Chapitre 7
« U
N QUARTIER DE LUNE EST DÉJÀ PASSÉ depuis notre retour des hauts plateaux, Étoile Bleue ! »
Cœur de Feu prit bien soin de ne pas mentionner la Pierre de Lune. Même s’ils étaient seuls dans sa tanière, il se sentait toujours gêné par l’évocation de leur expédition ratée. Il reprit :
« Le Clan du Vent n’a pas été aperçu une seule fois sur notre territoire. Celui de l’Ombre non plus ! »
La chatte prit un air dubitatif, mais il insista :
« Il y a tellement d’apprentis en formation, et de gibier dans les bois, qu’il est difficile de garder trois combattants sur place en permanence. Je… Je crois que deux suffiraient bien.
— Et si on nous attaque encore ? objecta-t-elle.
— Si le Clan du Vent tenait vraiment à nous faire du mal, Griffe de Pierre ne t’aurait pas laissée quitter son territoire… » vivante, termina-t-il en silence, préférant laisser sa phrase en suspens.
« D’accord, concéda-t-elle, la gorge nouée par une émotion indicible. Deux guerriers ici, pas plus. »
Voilà qui allait faciliter l’organisation des tours de garde, des expéditions de chasse et des leçons des novices.
« Merci, Étoile Bleue. Je vais aller organiser les patrouilles de demain. »
Il s’inclina avec respect avant de quitter le repaire. Dehors, les guerriers l’attendaient.
« Tornade Blanche, tu partiras à l’aube, ordonna Cœur de Feu. Emmène Tempête de Sable et Nuage de Granit avec toi. Poil de Fougère et Pelage de Poussière, vous resterez de garde pendant que j’irai chasser avec Nuage de Neige. »
Il se tourna vers les félins qui restaient. Organiser l’activité du camp ne lui faisait plus peur. Il avait eu droit à beaucoup de pratique puisque Étoile Bleue ne quittait presque plus son antre, songea-t-il en refrénant une grimace.
« Les autres, vous êtes libres d’entraîner vos apprentis ou de les emmener chasser. Seule consigne : je veux que le tas de gibier soit aussi bien approvisionné qu’aujourd’hui. On s’habitue vite au luxe ! »
Le groupe de félins se mit à rire.
« Éclair Noir, tu te chargeras de la patrouille de midi. Vif-Argent, de celle du soir. Vous pouvez choisir qui vous accompagnera. Prévenez assez tôt pour qu’ils puissent être prêts à temps. »
Vif-Argent acquiesça, mais Éclair Noir renifla avant de demander :
« Qui doit aller à l’Assemblée de ce soir ?
— Je ne sais pas, reconnut Cœur de Feu.
— Étoile Bleue ne t’a rien dit ? Elle n’a pas encore décidé ?
— Elle ne m’en a pas parlé. Elle nous le dira quand elle sera prête.
— Elle a intérêt à se dépêcher, rétorqua le râleur. Le soleil ne va pas tarder à se coucher.
— Alors tu devrais être en train de manger. Tu auras besoin de force pour l’Assemblée, si tu y vas. »
Si le ton agressif d’Éclair Noir troublait le guerrier roux, il refusait de se laisser démonter. Il attendit que la petite bande se disperse pour retourner vers le gîte d’Étoile Bleue. Elle n’avait pas parlé de l’Assemblée ; obnubilé par l’organisation des patrouilles, il ne s’était rendu compte de rien.
« Ah, Cœur de Feu ! » s’exclama la chatte, qui sortait justement de son antre.
Elle venait de terminer sa toilette, car sa fourrure luisait dans la lumière du soir. En voyant qu’elle recommençait à s’occuper d’elle-même, il se retint de sauter de joie.
« Quand tu auras mangé, réunis les participants à l’Assemblée, lui ordonna-t-elle.
— Euh… Qui dois-je appeler ? »
Elle sembla surprise. Elle récita sa liste de noms avec une facilité déconcertante – à croire qu’il la forçait à se répéter –, sans oublier au passage de remplacer Nuage de Neige par Nuage de Granit, comme il le lui avait demandé quelques jours plus tôt.
« Très bien ! » répondit-il avant de filer vers le tas de gibier.
Un pigeon bien dodu couronnait l’amoncellement. Il décida de le laisser à Étoile Bleue. Peut-être ainsi avalerait-elle plus de deux bouchées. Il se choisit un campagnol. Lui-même manquait d’appétit – il était trop déstabilisé par les sautes d’humeur de son chef.
Un frisson courut le long de son échine. Alerté par un sixième sens, il croisa le regard de Patte d’Épines et sursauta. Mais comment oublier les paroles de Museau Cendré ? Il ne connaîtra jamais son père. C’est le Clan qui l’élèvera. Cœur de Feu se força donc à faire un petit signe au chaton avant d’aller s’installer près du bouquet d’orties.
