Chapitre 11
« M
USEAU CENDRÉ ! QUE FAIS-TU ICI ? » Il fit volte-face. « Tu savais ce qui se passait ? »
L’apprentie avait déposé un ballot d’herbes devant elle. Elle leva le menton d’un air de défi.
« Ils avaient besoin de mon aide. Dans leur camp, seule la mort les attend !
— Alors ils sont revenus juste après leur départ ! rugit-il, furieux. Où les as-tu trouvés ?
— Près des Rochers du Soleil. J’ai décelé l’odeur de leur maladie hier, pendant que je faisais ma cueillette. Ils cherchaient un abri.
— Et tu les as amenés ici ! Je parie qu’ils sont revenus parce qu’ils savaient que tu les prendrais en pitié. »
Les paroles pleines de compassion de Museau Cendré, la veille, n’étaient pas tombées dans l’oreille d’un sourd.
« Tu as cru pouvoir les soigner sans que personne ne s’en aperçoive ? » reprit-il.
Il n’arrivait pas à croire que Museau Cendré se soit exposée – avec le reste de la tribu – à un tel danger. Elle soutint son regard sans broncher.
« Ne fais pas semblant d’être en colère. Tu avais pitié d’eux, hier. Tu n’aurais pas eu le courage de les renvoyer une deuxième fois, toi non plus ! »
Elle croyait de toute évidence avoir fait le bon choix. D’ailleurs, il devait admettre qu’elle avait en partie raison : il plaignait les deux malades et s’était senti choqué par le manque de compassion d’Étoile Bleue. Sa colère reflua.
« Croc Jaune est au courant ?
— Je ne crois pas, répondit-elle.
— Ils sont très mal en point ?
— Leur état s’améliore. »
Elle parlait sans cacher sa satisfaction.
« Je sens encore la maladie autour d’eux, maugréa-t-il, soupçonneux.
— À vrai dire, ils ne sont pas encore totalement remis. Mais ça viendra. »
La voix de Petit Orage monta de l’obscurité, derrière lui.
« Nous sommes en train de guérir grâce à Museau Cendré. »
Il parlait déjà d’une voix plus assurée ; il se tenait aussi plus droit que la veille.
« On dirait qu’ils vont mieux, reconnut le chat roux. Comment as-tu fait ? Selon Croc Jaune, cette maladie est mortelle.
— Je crois que j’ai trouvé la bonne combinaison d’herbes et de baies », expliqua-t-elle d’un air ravi.
Il n’avait pas entendu une telle confiance dans sa voix depuis longtemps. Il reconnaissait enfin l’apprentie pleine de vie, la novice à la volonté de fer dont on lui avait confié la formation.
« Bravo ! » s’exclama-t-il.
Son premier mouvement fut d’imaginer la réaction d’Étoile Bleue : quelle ironie qu’un membre du Clan du Tonnerre trouve le remède de l’étrange maladie de leurs rivaux ! Il se rappela ensuite que la chatte grise n’était plus elle-même. Comment lui annoncer que Museau Cendré cachait des guerriers du Clan de l’Ombre ? C’était trop risqué. Le jugement de leur chef était altéré par sa crainte d’une attaque ennemie.
Aussi longtemps que les deux convalescents resteront là, ils seront en danger ! se dit-il. Il craignait qu’Étoile Bleue n’ordonne leur exécution si elle les découvrait sur son territoire.
« Je suis désolé, Museau Cendré, mais ils doivent partir. Ils ne sont pas en sécurité ici. »
Elle agita la queue avec irritation.
« Ils sont encore trop malades pour retourner chez eux. J’arriverai peut-être à les guérir, mais je ne suis pas une assez bonne chasseuse. Ils n’ont rien mangé depuis plusieurs jours.
— Je vais leur attraper un peu de gibier. Une ou deux proies leur donneront assez de forces pour rentrer.
— Oui, mais ensuite ? » demanda Poitrail Blanc, caché dans la pénombre.
Cœur de Feu ne savait pas quoi répondre. Il ne pouvait tout simplement pas les laisser contaminer le camp. Sans compter qu’une patrouille du Clan de l’Ombre risquait de venir chercher les deux guerriers disparus jusqu’en territoire adverse.
« Je vais vous apporter à manger, répéta-t-il. Ensuite, il faudra partir. »
Affolé, Petit Orage se redressa à grand-peine pour geindre d’une voix suraiguë :
« Ne nous renvoie pas là-bas ! Étoile Noire est trop faible. La maladie lui prend chaque jour une nouvelle vie. La tribu est persuadée qu’il va mourir. »
Cœur de Feu fronça les sourcils.
« Il doit lui en rester beaucoup, de toute façon.
— Tu n’as pas vu dans quel état il est ! se lamenta Poitrail Blanc. Le Clan vit dans la peur. Il n’y a personne pour prendre sa place.
