C
ŒUR DE FEU ENTENDIT L’HERBE REMUER derrière les arbustes. L’odeur qui l’avait alerté saturait l’atmosphère, à présent. Un aboiement fit se hérisser sa fourrure – un instant plus tard, il vit le nez frémissant d’un chien passer à travers la haie.
« Fuyez ! » hurla-t-il.
Un autre jappement lui indiqua qu’un deuxième animal suivait le premier.
Le chat roux fila comme le vent. Il courait avec Tempête de Sable, flanc contre flanc, le long de la barrière de verdure. La course de leurs poursuivants faisait trembler le sol, leur souffle chaud soulevait la fourrure sur le cou de Cœur de Feu. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Les deux mastodontes avaient les yeux luisants et la langue pendante. Aucun signe de Nuage de Jais, en revanche.
« Tiens bon ! encouragea-t-il sa compagne. Ils n’arriveront pas à tenir ce rythme très longtemps. »
Elle parvint à hocher la tête et accéléra encore le train.
Il avait vu juste. Quand il se retourna pour la seconde fois, il s’aperçut que les chiens avaient commencé à perdre du terrain. Le jeune lieutenant repéra un frêne un peu plus loin. S’ils parvenaient à prendre assez d’avance sur les chiens, ils pourraient peut-être s’y abriter.
« Tu vois ce frêne ? haleta-t-il. Grimpes-y le plus vite possible. Je te suis. »
Elle acquiesça, à bout de souffle. Au pied de l’arbre, elle se ramassa sur elle-même, bondit et se hissa le long du tronc.
Avant de l’imiter, il jeta un dernier regard derrière lui pour évaluer le temps dont il disposait. Son pelage se hérissa d’un seul coup quand il vit une énorme mâchoire à moins de deux pas de lui. Le chien se jeta sur lui avec un grognement hargneux. Cœur de Feu fit volte-face, sortit ses griffes et attaqua. Il sentit la bajoue du chien se déchirer, entendit son cri de douleur. Il donna un deuxième coup avant de monter dans l’arbre, agile comme un écureuil. Il s’arrêta sur la branche la plus basse. Au pied du frêne, le molosse hurlait, furieux, vite rejoint par son acolyte, qui rejeta la tête en arrière et vociféra sa colère.
« Je… J’ai cru qu’il t’avait eu ! » bégaya Tempête de Sable.
Elle rampa le long de la branche pour venir se presser contre lui jusqu’à ce qu’ils cessent tous les deux de trembler. Les chiens se turent mais restèrent au pied du frêne. Ils allaient et venaient, exaspérés.
« Où est Nuage de Jais ? » s’inquiéta soudain la chatte.
Le chat roux se remettait lentement de la terreur qui l’avait saisi pendant la poursuite.
« Il a dû s’enfuir dans l’autre sens. Il s’en est sans doute sorti. Espérons qu’il n’y avait que deux poursuivants !
— Je pensais que c’était son territoire. Il ne savait pas qu’il y avait des chiens ici aussi ? »
Cœur de Feu fut pris de court. Il vit Tempête de Sable se rembrunir.
« Il ne nous aurait pas amenés ici exprès, quand même ? grommela-t-elle.
— Bien sûr que non ! rétorqua-t-il avec véhémence pour dissimuler un doute soudain. Pourquoi ferait-il une chose pareille ?
— J’ai trouvé ça étrange qu’il débarque comme ça pour nous amener ici, c’est tout. »
Un miaulement perçant les fit sursauter. Était-ce Nuage de Jais ? Les chiens tournèrent la tête pour essayer de localiser le son. Une ombre noire se glissa dans le champ. Quand le matou noir poussa un nouveau cri, les deux molosses dressèrent l’oreille. Les épis ondoyants trahissaient la position du félin. Ils se précipitèrent dessus en jappant.
Nuage de Jais pouvait-il distancer les chiens ? Cœur de Feu regarda les tiges d’orge trembler au gré des zigzags de son ami. Les dos bruns de ses poursuivants traçaient des sillons beaucoup plus larges, comme des poissons maladroits. Ils écrasaient tout sur leur passage en aboyant, fous de rage.