Son repas terminé, il jeta un coup d’œil autour de lui. Les membres de la tribu faisaient leur toilette. Les ombres qui s’allongeaient apportaient au camp une fraîcheur bienfaisante. Les journées étaient si chaudes, ces derniers temps, que Cœur de Feu rêvait souvent de savoir nager comme les félins du Clan de la Rivière. Il contempla un instant la tanière des apprentis : son neveu se souviendrait-il que s’il était privé d’Assemblée c’était pour avoir osé manger à la chasse ?
Tapi sur la souche d’arbre à l’entrée de son abri, l’apprenti jouait à se battre avec Nuage de Granit, qui voulait lui prendre son promontoire. Au moins, Nuage de Neige a l’air de bien s’entendre avec ses camarades d’entraînement ! songea Cœur de Feu, ravi. Il se demanda si Plume Grise serait aux Quatre Chênes ce soir-là. Non, sans doute, car son vieil ami ne faisait partie du Clan de la Rivière que depuis une lune. Quoique… Il leur avait tout de même rendu les chatons de Rivière d’Argent ! Le chef de la tribu, Étoile Balafrée, devait lui en être reconnaissant : après tout, il s’agissait des petits de sa fille. Cœur de Feu marmonna une prière au Clan des Étoiles pour que son complice de toujours soit de la fête.
Le lieutenant roux se releva et appela les élus à se rassembler. Poil de Souris, Vif-Argent, Tempête de Sable, Poil de Fougère, Nuage Blanc, Nuage de Granit, Nuage Agile… En égrenant la liste des noms sélectionnés par Étoile Bleue, il s’aperçut avec un malaise grandissant qu’Éclair Noir, Longue Plume et Pelage de Poussière – tous d’anciens partisans de Griffe de Tigre – n’en faisaient pas partie. Cœur de Feu se demanda s’il s’agissait d’un choix délibéré. Il tressaillit quand les trois combattants échangèrent des regards entendus avant de braquer sur lui des yeux accusateurs. Avec un soupir, il alla rejoindre les autres félins pour attendre la reine grise.
Étoile Bleue faisait sa toilette avec Tornade Blanche devant son repaire ; elle ne se leva pour traverser la clairière que quand les guerriers rassemblés commencèrent à gratter la terre avec impatience.
« Tornade Blanche s’occupera du camp pendant notre absence, annonça-t-elle.
— Étoile Bleue ! l’apostropha Poil de Souris. Que comptes-tu dire de la façon dont le Clan du Vent t’a empêchée de te rendre aux Hautes Pierres ? »
Cœur de Feu se raidit. À l’évidence, la jeune chatte voulait savoir si la tribu devait se préparer à une réunion difficile.
« Je ne leur dirai rien, rétorqua leur chef d’un ton ferme. Le Clan du Vent sait qu’il a eu tort. Inutile de déclencher une bataille rangée en les dénonçant aux autres tribus. »
La foule accueillit sa réponse sans grand enthousiasme. Toute la troupe la suivit cependant dans le tunnel d’ajoncs et la forêt éclairée par la lune. Le guerrier roux se demandait si cette décision leur paraissait empreinte de sagesse ou de faiblesse.
Quand les félins s’engagèrent sur la pente du ravin, poussière et cailloux volèrent. Le manque de pluie avait laissé les bois aussi secs que des ossements blanchis par le soleil ; le sol brûlé semblait se changer en cendres sous leurs pattes. Une fois dans les bois, Étoile Bleue prit la tête de l’expédition. Cœur de Feu se plaça à l’arrière du groupe. Les chats couraient en silence entre les arbres, en évitant fougères et ronces.
Tempête de Sable ralentit pour se mettre à sa hauteur. Ensemble, ils bondirent au-dessus d’une branche. En retombant de l’autre côté, elle murmura :
« On dirait qu’Étoile Bleue se sent mieux.
— Oui », répondit-il prudemment.
Il se faufila au milieu d’un mur de ronces. Afin de ne pas être entendue, Tempête de Sable reprit à voix basse :
« Mais elle a l’air distraite. Elle est moins… »
Elle hésita ; il se garda bien de compléter cette phrase. Ses pires craintes se confirmaient. Les membres du Clan commençaient à remarquer les changements survenus chez la reine grise.
« Je ne la reconnais pas », conclut Tempête de Sable.
Cœur de Feu n’osait pas la regarder en face. Il préféra éviter un gros bouquet d’orties qu’elle franchit d’un bond. Il accéléra pour la rattraper.
« Elle est toujours secouée, expliqua-t-il, haletant. La trahison de Griffe de Tigre l’a bouleversée.