— Et Œil de Faucon, votre lieutenant ? »
Le deux guerriers baissèrent les yeux sans répondre. Œil de Faucon était-il déjà mort ou simplement trop vieux pour devenir leur chef ? Quand Plume Brisée avait été banni, ce matou était déjà aussi vieux qu’Étoile Noire…
Malgré le danger, Cœur de Feu sentit que la compassion l’emportait sur la prudence.
« D’accord, soupira-t-il. Vous pouvez rester ici tant que vous n’aurez pas retrouvé des forces.
— Merci, Cœur de Feu ! » souffla Petit Orage d’une voix rauque, le visage illuminé par la gratitude.
Le rouquin s’inclina. Il se doutait qu’il était pénible pour ces fiers guerriers de reconnaître leur faiblesse. Il fit demi-tour.
« Merci, lui glissa Museau Cendré à l’oreille quand il passa à sa hauteur. Je savais que tu comprendrais pourquoi je les ai recueillis. Je ne pouvais pas les laisser mourir. Même… Même s’ils ne sont pas de notre Clan. »
Il devina qu’elle pensait à Rivière d’Argent, la pauvre reine qu’elle n’avait pas pu sauver. Il lui lécha l’oreille avec affection.
« Tu es une vraie guérisseuse, décréta-t-il. Voilà pourquoi Croc Jaune a fait de toi son apprentie. »
Dans cette partie de la forêt, le gibier abondait. Il se garda bien d’aller chasser sur les berges de la rivière afin de ne pas franchir la frontière. Il aurait pourtant voulu goûter un des rats d’eau dont elle regorgeait. Il ne mit pas bien longtemps à attraper un lapin et une grive. L’un, bien juteux, du côté des Rochers du Soleil, l’autre par surprise – elle était trop occupée à picorer un escargot pour l’entendre approcher.
À son retour, il trouva Museau Cendré couchée près du vieux chêne. Elle mâchait des baies dont elle recrachait la pulpe pour les ajouter au mélange d’herbes. Il poussa ses prises dans la caverne du bout de la patte, mais refusa d’y entrer. La puanteur de la maladie le dissuadait de s’approcher.
Il préféra regarder l’apprentie travailler, un peu inquiet pour sa santé. Elle avait dû pénétrer dans la grotte à de nombreuses reprises.
« Tu te sens bien ? murmura-t-il.
— Oui, tout va bien. Je suis contente que tu aies découvert la vérité. Je n’aime pas cacher des choses au Clan. »
Il agita la queue, pensif.
« Je crois que nous devrions garder ça pour nous.
— Tu ne vas pas en parler à Étoile Bleue ? » s’étonna-t-elle.
Il hésita un peu avant de répondre.
« C’est ce que j’aurais fait en temps normal…
— Mais elle ne s’est pas remise de cette histoire avec Griffe de Tigre », termina-t-elle.
Il soupira.
« Parfois, j’ai l’impression qu’elle va mieux, mais elle finit toujours par… »
Il laissa sa phrase en suspens.
« Croc Jaune dit qu’il lui faudra du temps pour guérir, déclara-t-elle.
— Alors elle a remarqué, elle aussi ?
— Pour être honnête, souffla-t-elle à contrecœur, je crois que tout le Clan est au courant.
— Que disent-ils ? »
Il n’était pas tout à fait sûr de vouloir connaître la réponse.
« Pendant longtemps, elle a été un chef exceptionnel. Ils attendent simplement qu’elle le redevienne. »
La réponse de Museau Cendré lui mit un peu de baume au cœur. La foi de la tribu en son guide était émouvante, et ne devait pas être prise à la légère. Étoile Bleue allait se remettre, pas de doute.
« Tu rentres avec moi ? s’enquit-il.
— Il faut que je termine mon travail. »
Elle commença à mâchonner une autre baie.
En la laissant seule avec les combattants du Clan de l’Ombre et une puanteur qui donnait la chair de poule, il fut pris d’un sentiment étrange. Il se demanda s’il avait bien fait de les laisser rester, le temps qu’ils reprennent des forces.
Devant le camp du Tonnerre, il s’abrita sous un buisson pour faire une toilette complète. L’odeur nauséabonde des deux malades sur sa langue lui donnait envie de vomir. Il aurait voulu se désaltérer, mais le ruisseau qui coulait derrière la combe d’entraînement était tari depuis longtemps. Pour trouver de l’eau, il aurait fallu retourner à la rivière. Trop tard : il était temps pour lui de rentrer avant que ses camarades ne se demandent où il était passé. Il retournerait chercher son meilleur ami un autre jour.
Tempête de Sable vint l’accueillir quand il émergea du tunnel d’ajoncs.
« Tu chassais ?
— J’étais parti à la recherche de Plume Grise, à vrai dire. »
C’était la partie de la vérité la plus facile à admettre.
« Tu n’as pas trouvé de traces de Nuage de Neige, en chemin ? dit-elle sans se formaliser de l’aveu qu’il venait de faire.
