contredisant sur tout d’un ton badin, affectant la brutalité, le secouant d’ordres contradictoires concernant le maniement de l’autoradio et du chauffage. A l’arrière, Basile se tenait droit, le haut du crâne vissé au toit de l’Austin, et saluait d’un rire frénétique les saillies de Marianne. Il masquait à Juliette le profil de Virginie, qui se trouvait à sa droite, mais elle pouvait voir ses mains s’écorcher mutuellement le contour des ongles, démentant ses efforts nerveux pour accompagner le refrain de « Mirza ».
Marianne, apercevant la mine renfrognée de sa cousine dans le rétroviseur intérieur, lui adressa un regard mauvais, et lui lança deux ou trois vannes, rien que pour montrer à Martin qu’elle ne lui réservait même pas de traitement de défaveur. Mortifié, celui-ci commençait à se demander ce que lui voulait cette harpie. La troisième phase de la conquête était imminente. Tant mieux, Juliette avait sommeil.
Il fallut pourtant encore quelques déhanchements sur la piste surélevée du vieux dancing de Pigalle, où une foule de bécébégés savourait l’équivoque de plafonds en stuc coquin, d’abat-jour plissés qui diffusaient une lueur rouge de bordel. Juliette détestait cet endroit. On ne trouvait jamais de taxi à la sortie, et c’était là que Simon, son ex-futur concubin, lui avait posé son dernier lapin.
L’accès au bar était impossible, le vendredi soir, et Basile s’était éclipsé avec deux mecs que Juliette identifia comme de notables et réguliers possesseurs de coke. Virginie s’était incrustée à une table d’inconnus ou, plutôt, s’était appropriée une chaise vide, un peu à l’écart, d’où elle contemplait la piste d’un air furibond. En attendant son vestiaire, Juliette surprit les propos de deux blondes, habillées quasi pareil, minijupe noire et caraco molletonné : « C’est nul de sortir le vendredi soir, après on est crevées le samedi. D’un autre côté, on ne peut jamais savoir si on aura une fête le samedi, alors. »
Il était une heure moins le quart lorsque Juliette paya son taxi. Son expérience de noctambule lui avait au moins appris deux choses : ne jamais manquer ni de liquide, ni de clopes. En conséquence, elle promenait toujours une besace volumineuse, qui pouvait contenir une demi-cartouche. Elle était bien connue des taxeurs, mais jamais à court. Quant au fric, elle avait compris très tôt. La première fois qu’elle était allée aux Bains avec Marianne, à peine trente ans à elles deux, elles avaient cru pouvoir s’en tirer gratis. Poursuivies par un serveur qui exigeait qu’elles consomment, elles avaient dû faire la quête – faire la quête aux Bains, les bras, après coup, lui en tombaient encore. Elles ne s’étaient même pas beaucoup amusées. Il y avait trop de lumière, des garçons partout qui se roulaient des pelles, musique non identifiée. Elles s’étaient retrouvées boulevard de Sébastopol, à cinq heures du matin. Il faisait presque jour, et elles s’apprêtaient à traverser Paris à pied. Un taxi s’était arrêté, proposant de les avancer un peu. Marianne, inégalable, avait tenu le crachoir sans faiblir jusqu’à ce qu’il les ait déposées avenue de Villiers.
C’était une époque un peu désordonnée, dans la vie de Juliette ; sa mère avait quitté le domicile conjugal, et venait d’annoncer sa décision de se remarier et d’aller vivre en Autriche. Son père n’en paraissait pas affecté, et avait étendu sa muette passivité aux agissements de sa fille, qui en avait profité.
