Chapitre 16
F
IGÉ SUR PLACE, CŒUR DE FEU CONTEMPLA le félin dont l’ombre menaçante pesait sur sa vie depuis des lunes. Les apparences de loyauté au Clan s’étaient envolées, désormais. Griffe de Tigre était un banni, l’ennemi de tous ceux qui respectaient le code du guerrier.
Le soleil couchant allumait des reflets sanglants au sommet des arbres et dans la fourrure brune du grand chat. Dans le silence de la route déserte, Griffe de Tigre renifla d’un air méprisant.
« Pousser des félins chétifs à se tuer sur le Chemin du Tonnerre, est-ce là tout ce que tu sais faire pour défendre ton territoire ? »
En un instant, l’esprit de Cœur de Feu se clarifia – il ne lui restait plus qu’une colère froide et la force de son corps affûté. Il fixa le traître droit dans les yeux malgré le vrombissement d’un autre monstre qui se rapprochait. Il ne bougea pas d’un pouce quand la créature le dépassa en soulevant sa fourrure, aussitôt suivie d’une autre. Le chat roux ne ressentait plus aucune peur. Dans l’instant très bref qui sépara le passage des deux bêtes, il se concentra sur sa cible et bondit.
Griffe de Tigre fut complètement pris au dépourvu quand l’animal lui tomba dessus, toutes griffes dehors, en rugissant avec furie. Ils roulèrent ensemble sur l’herbe jusqu’au couvert des arbres. Cœur de Feu puisa de la force dans les parfums familiers de la forêt – son territoire, à présent, et non celui du traître – et ils luttèrent comme des enragés. Sur leur passage, les broussailles étaient aplaties et de grands trous creusés dans le sol par leurs griffes.
Dès son premier bond, il s’était fermement agrippé à son adversaire, dont il aurait pu compter les côtes tellement il avait maigri. Mais le vétéran n’avait pas perdu ses muscles malgré son exil. Il se ramassa sur lui-même, bondit et se contorsionna. Cœur de Feu fut décroché du dos de son opposant et atterrit lourdement sur le flanc. Le souffle coupé, il lutta pour se relever le plus vite possible – trop tard, son vieil ennemi lui sauta dessus et le plaqua par terre avec des griffes qui le percèrent jusqu’à l’os.
Il hurla de douleur, mais le grand félin le maintint au sol. Une odeur vint lui chatouiller les narines quand l’animal tendit le cou pour lui murmurer dans l’oreille :
« Tu m’écoutes bien, chat domestique ? Je vais vous tuer un par un, toi et tous tes guerriers. »
Même dans le tourbillon de la bataille, ces paroles firent frissonner Cœur de Feu. Il savait que son rival était sincère. Il se rendit soudain compte que de nouveaux bruits et de nouvelles odeurs l’entouraient – des félins inconnus ! Ils étaient encerclés. Mais par qui ? Dérouté par la puanteur du Chemin du Tonnerre, du sang de Poitrail Blanc, et de sa propre peur, il se demanda s’il s’agissait du reste des chats errants réunis par Plume Brisée, qui avaient aidé Griffe de Tigre à attaquer le camp peu de temps auparavant. Poitrail Blanc avait-il décidé de se joindre à cette bande de bannis plutôt que de retourner à sa tribu en proie à une épidémie mortelle ?
Désespéré, Cœur de Feu prit appui sur ses pattes de derrière. Ses griffes cherchèrent le ventre de son assaillant, qui avait dû sous-estimer les progrès du chat roux car sa prise se desserra. Le jeune lieutenant parvint à se dégager à temps pour voir Poil de Souris et Tornade Blanche se ruer sur deux des matous qui l’entouraient. Il coula ensuite un regard vers Griffe de Tigre, qui s’était relevé d’un bond et se cabrait, les babines retroussées, les yeux luisants de haine. Cœur de Feu esquiva le plongeon de son agresseur, se jeta en avant et fit volte-face pour lui assener un bon coup de griffe sur le nez. Sur sa droite, il entendait les cris de Tornade Blanche et Poil de Souris, qui se battaient avec un courage digne des guerriers d’autrefois. Mais ils ne pouvaient pas lutter contre autant d’adversaires. En feintant une nouvelle fois le vétéran, le rouquin chercha comme un fou un moyen pour eux de s’échapper. Des griffes lui déchiquetèrent l’arrière-train – un des chats errants s’agrippait à lui en découvrant des crocs menaçants. Efflanqué et sale comme ses compagnons, il hurlait sa hargne.
