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ES CHAUDS RAYONS QUI TRANSPERÇAIENT LA VOÛTE feuillue mouchetaient de lumière le pelage de Cœur de Feu. Il se tapit contre le sol pour dissimuler sa robe ambrée au milieu du vert des broussailles.
Pas à pas, il se glissa sous les fougères. Il avait décelé l’odeur d’un pigeon. Il se coula à pas mesurés vers la source du délicieux parfum : l’oiseau dodu picorait au milieu de la verdure.
Le guerrier sortit ses griffes, les pattes tremblant d’excitation. Après avoir chassé toute la matinée à la tête de la patrouille de l’aube, il mourait de faim. En cette saison, les proies abondaient ; le moment était venu pour la tribu de profiter des trésors de la forêt. La pluie s’était faite rare depuis les inondations survenues à la saison des feuilles nouvelles ; malgré tout, les bois regorgeaient de gibier. Après avoir réapprovisionné le Clan en viande, Cœur de Feu pouvait enfin se chercher à manger. Il banda ses muscles, prêt à bondir.
Soudain, la brise apporta une deuxième odeur jusqu’à son museau. Il entrouvrit la bouche, interloqué. Le pigeon, qui avait dû sentir la même chose, se redressa d’un seul coup et déploya ses ailes… trop tard ! Une boule de fourrure blanche déboula de sous un roncier. Elle sauta sur le volatile surpris qu’elle plaqua au sol avant de l’achever d’un coup de dents à la nuque.
Cœur de Feu en resta bouche bée. Le délicieux parfum du gibier frais vint chatouiller ses narines. Il sortit des fourrés pour féliciter l’animal blanc au poil duveteux :
« Bravo, Nuage de Neige ! Jusqu’au dernier moment, je ne me suis douté de rien. »
Le novice agita la queue avec mépris.
« Ce crétin d’oiseau non plus ! » se vanta-t-il.
Cœur de Feu se raidit. Le chaton était à la fois son apprenti et le fils de sa sœur, Princesse. Il s’agissait d’en faire un combattant accompli, respectueux du code du guerrier. C’était sans nul doute un bon chasseur, mais il manquait d’humilité. En secret, son oncle se demandait parfois si le petit comprendrait un jour l’importance des préceptes traditionnels de loyauté transmis de génération en génération par les félins de la forêt.
Nuage de Neige avait été adopté par le Clan du Tonnerre peu de temps après sa naissance, à la ville. Il avait été amené au camp par Cœur de Feu, qui savait d’expérience que la tribu méprisait les chats domestiques. Lui-même avait passé les six premiers mois de sa vie chez les Bipèdes, ce qui restait en travers de la gorge de certains. Il remua les oreilles avec impatience. S’il faisait tout son possible pour prouver sa loyauté, son neveu, en revanche, en était encore loin. Pour gagner la sympathie de ses compagnons, Nuage de Neige allait devoir perdre un peu de son arrogance.
« Ça tombe bien que tu sois si rapide, fit remarquer le chasseur roux. Tu étais mal placé. Le vent m’a apporté ton odeur. Même ta proie pouvait te sentir. »
L’échine du chaton se hérissa.
« Je le savais, bien sûr ! rétorqua-t-il. Mais cette colombe était trop bête pour m’échapper ! Ça crevait les yeux ! »
Défié du regard par son élève, Cœur de Feu passa en un instant de la contrariété à la colère.
« C’est un pigeon, pas une colombe ! jeta-t-il. D’ailleurs, un vrai guerrier montre plus de respect pour le gibier qui nourrit son Clan !
— C’est ça ! Nuage d’Épines ne doit pas être au courant, alors ! Hier, il a ramené un écureuil en disant : “Un nouveau-né aurait pu l’attraper, cet abruti !”
— Nuage d’Épines n’est qu’un apprenti ! Comme toi, il a encore beaucoup à apprendre… »
Le mauvais garnement tâta l’oiseau d’un air boudeur.
« Pff ! Je l’ai attrapé, pourtant ! marmonna-t-il.
— Être un vrai guerrier, ça ne se limite pas à attraper des pigeons !
— Je suis plus rapide que Nuage Blanc et plus fort que Nuage d’Épines ! Qu’est-ce que tu veux de plus ?
— Tes camarades sauraient qu’un chasseur n’attaque jamais avec le vent dans son dos, eux ! »
Cœur de Feu savait qu’il ne devait pas se laisser embarquer dans une dispute, mais l’obstination du petit l’exaspérait. Agacé, Nuage de Neige se mit à brailler :
« Et alors ? Tu étais peut-être face au vent, en attendant c’est moi qui l’ai attrapé, ce pigeon !
— Silence ! » souffla son oncle.