— Comment a-t-il pu l’abuser à ce point ?
— Tu doutais de lui, toi ? objecta-t-il.
— Non. Personne n’avait rien remarqué. Malgré tout… le reste de la tribu s’est remis du choc. Étoile Bleue, elle, ne… »
Elle chercha de nouveau ses mots.
« Elle est avec nous ce soir, lui fit-il remarquer.
— C’est vrai, admit-elle, un peu rassérénée.
— C’est toujours notre chef, lui assura-t-il. Tu verras. »
Ils accélérèrent l’allure, sautèrent un petit ruisseau. Infranchissable à la saison des feuilles nouvelles, il gazouillait à présent sur son lit de rocaille, presque à sec.
Ils rattrapèrent le reste du groupe juste avant d’atteindre les Quatre Chênes. Les broussailles tremblaient encore sur le passage des félins, comme si elles partageaient leur excitation.
Leur chef s’était arrêté en haut de la pente et contemplait la vallée. Au fond, des silhouettes de chats allaient et venaient dans le noir en se saluant à mi-voix. À l’odeur, on devinait que le Clan du Tonnerre arrivait bon dernier. Étoile Bleue fixait le Grand Rocher dressé au centre de la clairière ; un frisson parcourut son échine. Elle respira à fond avant de s’élancer sur la pente.
Cœur de Feu suivit ses camarades. Aussitôt arrivé en bas, il chercha Plume Grise dans la foule. Un guerrier du Clan de l’Ombre qu’il n’avait jamais vu discutait avec le lieutenant du Clan de la Rivière, Taches de Léopard. Assis à côté de Pelage de Silex, Étoile Balafrée, le chef du Clan de la Rivière, observait la foule en silence. Le guerrier roux perçut l’odeur du Clan de la Rivière derrière lui : un apprenti s’approchait pour saluer Nuage Blanc. Pas le moindre signe de la présence de Plume Grise. Rien d’étonnant, pensa Cœur de Feu, l’oreille basse.
Il écouta d’une oreille la conversation des deux petits, bientôt rejoints par un apprenti gris du Clan de l’Ombre.
« Quelqu’un a-t-il revu les chats errants, dans ta tribu ? Étoile Noire a peur qu’ils soient toujours quelque part dans la forêt. »
Cœur de Feu se figea : les autres Clans ignoraient que Griffe de Tigre s’était servi des bannis pour attaquer son propre camp. Il fronça les sourcils pour avertir Nuage Blanc, qui n’en avait d’ailleurs pas besoin :
« Nous n’avons repéré aucun intrus depuis presque une lune, rétorqua-t-elle sans se démonter.
— Nous non plus, déclara le chaton du Clan de la Rivière. Ils ont dû quitter les bois. »
Le jeune lieutenant se sentit soulagé à cette nouvelle. Inutile de se voiler la face, cependant : si Griffe de Tigre était toujours avec les chats errants, ces derniers reviendraient un jour.
Sous un arbre se prélassait Griffe de Pierre, le matou du Clan du Vent qui avait interrompu leur pèlerinage quelques jours plus tôt. À ses côtés, Cœur de Feu reconnut Moustache, un jeune matou avec qui il avait sympathisé plusieurs lunes auparavant. Mais comment les approcher ? Griffe de Pierre semblait très irritable ; ce n’était ni le lieu ni l’endroit de poursuivre leur affrontement.
Griffe de Pierre murmura quelques mots à l’oreille de son compagnon en jetant un coup d’œil éloquent au chat roux, qui serra les dents, furieux. Pourtant, Moustache se contenta de jeter à son vieil ami un regard désolé avant de s’éclipser. Lui, au moins, semblait se souvenir de la dette de sa tribu : c’était grâce au Clan du Tonnerre que le Clan du Vent avait pu rentrer d’un terrible exil au début de la saison des neiges.
Un peu soulagé, Cœur de Feu s’approcha de Taches de Léopard. Après tout, ils étaient égaux, désormais ! Même s’il ne se sentait pas très à l’aise avec le lieutenant du Clan de la Rivière – qui lui reprochait toujours la mort accidentelle d’un de ses guerriers, Griffe Blanche, quelques lunes plus tôt – il voulait absolument la questionner sur Plume Grise.
Elle s’inclina avec respect. Quant à son voisin, un combattant du Clan de l’Ombre, il se mit à tousser dès qu’il tenta de se présenter. L’air très mal en point, il fila derrière quelques buissons. Taches de Léopard se donna un coup de langue sur l’épaule avant de s’attaquer à sa patte avant droite.
« Il est malade ? s’inquiéta Cœur de Feu.
