Chapitre 23
« U
N INCENDIE ! RÉVEILLEZ-VOUS ! » hurla Cœur de Feu.
Pelage de Givre émergea de l’antre des guerriers, épouvantée.
« Il faut quitter le camp tout de suite ! lui ordonna-t-il. Va dire à Étoile Bleue que la forêt est en feu ! »
Il se rua vers la tanière des anciens et cria entre les branches du chêne abattu :
« Un incendie ! Sortez vite ! »
Il se précipita ensuite vers les apprentis, qui sortaient à moitié endormis de leurs litières.
« Abandonnez le camp ! Dirigez-vous vers la rivière ! » Nuage de Neige le dévisagea, encore abruti de sommeil. « Vers la rivière, vite ! » répéta son oncle.
Pelage de Givre aidait déjà Étoile Bleue à traverser la clairière plongée dans l’obscurité. Le visage de leur chef semblait transformé par la peur. La guerrière était obligée de la pousser pour la forcer à avancer.
« Par ici ! » s’époumona Cœur de Feu qui lui fit signe de la queue avant de l’aider à guider la vieille chatte vers la sortie. Un flot ininterrompu de félins au poil hérissé défilait devant eux.
Le feu rugissait autour de la tribu, sans compter les cris affolés des Bipèdes et un étrange gémissement – deux notes successives qui se répétaient à l’infini. La fumée se faisait plus épaisse dans la clairière ; derrière elle, la lueur du feu enflait à mesure qu’il s’approchait du camp.
Étoile Bleue ne se mit à courir qu’une fois le tunnel d’ajoncs passé, portée par la foule des chats qui sortaient du ravin de toute la vitesse de leurs pattes.
« Dirigez-vous vers la rivière, leur ordonna Cœur de Feu. Vérifiez que personne ne s’éloigne des autres. Ne vous perdez pas de vue. »
Un calme extraordinaire l’avait envahi, comme un lac d’eau glacée, malgré le bruit, la chaleur et la panique qui régnaient autour de lui.
Il rebroussa chemin pour aider Fleur de Saule à réunir ses chatons qui avaient du mal à la suivre. Elle portait le plus petit, effarée, fatiguée par le poids qui tapait contre ses jambes.
« Où est Bouton-d’Or ? » lui demanda-t-il.
Elle lui montra le sommet du ravin. Soulagé qu’une reine au moins soit déjà hors du camp avec ses nouveau-nés, il appela Longue Plume, déjà parvenu à mi-hauteur de la pente. Pendant que le guerrier faisait demi-tour, Cœur de Feu passa un autre chaton à Poil de Souris, qui les avait rejoints. Il ramassa le troisième, qu’il donna au bout de quelques secondes à Longue Plume.
« Ne quitte pas Fleur de Saule d’un pas ! » jeta-t-il au chasseur.
Il savait que la chatte risquerait la mort plutôt que d’être séparée de sa progéniture.
Du fond du ravin, il regarda les félins monter à l’assaut de la pente. Les volutes de fumée qui tourbillonnaient dans le ciel cachaient la Toison Argentée. Le Clan des Étoiles voit-il la catastrophe ? se demanda-t-il un bref instant. Il vit Étoile Bleue atteindre le sommet, poussée en avant par les compagnons qui l’entouraient. Quand les fougères sèches s’embrasèrent et que le feu commença à se rapprocher du camp en léchant le fond du ravin, il se décida enfin à suivre le mouvement.
Au bout de quelques instants, il se hissa sur la crête.
« Attendez ! » cria-t-il aux fuyards, qui se retournèrent. Aveuglé par la fumée, il s’efforça de passer en revue ses camarades : « Personne ne manque ?
— Où sont Demi-Queue et Pomme de Pin ? » s’étrangla Nuage de Neige, terrifié.
Les félins s’entre-regardèrent et Petite Oreille rétorqua :
« Ils ne sont pas avec moi.
— Ils doivent encore être au camp ! s’exclama Tornade Blanche.
— Où est Patte d’Épines ? se lamenta Bouton-d’Or au milieu du ronflement des flammes. Il était juste derrière moi quand j’ai gravi la pente du ravin ! »
Cœur de Feu gémit. Trois membres de la tribu manquaient à l’appel.
« Je vais les trouver, promit-il. Il ne faut pas rester ici, c’est trop dangereux. Tornade Blanche et Éclair Noir, assurez-vous que tout le monde parvient à la rivière.
— Tu ne peux pas y retourner ! » tempêta Tempête de Sable, qui se fraya un passage dans l’assistance pour venir se planter à côté de lui.
Elle fouilla son regard, désespérée.
« Il le faut, répondit-il.
— Alors je viens aussi.
— Non, intervint Tornade Blanche. Nous manquons déjà de guerriers. Nous avons besoin de toi pour aider le Clan à rallier la rivière.
