Chapitre 24
« C
ROC JAUNE ! »
Cœur de Feu déposa Patte d’Épines à terre et hurla le nom de la guérisseuse. Le sang battait à ses oreilles. Seul l’affreux crépitement des flammes lui répondit.
Le corps du chaton était blotti contre ses pattes. Tremblant de chagrin, à peine conscient de la douleur que lui causaient ses flancs roussis, le lieutenant roux le prit entre ses mâchoires et remonta sur la crête retrouver Pomme de Pin.
L’ancien n’avait pas bougé, sa poitrine se soulevait faiblement. Jamais il n’arriverait à se mettre à l’abri seul. Il reposa le petit.
« Suis-moi ! » lui ordonna-t-il avant d’attraper le doyen par la peau du cou.
Après un dernier regard vers le ravin embrasé, il commença à traîner son fardeau entre les arbres. Patte d’Épines le suivait en titubant sans piper mot, le regard perdu dans le vague. Cœur de Feu aurait voulu pouvoir les porter tous les deux, mais il ne pouvait pas laisser mourir Pomme de Pin. Le chaton allait devoir trouver la force de faire seul le terrible trajet.
Sans rien voir autour de lui, le chat roux suivit les traces laissées par la tribu, ne se retournant que pour s’assurer que le chaton ne s’était pas laissé distancer. La dernière image qui lui restait du ravin l’obsédait : quelle vision terrifiante, cette vallée de flammes et de fumée qui avait englouti le camp ! Et de Croc Jaune et Demi-Queue, pas la moindre trace.
Ils rejoignirent le reste du Clan aux Rochers du Soleil. Cœur de Feu déposa Pomme de Pin sans à-coups sur une pierre plate. Patte d’Épines se rua droit vers Bouton-d’Or, qui l’attrapa par le cou et le secoua avec colère, mais en ronronnant si fort qu’elle faillit s’étouffer. Elle le reposa aussitôt par terre et se mit à laver sa fourrure noircie par la fumée à grands coups de langue furieux, qui se muèrent bientôt en caresses émues. Elle leva ensuite vers leur lieutenant des yeux emplis d’une gratitude inexprimable.
Il fixa le sol, la gorge serrée. Il commençait à comprendre que Croc Jaune était peut-être morte parce qu’il avait pris le temps de sauver le fils de Griffe de Tigre. Un violent frisson le secoua. Il ne pouvait pas y penser pour l’instant. Sa tribu avait besoin de lui. Autour de lui, des félins effondrés étaient couchés un peu partout sur les rochers. Croyaient-ils donc être à l’abri ? Ils auraient dû continuer jusqu’à la berge. Il chercha Tempête de Sable parmi les silhouettes accablées, en vain. Une fatigue immense lui alourdissait les pattes : impossible de trouver la force de se relever.
Il sentit Pomme de Pin remuer. Le doyen leva la tête, haletant, avant d’être pris d’une quinte de toux qui attira Museau Cendré à son chevet. Elle appuya de toutes ses forces sur la poitrine du malade pour essayer de lui dégager les poumons.
Le patient cessa de tousser. Il ne bougeait plus, étrangement silencieux à présent que sa respiration sifflante s’était tue. La guérisseuse releva la tête, les yeux débordant de larmes.
« Il est mort », murmura-t-elle.
Des cris d’horreur lui répondirent. Cœur de Feu n’en croyait pas ses oreilles. Pomme de Pin venait de rendre l’âme, alors qu’il avait réussi à le traîner jusqu’ici ? Il était mort presque au même endroit que Rivière d’Argent, d’ailleurs. Museau Cendré s’en était sans doute aperçue, elle aussi. Les moustaches tremblantes, elle se pencha pour fermer les yeux du vieux chat d’un geste plein de douceur. Son ami craignait que le chagrin soit trop dur à porter. Mais, tandis que les autres anciens s’approchaient pour faire la toilette de Pomme de Pin, elle se rassit et chuchota, incrédule :
« Une autre victime. Mais ma peine ne sera d’aucun secours au Clan.
— Tu commences à montrer autant de force que Croc Jaune, souffla-t-il.
— Croc Jaune ! Où est-elle ? »
Une douleur sans bornes se réveilla dans la poitrine du jeune lieutenant, si aiguë qu’il serra les dents.
« Je l’ignore, avoua-t-il. Elle ramenait Demi-Queue et… je l’ai perdue de vue dans la fumée. J’allais retourner la chercher quand le chaton… »
Incapable de terminer sa phrase, il regarda le visage de la guérisseuse refléter une peine inimaginable. Qu’arrivait-il à la tribu ? Le Clan des Étoiles souhaitait-il vraiment leur mort ?
Patte d’Épines se mit soudain à tousser. Museau Cendré se secoua comme si elle sortait d’un bain dans une eau glaciale. Elle fila clopin-clopant au secours du petit dont elle se mit à lécher le poitrail avec vigueur pour stimuler sa respiration. Peu à peu, le souffle du chaton devint plus régulier.
