« P
AS AUSSI LONGTEMPS QUE CŒUR DE FEU sera en vie », rétorqua Museau Cendré.
La confiance de l’apprentie lui réchauffa le cœur. Il s’apprêtait à répondre quand Nuage d’Épines signala d’une voix étouffée :
« Je saigne encore, vous savez !
— Plus pour très longtemps, lui assura Croc Jaune. Viens, Museau Cendré. Je te laisse bander sa plaie pendant que je m’occupe des blessures de notre lieutenant. »
Elle poussa la boule de toiles d’araignées vers son apprentie et emmena le chat roux jusqu’à son antre.
« Attends-moi là », lui ordonna-t-elle avant de disparaître à l’intérieur.
Elle ressortit avec une bouchée d’herbes mâchées menu.
« Alors, reprit-elle. Où as-tu mal ? »
Il désigna une marque de morsure sur son épaule.
« Là, surtout.
— Très bien. »
Elle commença à y appliquer sa mixture avec précaution.
« Étoile Bleue est très secouée par cette histoire…, murmura-t-elle sans lever les yeux.
— Je sais. Je vais multiplier les patrouilles le plus vite possible, ça la calmera peut-être.
— Ça pourrait aussi rassurer le reste du Clan. Ils sont très inquiets.
— Il y a de quoi… »
Il fit la grimace quand elle frotta un peu plus fort pour faire pénétrer le mélange.
« Comment se débrouillent les nouveaux apprentis ? » lui demanda-t-elle d’un air faussement dégagé.
Il savait qu’elle lui donnait un conseil indirect.
« Je vais accélérer leur formation dès demain à l’aube », lui dit-il.
Le Clan aurait eu bien besoin de Nuage de Neige, pensa le chat roux, dont le chagrin était toujours aussi frais. Même s’il enfreignait le code du guerrier plus souvent qu’à son tour, l’apprenti était un combattant brave et très doué.
Il leva les yeux au ciel : un orage s’annonçait. Croc Jaune cessa son massage.
« C’est terminé ?
— Presque. Je vais juste mettre un peu de baume sur ces griffures. Ensuite tu pourras partir. » Elle marqua un temps d’arrêt. « Garde courage, jeune Cœur de Feu. C’est une période bien sombre pour le Clan du Tonnerre, mais personne n’aurait pu faire mieux que toi. »
Le grondement du tonnerre ponctua ces paroles, comme un mauvais présage. Un frisson courut le long de l’échine du chasseur.
Quand il retourna dans la clairière principale, ses plaies un peu anesthésiées par les cataplasmes de Croc Jaune, il fut surpris de trouver de nombreux félins encore éveillés. Étoile Bleue, Tornade Blanche et Poil de Souris étaient couchés devant le cadavre de Vif-Argent, la queue basse. Les autres étaient réunis par petits groupes. Leurs yeux brillaient dans l’ombre, leurs oreilles s’agitaient nerveusement… Ils guettaient les bruits des bois.
Cœur de Feu s’installa à la lisière des arbres. L’air était étouffant. La forêt entière semblait attendre que l’orage éclate enfin. Une ombre passa dans son champ de vision. C’était Éclair Noir.
D’un signe de la queue, il invita le mâle au poil tigré à s’approcher. L’animal lui obéit sans se hâter.
« Je veux que tu organises une patrouille dès le retour de celle de l’aube, demain, ordonna le jeune lieutenant. À partir de maintenant, il y aura trois patrouilles supplémentaires par jour. Trois guerriers à chaque fois. »
Éclair Noir l’observa froidement.
« Je voulais emmener Nuage de Bruyère s’entraîner demain matin.
— Alors qu’elle t’accompagne, rétorqua Cœur de Feu, irrité. Ce sera une bonne expérience pour elle. Il faut qu’on accélère la formation de nos apprentis, de toute façon. »
Les oreilles de son vieil ennemi s’agitèrent, mais il garda son calme.
« Oui, lieutenant », murmura-t-il, l’œil brillant.