Sur le qui-vive, il huma l’air. Dans les bois soudain silencieux, l’écho de leurs voix résonnait étrangement. Le novice épia les alentours.
« Qu’y a-t-il ? Je ne sens rien, chuchota-t-il.
— Moi non plus.
— Alors pourquoi t’inquiéter ?
— Griffe de Tigre », répondit son mentor du tac au tac.
Le vétéran au poil brun hantait ses rêves depuis qu’Étoile Bleue l’avait banni du Clan quelques jours plus tôt. Son crime ? Avoir essayé de tuer leur chef. C’est Cœur de Feu lui-même qui avait fait échouer ses plans avant de dévoiler tous ses méfaits à la tribu. Depuis, on n’avait plus revu le matou exilé. Pourtant, tandis que le guerrier roux écoutait le silence de la forêt, la peur lui tordit les entrailles. Les arbres eux-mêmes semblaient tendre l’oreille en retenant leur souffle. Les derniers mots prononcés par son vieil ennemi lui revinrent alors à l’esprit : Ouvre l’œil. Dresse l’oreille. Parce qu’un jour je te retrouverai, et je te ferai la peau.
La voix de Nuage de Neige rompit le silence.
« Griffe de Tigre ? s’esclaffa-t-il. Que viendrait-il faire ici ? Étoile Bleue l’a exilé !
— Je sais. Et seul le Clan des Étoiles sait où il a filé. Mais il nous a bien fait comprendre qu’il n’en avait pas fini avec nous…
— Je n’ai pas peur de ce traître !
— Eh bien, tu devrais ! Griffe de Tigre connaît ces bois aussi bien que nous. S’il tombait sur toi, il te mettrait en pièces. »
Nuage de Neige renifla d’un air méprisant et se mit à faire les cent pas.
« Depuis qu’Étoile Bleue t’a nommé lieutenant, tu es devenu grognon, ronchonna-t-il. Si tu n’as rien de mieux à faire que passer ta matinée à me terroriser avec tes histoires à dormir debout, je file. Je suis censé chasser pour les anciens. »
Sur ces mots, il se faufila entre les ronces en abandonnant le pigeon mort.
« Reviens ici tout de suite ! beugla Cœur de Feu, furieux, avant de secouer la tête. Tant pis pour lui s’il tombe sur Griffe de Tigre ! » se murmura-t-il à lui-même.
La queue battante, il ramassa l’oiseau : fallait-il le ramener à la place de Nuage de Neige ? Chaque guerrier est responsable de son propre gibier, finit-il par estimer. Et il jeta le pigeon dans une grosse touffe d’herbes. Il alla piétiner les longs brins pour mieux le dissimuler. Mais comment être sûr que le novice revienne chercher sa proie ? Il n’aura rien à manger tant qu’il ne l’aura pas ramenée, décréta le mentor. Son apprenti devait à tout prix comprendre que, même à la saison des feuilles nouvelles, on ne gâchait pas le gibier.
De plus en plus haut dans le ciel, le soleil brûlait la terre et desséchait les feuilles des arbres. Cœur de Feu dressa l’oreille. Un silence étrange régnait toujours, comme si les habitants de la forêt se cachaient en attendant que la fraîcheur du soir les délivre d’une journée étouffante. Ce calme inhabituel le perturbait. Peut-être devrais-je rejoindre Nuage de Neige…, se dit-il.
Le chat roux entendit la voix familière de son meilleur ami, Plume Grise, ronchonner : Tu l’as déjà prévenu, ça suffit bien ! Voilà ce que l’ancien chasseur du Clan du Tonnerre lui aurait dit… Aussitôt, des souvenirs doux-amers l’assaillirent. Plume Grise et lui avaient fait leur initiation ensemble puis lutté côte à côte avant d’être séparés par le destin. Son complice de toujours était tombé amoureux d’une chatte ennemie, Rivière d’Argent, morte en mettant au monde leurs petits. Pour rester avec les deux chatons, Plume Grise avait dû rejoindre le Clan de la Rivière. Depuis, il manquait terriblement à Cœur de Feu, qui lui parlait encore presque chaque jour comme s’il était là.
Cœur de Feu se secoua. Il était temps de rentrer. Désormais lieutenant de la tribu, il avait des patrouilles et des expéditions de chasse à organiser. Nuage de Neige se débrouillerait seul.
Le matou fila à travers bois jusqu’au sommet du ravin où étaient nichées les tanières du Clan. Il hésita un instant, submergé par l’émotion qu’il ressentait toujours en revenant au bercail. Malgré sa jeunesse passée chez les Bipèdes, il avait compris, en s’aventurant pour la première fois dans les bois, qu’il était enfin chez lui.