Cœur de Feu écoutait la forêt, sans bouger. Une légère brise, qui soufflait depuis la direction du camp, secouait le feuillage des arbres. Il entrouvrit la bouche pour essayer de distinguer la fumée de la puanteur de sa fourrure roussie. Le feu brûlait-il toujours ? Il s’aperçut alors que le ciel se remplissait de volutes noires : le vent poussait l’incendie vers les Rochers du Soleil. Les oreilles couchées en arrière, il entendit le ronflement des flammes noyer le murmure des feuilles.
« Le feu s’approche ! hurla-t-il d’une voix rauque. Nous devons nous rapprocher de la rivière. Nous ne serons à l’abri qu’après l’avoir traversée. Là-bas, il ne pourra plus rien contre nous. »
Ses compagnons levèrent la tête, surpris. Des dizaines de paires d’yeux brillèrent dans la nuit. La lumière du feu transparaissait déjà entre les arbres.
Soudain, les rochers et la végétation furent illuminés par un éclair aveuglant. Un coup de tonnerre assourdissant explosa au-dessus de leurs têtes. Les rescapés se plaquèrent contre la pierre. Derrière la fumée, des nuages s’amassaient. Soulagé, malgré la peur qu’inspiraient toujours aux félins ces manifestations naturelles, il comprit que l’orage avait enfin éclaté.
« La pluie arrive ! s’écria-t-il pour encourager ses camarades recroquevillés par la peur. Elle va éteindre le feu ! Mais il faut partir maintenant ou nous n’arriverons pas à le distancer ! »
Poil de Fougère fut le premier à se relever. Les autres l’imitèrent – ils comprenaient tous le danger qui les menaçait. Leur horreur de l’incendie l’emportait sur leur peur instinctive des colères du ciel. Ils allaient et venaient sans savoir quelle direction prendre. Quand le chat roux vit la silhouette de Tempête de Sable parmi eux, son cœur bondit dans sa poitrine. Il aperçut aussi Étoile Bleue, assise sur l’un des plus hauts rochers, les yeux levés vers la Toison Argentée. Un éclair déchira le ciel, mais elle ne bougea pas d’un pouce. Prie-t-elle le Clan des Étoiles ? se demanda Cœur de Feu, perplexe.
« Par ici ! » brailla-t-il.
Il indiquait le chemin avec sa queue quand un autre coup de tonnerre couvrit le bruit de sa voix.
La tribu entière se précipita vers la piste qui menait à la rivière. L’odeur de l’incendie saturait l’atmosphère. Un lapin terrifié passa en courant devant le matou. Il ne sembla même pas remarquer les chats qui l’entouraient, et fonça se réfugier sous les pierres. Il cherchait d’instinct à s’abriter au milieu des rochers qui se dressaient çà et là depuis des temps immémoriaux, mais Cœur de Feu savait que la fumée tuait aussi bien que les flammes.
« Dépêchez-vous ! » s’écria-t-il.
Aussitôt, le Clan se mit à courir. Comme la première fois, Poil de Souris et Longue Plume transportaient la portée de Fleur de Saule. Nuage de Neige et Pelage de Poussière s’étaient emparés du corps de Pomme de Pin, qui rebondissait sur le sol à chacun de leurs pas. Tornade Blanche et Plume Blanche encadraient Étoile Bleue, qu’ils poussaient à avancer à petits coups de museau.
Le chat roux cherchait Tempête de Sable quand il vit Perce-Neige peiner à porter son fils. Le chaton avait beaucoup grandi et la reine était plus âgée que les autres reines. Cœur de Feu se hâta de la débarrasser de son fardeau. Elle le remercia d’un battement de queue et se mit à courir.
Comme ils se dirigeaient directement vers la rivière, à présent, le feu était sur leur gauche. Tout en encourageant ses troupes, le jeune lieutenant surveillait la progression du mur de flammes. Tout autour d’eux, les arbres commencèrent à osciller ; le vent de l’orage se leva et se mit à attiser l’incendie, poussant le brasier dans leur direction. Ils voyaient la rivière, désormais – encore fallait-il la traverser. Peu de ses congénères avaient pratiqué la natation, mais ils n’avaient pas le temps de descendre vers le gué, en aval.
Tandis qu’ils se ruaient vers la frontière, Cœur de Feu sentit la chaleur du feu contre son flanc et entendit un rugissement plus assourdissant encore que celui du Chemin du Tonnerre. Il accéléra le train, arriva le premier sur la rive. Un nouvel éclair alluma des reflets argentés sur les galets lisses, mais le tonnerre s’entendait à peine dans le vacarme de l’incendie. La tribu déboula derrière son lieutenant, et tomba en arrêt devant les courants impétueux, saisie d’une peur nouvelle. Le courage de Cœur de Feu vacilla : comment persuader ses camarades d’entrer dans l’eau ? Mais dans leur dos le feu dévorait la forêt dans une course folle et il comprit qu’il n’avait pas le choix.