Soudain retentit le cri d’un Bipède. Les chiens s’arrêtèrent net, levèrent la tête au-dessus des épis, la langue pendante. Un Bipède enjambait la barrière de bois dressée contre la haie. Il tenait des sortes de ficelles à la main. À contrecœur, les deux bêtes rebroussèrent chemin pour rejoindre leur maître, qui empoigna leurs colliers et les attacha aux cordes. Soulagé, Cœur de Feu regarda l’homme forcer les chiens à le suivre, la queue basse.
« Je vois que tu es plus rapide que jamais ! »
Il se retourna, surpris. Agrippé au tronc, Nuage de Jais finit par se hisser sur leur branche. Il désigna Tempête de Sable de la tête.
« En revanche, je me demande pourquoi ils se sont donné la peine de courir après elle. Pas grand-chose à se mettre sous la dent, si vous voulez mon avis. »
La chatte le frôla en se dirigeant vers le tronc.
« Je croyais qu’on avait un apprenti à sauver ? fit-elle remarquer, glaciale.
— Je vois qu’elle est un peu susceptible.
— Je ne la chercherais pas, à ta place », murmura Cœur de Feu avant de suivre sa camarade.
Il préférait ne pas avouer au solitaire qu’elle l’avait soupçonné de traîtrise. Nuage de Jais n’était pas stupide : il s’en doutait certainement. Mais – signe d’assurance nouveau chez lui – il ne laissait pas la méfiance de Tempête de Sable le troubler. De toute façon, maintenant que le danger des chiens était écarté, le rouquin n’avait plus qu’une priorité : trouver Nuage de Neige.
Nuage de Jais les guida vers le sommet de la colline et s’arrêta. Un nid de Bipèdes se nichait dans la vallée ombragée, comme il l’avait promis.
« C’est là que tu as raccompagné Nuage de Neige ? »
Quand le matou noir acquiesça, Cœur de Feu commença à ronger son frein. Même s’ils retrouvaient vraiment son neveu, accepterait-il de les suivre ? Et s’il était partant, le Clan serait-il jamais capable de redonner sa confiance à un animal séduit par la douceur de la vie de chat domestique ?
« Je ne retrouve pas son odeur, signala Tempête de Sable d’un ton soupçonneux.
— Il n’y avait déjà plus beaucoup de traces de lui la dernière fois que je suis passé le voir, lui expliqua patiemment Nuage de Jais. Je crois que les Bipèdes le gardent enfermé.
— Alors comment allons-nous le sortir de là ? »
Le félin roux était déterminé à ne pas leur laisser le temps de se disputer. Il s’engagea sur la pente du vallon.
« Venez, allons voir ça de plus près. »
Le nid était entouré par une haie bien entretenue. Après s’y être faufilé, Cœur de Feu le contempla, dressé contre le ciel assombri sur un gazon jauni. Tapi contre le sol, les oreilles pointées en avant, il rampa vers le buisson le plus proche. Ici, son odorat ne lui servait à rien. L’air était saturé du parfum écœurant des fleurs, qui noyait tous les autres effluves. Un bruit de pas l’informa que Tempête de Sable et Nuage de Jais l’avaient rejoint, leur querelle oubliée pour l’instant. Rassuré par leur présence, il leur fit un petit signe avant de traverser la pelouse.
Quand ils atteignirent le nid des Bipèdes, le sang battait à leurs oreilles. La haie – au-delà de laquelle ils étaient en sécurité – leur paraissait soudain très loin.
« Voilà la fenêtre où je l’ai vu, chuchota le solitaire après avoir contourné la maison.
— Où les Bipèdes t’ont aperçu, tu veux dire… », marmonna la chatte.
L’odeur qu’elle dégageait exprimait la peur – son agacement était dû autant à la tension de l’expédition qu’aux rivalités de l’apprentissage.
À l’intérieur, on entendait se déplacer plusieurs Bipèdes. Tempête de Sable s’accroupit. Une lueur filtrait par la fenêtre, trop haute pour y grimper d’un bond. Cœur de Feu s’approcha à pas furtifs d’un arbuste tordu qui grimpait le long du mur. Les branches semblaient assez solides pour soutenir son poids. Pendant ce temps, les Bipèdes continuaient d’aller et venir.