Au fond de la combe, des taillis de ronces dissimulaient le camp. La pente dévalée, il s’engouffra dans le tunnel d’ajoncs qui en marquait l’entrée.
Une chatte au pelage gris pâle, Fleur de Saule, était étendue devant la pouponnière, où elle offrait son ventre gonflé aux rayons du soleil. Quelques jours plus tôt, elle partageait encore le gîte des guerriers. À présent, elle vivait avec les autres reines en attendant la naissance de sa première portée.
Allongée à côté d’elle, Plume Blanche regardait avec affection ses deux petits lutter au milieu d’un nuage de poussière. Il s’agissait des frères et sœurs adoptifs de Nuage de Neige, qu’elle avait accepté d’allaiter à son arrivée au camp. Comme lui, ils n’allaient pas tarder à être faits apprentis.
Du Promontoire dressé de l’autre côté de la clairière montèrent des bribes de conversation. Un groupe de chasseurs était tapi dans l’ombre sous la pierre d’où Étoile Bleue, le chef du Clan, s’adressait en général aux siens. Il reconnut la robe tachetée d’Éclair Noir, la silhouette fuselée de Vif-Argent et la fourrure neigeuse de Tornade Blanche.
Tandis que le chat roux s’avançait vers eux dans la lumière aveuglante, la voix grincheuse d’Éclair Noir s’éleva :
« Alors, qui va mener la patrouille de midi ?
— Cœur de Feu en décidera quand il reviendra de la chasse », répondit Tornade Blanche avec calme, sans se laisser perturber par ce ton hostile.
« Il devrait déjà être rentré ! se plaignit Pelage de Poussière, un matou brun au poil moucheté qui avait fait son apprentissage avec Cœur de Feu.
— Je suis là », annonça ce dernier.
Il se fraya un chemin dans le petit groupe pour aller s’asseoir à côté de Tornade Blanche.
« Puisque tu es là, tu vas nous dire qui doit se charger de la patrouille de midi », lança Éclair Noir, glacial.
Malgré la fraîcheur à l’ombre du Promontoire, le nouveau lieutenant étouffait. Éclair Noir était l’ancien confident de Griffe de Tigre : même s’il avait préféré la tribu à l’exil, comment ne pas douter de sa loyauté au Clan ?
« Ce sera Longue Plume », décréta Cœur de Feu.
Les moustaches frémissantes et l’air méprisant, Éclair Noir se tourna vers Tornade Blanche. Le guerrier roux, la gorge serrée, se demanda s’il venait de dire une bêtise.
« Euh… Longue Plume est de sortie avec son apprenti, lui expliqua Vif-Argent, mal à l’aise. Nuage Agile et lui ne rentreront que ce soir, tu sais bien… »
À côté de lui, le chat brun poussa un soupir excédé. Cœur de Feu serra les dents. J’aurais dû le savoir !
« Alors ce sera toi, Vif-Argent. Tu n’as qu’à emmener Poil de Fougère et Pelage de Poussière avec toi.
— Poil de Fougère n’arrivera jamais à nous suivre. Il boite depuis la bataille contre les chats errants.
— Bon, bon… »
Le jeune lieutenant essayait de cacher son agitation croissante. À présent, il piochait presque les noms au hasard :
« Alors Poil de Fougère peut chasser avec Poil de Souris et… et…
— J’aimerais y aller avec eux », suggéra Tempête de Sable.
Après avoir jeté un regard reconnaissant à la chatte rousse, il conclut :
« Et Tempête de Sable.
— Et la patrouille ? À ce rythme-là, midi sera passé avant qu’on se décide ! reprit Éclair Noir.
— Tu n’as qu’à y aller avec Vif-Argent ! rétorqua Cœur de Feu.
— Et pour celle de ce soir ? » demanda Poil de Souris avec douceur.
La tête vide, il dévisagea la guerrière brun foncé. La voix rauque de Tornade Blanche le sortit de sa stupeur.
« J’aimerais m’en charger. Tu crois que Nuage Agile et Longue Plume pourraient venir avec moi quand ils rentreront ?
— Oui, bien sûr. »
Entouré de visages satisfaits, le chasseur roux poussa un soupir de soulagement. Quand la petite assemblée se dispersa, il se retrouva seul avec Tornade Blanche.
« Merci, murmura-t-il. J’aurais dû planifier les patrouilles à l’avance.
— Tu verras, ça devient plus facile avec le temps. Griffe de Tigre était un maniaque du détail, on s’y est habitués. »
Cœur de Feu fixa le sol, la gorge serrée.