— Il n’est pas au camp ?
— Il est parti chasser tôt ce matin. »
Elle aussi devait soupçonner une autre visite aux Bipèdes.
« Que faire ?
— On pourrait aller le chercher ensemble… suggéra-t-elle. Peut-être que si je lui parle, moi aussi, on pourra lui faire entendre raison. »
Il s’inclina avec reconnaissance.
« Tu as raison, ça vaut la peine d’essayer. »
Ils filèrent vers les Grands Pins à toute allure, sans prendre le temps d’échanger un mot. L’air était pesant, les aiguilles des conifères douces et fraîches sous leurs pattes. Tempête de Sable s’arrêtait de temps en temps pour humer les alentours, mais Cœur de Feu connaissait le chemin par cœur, aussi bien que celui des Quatre Chênes ou des Rochers du Soleil.
En passant de la pinède à la chênaie, il sentit que l’inquiétude de sa compagne grandissait. La vue des premières palissades n’arrangea pas les choses.
« Tu es sûr que c’est par là qu’il serait venu ? » chuchota-t-elle.
Elle jetait des coups d’œil nerveux autour d’elle et sursauta quand un chien se mit à aboyer. Cœur de Feu s’empressa de la rassurer :
« Ne t’affole pas, il ne peut pas sortir de son jardin. »
Il était gêné de connaître ce genre de détails. Les premiers temps, après son arrivée au camp, Tempête de Sable n’avait pas hésité à se moquer de ses origines de chat domestique… À présent qu’elle le considérait comme un guerrier à part entière, il rechignait à lui rappeler son passé.
« Les Bipèdes ne promènent pas leurs chiens, par ici ?
— Parfois, oui, reconnut-il. Mais on les entendra arriver. Ils ne sont pas franchement discrets. En plus, leur odeur est très repérable… »
Il espérait la faire rire pour l’aider à se détendre. En vain.
« Viens voir, lança-t-il. Je sens la trace de Nuage de Neige, ici. Elle est toute fraîche, non ? »
La chatte se pencha pour renifler les ronces qu’il désignait.
« Oui, tu as raison.
— Alors je crois que je devine où il est allé. »
Il contourna le buisson épineux, soulagé que la piste s’éloigne du jardin où vivait Princesse. Il n’avait pas envie que Tempête de Sable la rencontre si tôt. Le Clan entier savait qu’il lui rendait visite, puisqu’il leur avait un jour ramené Nuage de Neige, mais il ne se doutait pas de la force des liens qui l’unissaient à sa sœur. C’était préférable. Sinon, certains de ses congénères pourraient douter de sa loyauté à la tribu…
En approchant de la palissade escaladée par son neveu la veille, Cœur de Feu flaira un mauvais présage. Il y avait de nouvelles odeurs dans les parages. Quelque chose avait changé. Il grimpa le premier sur le tronc lisse du bouleau argenté, vite rejoint par son amie. Elle se mit à flairer l’atmosphère, les moustaches frémissantes.
Le jeune lieutenant regarda à travers les fenêtres de la maison. Elle paraissait vide et étrangement sombre. Il sursauta en entendant une porte claquer – le bruit résonna comme un coup de tonnerre. Une terrible angoisse s’empara de Cœur de Feu.
« Qu’y a-t-il ? lui demanda sa camarade, nerveuse, quand il sauta sur la clôture, la queue hérissée.
— Il se passe quelque chose d’étrange. Le nid est vide. Reste là. Je vais jeter un coup d’œil. »
Il traversa le jardin le plus discrètement possible. Dès qu’il fut devant la porte, il entendit des pas derrière lui. Tempête de Sable l’avait suivi, les muscles tendus à craquer mais l’air déterminé. Il hocha la tête, se tourna de nouveau vers le battant.
À cet instant, le vrombissement d’un monstre se fit entendre. Le chat roux se glissa dans un passage qui longeait la maison. La peur lui tordait le ventre, mais il continua jusqu’au bout du sentier. Dissimulé par l’ombre du mur, il vit sous la lumière aveuglante du soleil un labyrinthe d’allées et de nids de Bipèdes sans un seul arbre en vue.
À ses côtés, la chatte haletait, étourdie par ce spectacle.
« Regarde ! » souffla-t-il.
Une créature gigantesque, presque aussi grande qu’une maison, était immobile sur le chemin du Tonnerre. Le vacarme assourdissant provenait de ses entrailles.
Ils sursautèrent quand une autre porte claqua sur leur droite. Un Bipède s’avança vers le monstre, un étrange objet à la main. On aurait dit une petite tanière tissée avec des tiges rigides. À l’une de ses extrémités était tapie une boule de fourrure blanche. Le chasseur plissa les yeux pour mieux voir. Son cœur bondit dans sa poitrine quand il reconnut le visage aux yeux écarquillés de terreur pressé contre les barreaux.
C’était Nuage de Neige !