« Nuage de Neige doit être à moitié sourd avec ce boucan ! » souffla la guerrière.
Le jeune lieutenant n’y tenait plus.
« Je vais aller jeter un coup d’œil ! » déclara-t-il.
Il s’élança sur l’arbuste, sans écouter les mises en garde de sa camarade.
Le cœur battant, il se hissa sur l’appui de la fenêtre. De l’autre côté de la vitre, un Bipède se penchait sur un objet qui crachait de petits nuages de vapeur. Une lumière artificielle baignait la scène, si forte que Cœur de Feu fit la grimace. Pourtant, de vieux souvenirs de son passé se réveillaient peu à peu en lui. Il devina qu’il observait une cuisine, où les Bipèdes préparaient leur nourriture. Il se rappela soudain les croquettes fades et l’eau au goût métallique qu’on lui donnait autrefois. Concentre-toi ! se dit-il avant de se mettre à chercher un signe de la présence de son neveu.
Dans un coin du nid, il aperçut une sorte de tanière. Elle semblait faite de branches sèches tissées. Une boule blanche y était roulée. Tremblant, le chat roux retint son souffle en voyant la bête s’étirer et sortir de sa boîte. Elle rejoignit le Bipède en courant et se mit à aboyer. Un chien ! Le félin recula, si déçu qu’il faillit tomber de son perchoir. Où était Nuage de Neige ?
Le Bipède se pencha pour caresser le roquet. Derrière la vitre, le mentor sursauta en voyant son apprenti entrer dans la pièce. Le chien se précipita vers le chaton, toujours en jappant. Mais, au lieu de faire le dos rond et montrer les crocs, Nuage de Neige l’ignora superbement.
Cœur de Feu se cacha quand le petit sauta sur le rebord intérieur de la fenêtre. Le cabot continua d’aboyer.
« Il est là ! annonça le jeune lieutenant à ses deux compagnons.
— Il t’a vu ? » s’enquit Tempête de Sable.
Il leva les yeux avec précaution, le corps toujours tapi contre la pierre. Nuage de Neige regardait le jardin sans rien voir. Aminci, il avait l’air malheureux. Malgré lui, son oncle se sentit soulagé. Il avait la preuve que le chenapan n’était pas fait pour vivre chez les Bipèdes.
Il se redressa et appuya les pattes de devant contre la vitre qui les séparait. Irrité, il tapota la surface froide, les griffes rentrées pour ne pas alerter les Bipèdes ou le chien. Il retint son souffle quand les oreilles de Nuage de Neige tressaillirent. Lorsque l’apprenti au poil blanc fit volte-face et l’aperçut, il poussa un cri de joie que Cœur de Feu n’entendit pas.
Mais le Bipède, lui, tourna la tête, surpris. Cœur de Feu sauta du rebord de la fenêtre.
« Qu’y a-t-il ? demanda Tempête de Sable.
— Nuage de Neige m’a vu, mais je crois que le Bipède aussi !
— Il faut qu’on file ! les pressa Nuage de Jais.
— Non ! Allez-y tous les deux. Moi, je reste jusqu’à ce qu’il parvienne à sortir.
— Que vas-tu faire ? protesta la guerrière. Je sens un chien dans les parages !
— Je ne peux pas partir maintenant que Nuage de Neige m’a vu ! Je reste ici ! »
Une porte grinça derrière eux. Ils se retournèrent d’un bond. Un flot de lumière inonda le jardin, dont la pelouse fut illuminée jusqu’à la haie. Un Bipède s’encadra dans l’ouverture.
Cœur de Feu se figea. Ils n’avaient pas le temps de se cacher. Le Bipède les avait aperçus. Il se mit à pousser des cris rauques qui sonnaient comme des questions, avant de s’avancer à pas lents vers eux. Les trois félins se blottirent les uns contre les autres. La respiration de Tempête de Sable se fit plus tremblante, le ventre du chat roux se tordit. À présent, l’ombre du Bipède se dressait juste devant eux : ils étaient pris au piège.