Épuisé, Cœur de Feu entra dans le gîte d’Étoile Bleue. Il n’était pas encore midi, mais il avait déjà participé à deux patrouilles ce jour-là. Dans l’après-midi, il devait aussi emmener Nuage Blanc, l’apprentie de Tornade Blanche, à la chasse. Depuis la mort de Vif-Argent, la tribu entière était très occupée. Guerriers et apprentis s’épuisaient à sillonner le territoire de long en large. Fleur de Saule et Bouton-d’Or s’occupaient de leurs petits, Tornade Blanche rechignait à quitter Étoile Bleue, Nuage de Neige et Vif-Argent manquaient à l’appel… Avec toutes ces défections, Cœur de Feu n’avait quasiment plus le temps de manger ni de dormir.
Étoile Bleue était tapie sur sa litière, les paupières mi-closes. Il se demanda un instant si elle avait attrapé la maladie du Clan de l’Ombre. Sa fourrure plus emmêlée que jamais, elle restait immobile comme une chatte qui attend la mort, désormais incapable de prendre soin d’elle-même.
« Étoile Bleue ! »
Elle se tourna lentement vers lui.
« Nous patrouillons dans la forêt en permanence, lui rapporta-t-il. On n’a trouvé aucune trace de Griffe de Tigre et de sa bande. »
Elle regardait dans le vague sans répondre. Il marqua un temps d’arrêt – fallait-il en dire plus ? – mais elle avait déjà ramené ses pattes sous la poitrine et fermé les yeux. Démoralisé, il s’inclina et sortit de la caverne.
La clairière ensoleillée semblait si paisible qu’il était difficile de croire que le Clan soit menacé. Devant la pouponnière, les petits de Fleur de Saule s’amusaient à attraper la queue battante de Poil de Fougère. Tornade Blanche se prélassait à l’ombre du Promontoire. Le seul indice de la tension qui régnait au sein de la tribu, c’étaient les oreilles dressées du vétéran.
Cœur de Feu contempla le tas de gibier sans enthousiasme. Il avait le ventre vide, mais impossible d’avaler la moindre bouchée. Un peu plus loin, Tempête de Sable dévorait une pièce de viande. Il n’avait qu’à lui demander de l’accompagner à la chasse avec Nuage Blanc ! Cette pensée lui rendit un peu d’appétit – son ventre se mit à gargouiller. Il décida de laisser les proies déjà disponibles à ses camarades et d’aller attraper son déjeuner.
À cet instant précis, Nuage Blanc entra dans le camp derrière Poil de Souris, Pelage de Givre et Demi-Queue. Ils ramenaient de la mousse imprégnée d’eau pour les reines et les anciens. L’apprentie apporta son fardeau détrempé dans la tanière d’Étoile Bleue sous le regard admiratif de Tornade Blanche.
« Tu m’as promis de nous attraper un lapin, l’autre jour ! cria Cœur de Feu à Tempête de Sable. Ça te dit de venir chasser avec Nuage Blanc et moi ? »
La chatte braqua sur lui ses yeux verts, où brillait un message tacite qui alluma un feu de joie au fond de son cœur.
« D’accord ! » jeta-t-elle avant de terminer son repas en quelques bouchées.
Elle se lécha les babines et le rejoignit au trot.
Côte à côte, ils attendirent Nuage Blanc. Même si leurs pelages se touchaient à peine, Cœur de Feu était ému.
« Prête à aller chasser ? demanda-t-il à l’apprentie dès qu’elle sortit du repaire d’Étoile Bleue.
— Maintenant ? s’étonna la petite.
— Je sais qu’il n’est pas encore midi, mais on peut y aller si tu n’es pas trop fatiguée. »
Elle leur fit signe qu’elle était partante et les suivit au grand galop dans le tunnel d’ajoncs.
Cœur de Feu grimpa la pente du ravin derrière Tempête de Sable, impressionné par le mouvement de ses muscles affûtés sous son pelage roux pâle. Elle était sans doute aussi fatiguée que lui, mais elle fila à vive allure dans les sous-bois, les oreilles pointées en avant et la gueule entrouverte.
« Je pense qu’on en a trouvé un ! » souffla-t-elle soudain, tapie en position de chasse.