« En plus, la tribu entière est à cran, poursuivit le vieux guerrier. Sa trahison nous a tous bouleversés. »
Tornade Blanche essayait de l’encourager… Les machinations de leur ancien lieutenant avaient sapé le moral des félins. D’abord incapables de croire que ce combattant légendaire puisse se retourner contre son propre Clan, ils avaient mis du temps à accepter la vérité sur les assassinats et les mensonges du traître. Cœur de Feu manquait peut-être encore d’autorité, mais au moins il ne trahirait jamais les siens.
« Il faut que j’aille voir Plume Blanche, reprit le vétéran en s’inclinant. Elle voulait me parler. »
Surpris par ce geste de respect, le chat roux l’imita maladroitement. Affamé, il se rappela le pigeon juteux qu’il avait laissé dans la forêt. Il aperçut Nuage Blanc, l’élève de Tornade Blanche, devant la tanière des novices. Avait-elle rapporté du gibier aux anciens ? Il s’approcha de la vieille souche d’arbre près de laquelle elle faisait sa toilette.
« Bonjour, Cœur de Feu ! lui lança-t-elle.
— Bonjour ! Tu reviens de la chasse ?
— Oui ! répondit-elle d’un air joyeux. C’est la première fois que Tornade Blanche me laisse sortir seule.
— Tu as fait de belles prises ? »
Elle baissa les yeux, timide.
« Deux moineaux et un écureuil.
— Bravo ! Ton mentor devait être content ! »
Elle lui fit signe que oui.
« Tu les as apportés aux doyens sans attendre ?
— Oui. J’ai bien fait ? s’inquiéta-t-elle.
— Bien sûr ! » la rassura Cœur de Feu.
Si seulement son propre apprenti pouvait être aussi sérieux ! Nuage de Neige aurait déjà dû être rentré. Deux moineaux et un écureuil ne suffiraient pas à apaiser la faim des anciens. Il était temps d’ailleurs de leur rendre une petite visite pour s’assurer qu’ils supportaient bien la chaleur. En approchant du chêne abattu où ils étaient installés, il surprit une autre conversation.
« La portée de Fleur de Saule ne devrait plus tarder à naître », disait Perce-Neige, la plus vieille des reines de la pouponnière.
Son unique chaton, affaibli par le mal blanc, était encore minuscule pour son âge.
« Les nouveau-nés sont toujours un bon présage ! s’exclama Un-Œil.
— Ça tombe bien, on en manquait…, marmonna Petite Oreille d’un air sombre.
— Tu t’inquiètes toujours à cause du rituel ? intervint Pomme de Pin.
— Le quoi ? s’enquit Un-Œil.
— La cérémonie de baptême du nouveau lieutenant, lui expliqua Pomme de Pin d’une voix forte. Tu sais, après le départ de Griffe de Tigre, l’autre jour.
— Ce sont mes oreilles qui marchent mal, pas mon cerveau ! » rétorqua la chatte.
Mais en dépit de son mauvais caractère elle était respectée pour sa sagesse, et les autres écoutèrent son avis sans l’interrompre :
« Je ne crois pas que le Clan des Étoiles nous punirait simplement pour ne pas avoir choisi notre lieutenant avant minuit. Les circonstances étaient exceptionnelles.
— C’est ça le pire ! souligna Plume Cendrée. Que penseront nos ancêtres d’un lieutenant qui trahit sa tribu et qui est incapable de nommer son successeur comme il faut ? Nos traditions se perdent, le code du guerrier aussi ! »
Un frisson secoua le chat roux. Trop bouleversée par les machinations de Griffe de Tigre, Étoile Bleue avait attendu le lendemain du bannissement pour faire connaître son choix. Pour beaucoup, c’était un très mauvais présage.
« Avec le baptême de Cœur de Feu, c’est la première fois que je vois nos règles transgressées, déclara Petite Oreille d’un ton grave. J’hésite à le dire, mais j’ai le sentiment que tant qu’il sera lieutenant les temps seront durs pour le Clan du Tonnerre. »
Pomme de Pin acquiesça. Le jeune matou, qui écoutait en cachette, retint son souffle : Un-Œil allait sans doute apaiser leurs craintes en quelques phrases pleines de sagesse. Pourtant elle garda le silence. Malgré l’ardeur du soleil, là-haut dans le ciel, Cœur de Feu se sentit tout à coup glacé jusqu’à la moelle des os.
Il tourna les talons, incapable d’affronter les anciens après de telles révélations, et se mit à faire les cent pas à la lisière de la clairière. Perdu dans ses pensées, il fut surpris par un mouvement furtif à l’entrée de la pouponnière. Il se figea, le cœur battant, en reconnaissant le regard ambré de Griffe de Tigre braqué sur lui. Horrifié, il fit un bond en arrière. C’est alors qu’il comprit : il n’était pas en face du féroce guerrier, mais de Patte d’Épines… le propre fils de Griffe de Tigre.