Griffe de Tigre se dressa de nouveau sur ses pattes de derrière, bouillant de colère. Cœur de Feu se préparait à recevoir le coup quand il vit du coin de l’œil un éclair gris. Deux épaules massives passèrent devant lui ; il reconnut aussitôt un chasseur aux côtés duquel il s’était battu à de nombreuses reprises.
Plume Grise !
Le guerrier gris se jeta sur le ventre vulnérable de Griffe de Tigre, et renversa la bête. Cœur de Feu se retourna, mordit jusqu’à l’os l’épaule de l’animal qui s’était accroché à une de ses pattes de derrière. Dès que le matou se mit à couiner, il le laissa filer et recracha le sang qui lui avait coulé dans la bouche.
Ébahi, il contempla la bataille qui faisait rage autour de lui. Plume Grise avait dû rameuter toute une patrouille du Clan de la Rivière, car c’était au tour des chats errants d’être surpassés en nombre. Il vit son complice de toujours se débarrasser de Griffe de Tigre qui essayait de l’étouffer, et se précipita à la rescousse. Ensemble, ils se cabrèrent en multipliant les coups de patte pour le forcer à reculer. Ils coordonnaient chaque mouvement comme ils s’y étaient si souvent exercés à l’entraînement. Ensuite, sans même se consulter du regard, ils se jetèrent sur lui de concert et le clouèrent au sol. Le traître poussa un feulement étouffé quand Cœur de Feu lui fourra le museau dans la poussière tandis que Plume Grise s’appuyait sur les épaules de leur adversaire pour lui labourer les flancs à l’aide de ses pattes de derrière.
Cœur de Feu entendit les cris s’éloigner dans les bois et comprit que les chats errants déguerpissaient. Griffe de Tigre profita de son hésitation pour se dégager. Fou de rage, il disparut dans le taillis de ronces.
Tandis que les gémissements des fuyards s’estompaient, les guerriers secouèrent la poussière de leur fourrure et se mirent à lécher leurs plaies. Le fils d’Étoile Bleue, Pelage de Silex, se trouvait parmi les félins du Clan de la Rivière.
« Il y a des blessés graves ? » demanda Cœur de Feu.
Tous lui firent signe que non, même Poil de Souris, qui saignait déjà après la première attaque.
« Nous devrions retourner à notre propre territoire, déclara Pelage de Silex.
— Le Clan du Tonnerre vous remercie pour votre aide, répondit Cœur de Feu, qui s’inclina avec respect.
— Les chats errants représentent une menace pour chacun d’entre nous. Nous ne pouvions pas vous laisser vous battre seuls. »
Tornade Blanche, qui secouait la tête, éparpilla des gouttes de sang sur le feuillage.
« C’est un plaisir de se battre de nouveau à tes côtés, l’ami, dit-il à Plume Grise. Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?
— Il a entendu le cri de Cœur de Feu depuis les Quatre Chênes, où passait notre patrouille, répondit Pelage de Silex à sa place. Il nous a persuadés de venir à votre secours.
— Merci, déclara le jeune lieutenant avec chaleur. Merci à tous. »
Le petit groupe s’éloigna dans la forêt à la suite de son chef. Cœur de Feu effleura le flanc de Plume Grise du bout du museau, les dents serrées, désolé de le voir partir. Il n’avait pas eu le temps de lui dire tout ce qu’il désirait.
« À bientôt ! lui souffla-t-il à l’oreille.
— À bientôt », murmura le guerrier cendré en ronronnant.
Les derniers rayons du soleil moururent enfin. Les yeux voilés de douleur de Poil de Souris brillaient dans le noir. L’attaque des chats errants avait coûté très cher au Clan. Le corps de Vif-Argent devait être presque froid, à présent. Et Griffe de Tigre avait un autre décès prématuré sur la conscience, ce jour-là.
« Peux-tu ramener Vif-Argent au camp avec Poil de Souris sans moi ? » demanda Cœur de Feu à Tornade Blanche.
Malgré sa curiosité, le vétéran se contenta d’acquiescer.
« Je vous rejoins très vite, lui promit le félin roux. Mais d’abord j’ai quelque chose à faire. »