— Alors je t’accompagne ! »
Horrifié, le chat roux vit Museau Cendré s’avancer cahin-caha.
« Je ne suis pas une guerrière, expliqua-t-elle. Je ne serai d’aucune utilité si nous croisons une patrouille adverse.
— Pas question ! » s’écria-t-il.
Il ne pouvait pas la laisser risquer sa vie. Croc Jaune choisit ce moment pour fendre la foule à son tour.
« Je suis vieille, certes, mais je tiens mieux sur mes pattes que toi, dit-elle à son apprentie. La tribu aura besoin d’une guérisseuse. J’irai avec Cœur de Feu. Reste avec le Clan. »
Museau Cendré rouvrait la bouche quand le lieutenant grommela :
« On n’a pas le temps de discuter. Croc Jaune, tu viens avec moi. Les autres, vous filez vers la rivière. »
Sans laisser à l’apprentie le temps de protester, il s’engagea dans le ravin rendu étouffant par la fumée et la chaleur.
Malgré sa panique, il se força à continuer à courir en arrivant au fond. Derrière lui, la vieille chatte hoquetait. Même pour ses jeunes poumons, chaque inspiration était douloureuse. Les flammes qui dansaient le long des fortifications du camp s’attaquaient déjà aux fougères entrelacées, mais la clairière était encore épargnée. La tanière des anciens était la plus proche de l’entrée : Cœur de Feu s’y précipita, à moitié aveuglé. Il entendait le feu crépiter à l’autre extrémité du chêne abattu. La chaleur était intense, à croire que l’incendie s’apprêtait à embraser le camp d’un instant à l’autre.
Le chasseur aperçut Demi-Queue affalé sous une branche. Pomme de Pin gisait à côté de lui comme s’il avait essayé de le traîner dehors avant de s’écrouler à son tour, asphyxié.
Le jeune lieutenant tomba en arrêt, désemparé, mais Croc Jaune tirait déjà le corps de Demi-Queue vers l’entrée du camp.
« Ne reste pas planté là ! ronchonna-t-elle. Aide-moi à les sortir de cet enfer ! »
Il attrapa Pomme de Pin par la peau du cou pour le transporter à travers la clairière. Dans le tunnel, il lutta contre de terribles quintes de toux et les ajoncs qui s’accrochaient à la fourrure du doyen. Il s’attaqua ensuite au coteau du vallon. Le vieux chat fut pris de convulsions et de violents haut-le-cœur. Cœur de Feu s’entêta sur la pente abrupte, le cou endolori par le poids de son protégé.
Au sommet, il installa Pomme de Pin sur un rocher plat. La respiration sifflante, l’ancien ne réagissait pas. Le félin roux chercha Croc Jaune du regard. Elle sortait justement du tunnel d’ajoncs, à bout de souffle. Les troncs noircis des arbres plantés autour du camp avaient pris feu. La guérisseuse leva des yeux immenses vers lui, le cou de Demi-Queue serré entre ses mâchoires. Il fléchit les pattes, prêt à s’élancer sur les rochers pour l’aider, mais un miaulement de terreur lui fit lever la tête. À travers la fumée, il vit le fils de Bouton-d’Or s’accrocher aux branches d’un arbre dressé sur le flanc du ravin. L’écorce s’embrasait déjà ; Patte d’Épines poussa un nouveau cri quand le tronc entier prit feu.
Sans prendre le temps de réfléchir, Cœur de Feu bondit le plus haut possible. Il planta ses griffes dans le tronc, au-dessus des flammes, et se hissa jusqu’à la hauteur du chaton, suivi de très près par l’incendie. Il tendit le cou pour attraper le minuscule animal qui hurlait, les yeux fermés, agrippé de toutes ses forces à une branche. Sitôt qu’il se sentit en sécurité, le petit lâcha prise si brusquement que le guerrier, déséquilibré, faillit tomber. Son équilibre rétabli, il jeta un coup d’œil en arrière. Impossible de redescendre par où il était venu. Les flammes lui coupaient toute retraite. Il ne lui restait plus qu’à s’avancer le plus loin possible sur son perchoir et sauter au sol.
Sans écouter les braillements du chaton, il s’engagea sur la branche qui ployait sous son poids. Il se ramassa sur lui-même, prêt à s’élancer. Le brasier faisait rage derrière lui, son pelage commençait même à roussir. La branche oscilla de nouveau, un grand craquement retentit. Que le Clan des Étoiles me vienne en aide ! pria le matou. Il ferma les paupières, fléchit l’arrière-train et se propulsa vers le sol.
Il atterrit si brutalement qu’il en eut le souffle coupé. Tout en cherchant désespérément une prise sur le flanc du vallon, il tourna la tête. Le feu avait dévoré le tronc entier et précipité l’arbre dans le ravin. Ses branches enflammées lui fermaient désormais l’entrée du camp. Impossible de rejoindre Croc Jaune.