Elle se glissa dans les taillis. Nuage Blanc huma l’air environnant. Immobile, le lieutenant se délectait de l’alléchante odeur du lapin qu’il entendait piétiner dans les broussailles derrière un bouquet de fougères. Tempête de Sable s’élança soudain dans un grand bruissement de feuilles. Les pattes arrière de sa proie martelèrent le sol. Elle essayait de fuir les griffes acérées de son prédateur. D’instinct, Cœur de Feu bondit, contourna le buisson et se lança à sa poursuite au milieu de la végétation. Il lui ôta la vie d’un seul coup de dents, sans oublier de remercier en silence le Clan des Étoiles de remplir la forêt de gibier, même si la pluie, elle, se faisait attendre. L’orage promis par les roulements du tonnerre, quelques jours plus tôt, n’avait jamais éclaté. L’air était plus étouffant que jamais.
Tempête de Sable s’arrêta à côté du matou encore penché sur sa prise. Ils haletaient tous les deux, le souffle court.
« Merci, lança-t-elle. Je suis plus lente que d’habitude, aujourd’hui.
— Moi aussi.
— Tu as besoin de te reposer, lui conseilla-t-elle d’une voix douce.
— Je ne suis pas le seul…, répondit-il, touché par ces attentions.
— Mais tu es deux fois plus occupé que les autres.
— Il y a beaucoup à faire. » Il se força à ajouter : « Et puis, je dois consacrer plus de temps au Clan depuis le départ de Nuage de Neige. »
La disparition du chaton le troublait de plus en plus. Au début, il espérait voir son neveu débarquer un jour au camp – il n’était pas impossible qu’il trouve le moyen de rentrer seul. En vain. Cœur de Feu se retrouvait donc confronté à un terrible bilan : il avait perdu deux apprentis, Museau Cendré et Nuage de Neige. Comment se croire un bon lieutenant alors qu’il était incapable de remplir son devoir de mentor ? S’il s’assignait plus de patrouilles et d’expéditions de chasse que quiconque, c’était pour prouver sa valeur au reste de la tribu, et se montrer à lui-même qu’il était un bon élément.
Tempête de Sable semblait deviner les angoisses de Cœur de Feu.
« Je sais qu’il y a beaucoup à faire… Je peux peut-être t’aider un peu. Après tout, je n’ai pas d’apprenti, moi non plus. »
Voir Pelage de Poussière fait mentor de Nuage de Granit a dû la blesser dans son amour-propre, pensa le chat roux, un peu honteux.
« Je suis désolé… », commença-t-il.
Mais la fatigue lui obscurcissait sans doute l’esprit : Tempête de Sable ne savait pas qui avait choisi les mentors, comprit-il trop tard. Comme le reste du Clan, elle supposait que la décision venait de leur chef.
« Désolé de quoi ? s’étonna-t-elle.
— Étoile Bleue m’a demandé de choisir les futurs professeurs de Nuage de Bruyère et Nuage de Granit, avoua-t-il. Je t’ai préféré Pelage de Poussière. »
Il chercha sur son visage la moindre trace de colère, mais elle garda tout son calme. Il voulut à toute force s’expliquer :
« Tu seras un excellent mentor, je le sais, mais il fallait que je donne à Pelage… »
Elle haussa les épaules.
« Ce n’est rien, je suis sûre que tu avais de bonnes raisons de le faire. »
Elle parlait avec décontraction, mais il remarqua que son échine s’était hérissée. Le silence s’installa entre eux jusqu’au retour de Nuage Blanc, qui passa le museau entre les broussailles.
« Vous l’avez eu ? » haleta-t-elle.
Soudain, Cœur de Feu remarqua que l’apprentie paraissait épuisée. Il se souvint de ses propres efforts, du temps où il était novice, pour ne pas se laisser distancer par les guerriers adultes, à l’entraînement. Il poussa la proie vers Nuage Blanc.
« Tiens, sers-toi la première, lui proposa-t-il. J’aurais dû te laisser le temps de manger avant notre départ.