Elle avait eu de la chance, cette nuit-là, mais il ne fallait pas tenter le diable, et elle ne sortait plus jamais sans assurer financièrement son retour. Certaines de ses copines trimballaient aussi des capotes, dans la poche intérieure de leur sac à main. Dont l’emballage intact, mais froissé par un trop long séjour dans ladite poche, témoignait, lorsqu’elles s’avisaient de le brandir à titre d’exemple, de son exclusive valeur totémique. Une génération perdue pour la propagande sanitaire, et dont seules quelques représentantes rigoureuses, souvent filles de médecins, retenaient les nouveaux interdits.
Elle avait largement de quoi régler le taxi et griller une dernière cigarette sur sa petite terrasse avant d’aller se coucher. La nuit était glacée et sentait déjà le sapin, la bûche et les robes de velours. Il y avait toujours moins de fêtes, en novembre, chacun se réservant pour le réveillon, et pourtant il régnait un climat un peu fébrile d’anticipation, qu’illustrait l’insistance de Marianne à sortir, ce soir encore.
Trop froid, en tout cas, pour ne pas rappeler à Juliette les inconvénients du porte-jarretelles qu’elle avait, avec un sentiment de provocation marginale partagé pourtant par toutes les filles qu’elle connaissait, remis en vigueur. Hélène aurait haussé les épaules – car il fallait maintenant tenir compte du point de vue d’Hélène –, elle qui n’avait probablement perçu du féminisme, là-bas, dans la haute new-yorkaise, que les échos frivoles d’une petite révolution vestimentaire. Juliette pouvait, en se penchant légèrement à gauche, par-dessus la balustrade, entrevoir les fenêtres de la Fondation, et l’unique lumière qui filtrait, au denier étage, entre les fentes du volet.
Elle n’était pas seule à veiller, ce soir, ni même à prendre ainsi le frais, comme l’en avertit soudain un raclement de gorge provenant de l’étage supérieur. Juliette leva la tête, aperçut d’abord un point rougeoyant, jumeau de celui qui lui brûlait déjà presque les lèvres, puis une mèche de cheveux raides, enfin la moue pincée de Gabrielle. Elle avait su, par Patricia (dont ç’avait été le seul commentaire, après le cambriolage, lorsqu’elles s’étaient croisées dans la salle des profs), que David et Gabrielle étaient ses nouveaux voisins. Mais elle ne les avait encore jamais rencontrés, ni envisagé comment cette rencontre aurait lieu.
« Salut ! Tu montes, j’ai un reste de champagne et j’ai perdu le bouchon spécial, là. Tu y crois, toi, au coup de la petite cuiller ? Moi non, je suis toute seule et il reste au moins trois coupes, tu viens ? »
Juliette se sentit prise en défaut. Pour une fois, elle n’avait rien prévu dans ses fantasmes insomniaques, ou alors il y a bien longtemps, et ses suppositions inadéquates étaient restées enfouies dans le sable humide du Traunsee. L’invitation de Gabrielle constituait un rebondissement, microscopique, mais indéniable. Elle monta.
Gabrielle avait déjà ouvert sa porte, et l’attendait, blottie dans un lourd chesterfield de cuir noir, les genoux remontés jusqu’au menton. Pour la première fois, Juliette remarqua qu’elle paraissait quelques années de plus qu’elle. Trente, trente et un peut-être. Les mollets musclés, plusieurs vrais bijoux, l’âge où l’on commence à s’entretenir la fesse et le moral, à coups de Gymnase Club et d’achats luxueux. Le contour de ses petits yeux révélait, malgré l’éclairage indirect de l’halogène, de fines griffures et quelques traces d’anticernes. Elle portait une robe de chambre à dessins cachemire un peu douteuse, et, semblait-il, rien dessous. A côté d’elle, un chat ordinaire lorgnait une télé allumée, mais sans le son. La pièce était environ deux fois plus vaste que son propre studio, un escalier menait à une porte close.
« Assieds-toi », fit Gabrielle en lui désignant successivement (d’un geste gracieux qui révéla, sous la manche glissante, un coude bronzé) une coupe pleine et la place du chat, sur le canapé. L’animal comprit et bondit.