— Tu crois qu’on pourrait diminuer le nombre des patrouilles ? en profita pour suggérer Tempête de Sable, non sans hésitation. Tout le monde est si fatigué… En plus, Griffe de Tigre n’a pas été aperçu depuis la mort de Vif-Argent. »
Il savait qu’elle-même ne croyait pas à sa proposition. Le Clan entier était conscient que leur ennemi juré ne renoncerait pas si facilement. Cœur de Feu avait vu la tension de ses compagnons à chaque sortie, leur vigilance incessante, le nez en l’air, l’oreille dressée. Il sentait aussi leur insatisfaction croissante : ils avaient besoin que leur chef unisse la tribu contre cette menace invisible. Mais Étoile Bleue ne quittait presque plus son antre depuis la veillée de Vif-Argent.
« On ne peut pas réduire les patrouilles, expliqua-t-il à son amie. Il faut rester sur nos gardes.
— Tu crois vraiment que Griffe de Tigre nous tuera ? le questionna Nuage Blanc, qui avait interrompu son repas.
— Il va essayer.
— Que pense Étoile Bleue de la situation ? demanda timidement Tempête de Sable.
— Elle s’inquiète, bien sûr », répondit-il, évasif.
Seuls Tornade Blanche et lui comprenaient que le retour du félon avait précipité leur chef dans la même apathie qu’après l’annonce de la trahison de Griffe de Tigre.
« Elle a de la chance d’avoir un aussi bon lieutenant que toi, déclara sa camarade. Tous les chats de la tribu comptent sur toi pour nous sortir d’affaire. »
Il baissa les yeux. Il savait bien que ses compagnons le considéraient depuis quelque temps avec espoir. Il se sentait honoré d’avoir obtenu leur respect, mais, dans sa jeunesse et son inexpérience, il aurait voulu posséder la même foi inébranlable en leurs ancêtres que Tornade Blanche. Il espérait être digne de la confiance du Clan.
« Je ferai de mon mieux, promit-il.
— La tribu ne peut pas t’en demander plus », murmura-t-elle.
Il observa les restes du lapin.
« Finissons-le et trouvons une autre proie à ramener au camp. »
Quand tous se furent rassasiés, ils reprirent leur chemin. Ils progressaient sans parler pour ne pas trahir leur présence dans la forêt. Comme si, sous la menace de Griffe de Tigre, les félins du Clan du Tonnerre se comportaient en proies autant qu’en chasseurs.
Près du coteau qui descendait vers les Quatre Chênes, une odeur inconnue vint titiller les narines de Cœur de Feu. Sa fourrure se hérissa. Tempête de Sable avait senti la même chose, car elle s’immobilisa, le dos rond.
« Vite ! souffla-t-il. Suivez-moi ! »
Il monta le long du tronc d’un sycomore. Ses deux compagnes l’imitèrent et se couchèrent avec lui sur la plus basse branche pour épier les environs.
Il vit une ombre fine se faufiler entre les fougères. Deux oreilles noires pointaient au-dessus de la végétation. Leur forme lui évoquait un souvenir enfoui, plutôt agréable. Un des membres d’un Clan adverse qu’il avait aidé autrefois ? Mais avec les machinations de Griffe de Tigre, impossible de faire confiance à qui que ce soit. Tous les étrangers à la tribu étaient suspects.
Le chat roux sortit ses griffes, prêt à bondir. À côté de lui, son amie frémissait d’impatience ; sur le qui-vive, Nuage Blanc ne quittait pas leur cible des yeux. Quand l’inconnu passa sous le frêne, Cœur de Feu poussa un hurlement de rage et se laissa tomber sur son dos.
Le matou noir cria sa surprise et roula sur le côté pour se débarrasser de son agresseur. Agile, le jeune lieutenant se releva aussitôt. Il avait pu évaluer la taille et la force de son adversaire dès le premier contact et savait qu’il serait facile à battre. Le dos rond, il poussa un feulement de mise en garde. Quand Tempête de Sable et Nuage Blanc descendirent à leur tour de leur perchoir, l’intrus paniqua : il était seul contre trois.
Mais Cœur de Feu se redressait déjà. Sa première intuition était la bonne : il avait reconnu l’animal. Et à en croire l’expression du visage du félin – qui passa de l’épouvante au soulagement en un court instant – la bête l’avait elle aussi reconnu.