« David n’est pas là ? » s’enquit Juliette, qui commençait à se demander si Gabrielle avait bu seule les trois quarts de la bouteille.
« Il vient de partir avec mon frère. Ils ont une fête dans le dix-huitième. Très peu pour moi. Et toi, tu es sortie ? » poursuivit-elle en interrogeant du regard la jupe et les escarpins de son invitée.
« Non, si, mais j’ai séché la fin », répondit-elle, en songeant que cette double information intéresserait Marianne – soirée dans le dix-huitième, frère de Gabrielle – du moins si sa nuit et Martin n’avaient pas donné satisfaction. Elle trempa ses lèvres dans le champagne tiède, hésita, puis vida la coupe d’un trait.
« Tu trouves ça bizarre que je le laisse sortir tout seul ? demanda Gabrielle.
– Il n’est pas tout seul, s’il y a ton frère avec lui », répondit Juliette au hasard.
Gabrielle se marrait. « Comme tu dis, oui. Charles en chaperon, c’est parfait. Sauf qu’il est amoureux de David, évidemment. Heureusement, de ce côté-là, je ne risque rien. De toute façon, à partir de minuit j’ai sommeil, alors j’ai décidé une fois pour toutes de ne pas me forcer. »
Juliette salua d’un hochement de tête cette proclamation héroïque.
« Tu es très copine avec Basile ? » poursuivit Gabrielle.
Prudemment, Juliette se coinça une cigarette entre les lèvres, excellent prétexte pour répondre d’un simple haussement de sourcils, qui pouvait à peu près signifier n’importe quoi.
« Trop bavard, hein ? Je te ressers. Ils racontent tous tellement de trucs, tu sais, sur la Fondation, sur David, sur Ellie. Tu es allée la voir, il paraît ? Non, non, ne me réponds pas, ça ne me regarde pas. Mais méfie-toi, c’est une bluffeuse de première. Moi, elle me tolère, elle est bien obligée. Après tout, j’ai le même âge qu’elle lorsqu’elle a épousé Dick. Et j’ai plus de fric. »
Le chat délogé revint à la charge, et Juliette eut un mouvement de recul qui projeta quelques cendres sur la moquette beige.
« N’aie pas peur, intervint sa maîtresse. Elle n’a pas d’humeurs, ni de chaleurs, rien. Elle prend la pilule. »
Juliette resta environ une heure, fuma cinq cigarettes, finit le champagne. Gabrielle mit ce temps à profit pour lui démontrer, par tous les moyens, la stabilité et la force de sa position auprès des Saint-John. Elle n’aurait pas agi autrement si le but ainsi recherché avait été de décourager une éventuelle concurrence. Elle faisait partie de ces filles qui compensent un physique moyen par une constante expression de douceur et de sérénité, un sourire languissant, une féminité conventionnelle, et toujours cet air de savourer un confort acquis, que démentait son insistance même à le proclamer. Lorsque Juliette laissait errer son regard ou tardait à relancer la conversation, Gabrielle manifestait son indépendance et la richesse de sa vie intérieure en s’occupant à de menus gestes, fouillant avec concentration les poches de son peignoir, en inventoriant avec un intérêt disproportionné le contenu, extirpant chaque fois avec un ravissement nouveau une pince à épiler, un stylo bille, un trombone.
Lorsque Juliette redescendit, David n’était pas encore rentré. Mais, une fois couchée, elle crut percevoir les échos, assourdis en même temps qu’amplifiés par la distance, de voix et de rires au-dessus de sa tête. Troublée, elle revécut alors les rares soirées de son enfance où ses parents recevaient, dans le grand salon de l’avenue de Villiers, et où parvenaient jusqu’à sa chambre de brusques et mystérieuses explosions simultanées, de rires ou de protestation, qui résumaient à ses oreilles toute la complicité incompréhensible des adultes entre eux, et lui signifiaient son exclusion.