— À ton avis ? rétorqua-t-elle, l’air écœuré. C’est insensé de venir à une Assemblée dans cet état…
— On devrait peut-être essayer de l’aider.
— Et puis quoi encore ? Le Clan de l’Ombre a un guérisseur. »
Elle baissa la patte.
« Alors, il paraît que tu es le nouveau lieutenant du Clan du Tonnerre ? » lança-t-elle avec curiosité.
Il comprit que Plume Grise avait dû apprendre ce détail à sa tribu d’adoption.
« Qu’est-il arrivé à Griffe de Tigre ? s’inquiéta-t-elle. Personne n’a l’air de le savoir. Est-il mort ? »
Cœur de Feu agita la queue d’un air gêné.
« Ce ne sont pas vos affaires », déclara-t-il, aussi glacial qu’elle.
Il se demanda si Étoile Bleue serait plus loquace en présentant son nouveau lieutenant, plus tard dans la soirée.
L’air sceptique, Taches de Léopard n’insista pas.
« Alors, reprit-elle, tu es venu te vanter de ta nomination ou bien me demander des nouvelles de ton ami ? »
Il sursauta, surpris de se voir faciliter ainsi le travail.
« Comment va-t-il ?
— Il s’en sortira. » Elle haussa les épaules. « Il ne sera jamais un vrai guerrier du Clan de la Rivière, mais au moins il a appris à nager – je n’en espérais pas tant. »
Exaspéré par cette pique, il se retint de rétorquer vertement.
« Ses petits sont forts et intelligents, ajouta-t-elle. Ils doivent tenir de leur mère. »
Essayait-elle de le provoquer ? Il étouffait à grand-peine une autre réplique cinglante quand Poil de Souris les rejoignit.
« Bonjour, Taches de Léopard ! Pelage de Silex m’a dit qu’il y avait une nouvelle portée chez vous, en plus de celle de Plume Grise…
— Oui, c’est vrai. Le Clan des Étoiles veille bien sur notre pouponnière, ces temps-ci.
— Il paraît que les chatons de Patte de Brume vont commencer leur initiation. Tu sais, ceux que Cœur de Feu a sauvés de l’inondation », continua Poil de Souris, espiègle.
Taches de Léopard se raidit, mais déjà cette remarque avait distrait l’attention du chat roux. Il aperçut Étoile Bleue assise seule sous le Grand Rocher. Savait-elle que son fils, Pelage de Silex, était dans les parages ? Que les petits de Patte de Brume semblaient prêts à devenir apprentis ?
Quand il sortit de sa rêverie, Taches de Léopard s’était éclipsée. Poil de Souris se mit à rire.
« Ne t’inquiète pas, dit-elle à Cœur de Feu. Avec le temps, tu la trouveras moins intimidante. Le reste du Clan de la Rivière a l’air content de nous voir ! Ils n’auraient pas survécu aux inondations sans notre aide. En plus, on les a laissés élever les nouveau-nés de Rivière d’Argent.
— Depuis la mort de Griffe Blanche, Taches de Léopard déteste Plume Grise, lui rappela-t-il.
— Elle devrait apprendre à pardonner. Il a donné au Clan de la Rivière deux chatons en pleine santé. » Agacée, elle agita la queue. « Au fait, elle t’a parlé de Griffe de Tigre ?
— Oui.
— Tout le monde voudrait savoir ce qui lui est arrivé.
— Et pourquoi il a été remplacé par un chat domestique, ajouta-t-il, amer.
— Aussi, oui ! gloussa-t-elle. Ne le prends pas mal. Les nouvelles nominations provoquent toujours beaucoup de curiosité… »
Elle surveillait la clairière du coin de l’œil et finit par ajouter :
« Il y a très peu de membres du Clan de l’Ombre ce soir, tu ne trouves pas ?
— C’est vrai, je n’en ai vu que deux ou trois, pour l’instant. L’un d’entre eux vient d’avoir une grosse crise de toux, d’ailleurs.
— Ah bon ?
— C’est la saison du rhume des foins…
— Oui, c’est vrai. »
Du Grand Rocher monta un appel. Au sommet se tenait le chef du Clan de la Rivière, Étoile Balafrée, dont la fourrure luisait au clair de lune. Étoile Bleue et Étoile Filante, le meneur du Clan du Vent, l’encadraient. À l’écart – à moitié dissimulé par l’ombre d’un chêne – se dressait Étoile Noire.
L’allure du matou au poil charbonneux était surprenante : il était encore plus maigre qu’un guerrier du Clan du Vent – qui pourtant ne se nourrissait que de lapins faméliques. Pire, il était voûté, recroquevillé sur lui-même. Un instant, Cœur de Feu le pensa malade, mais il se rappela qu’Étoile Noire était déjà un ancien quand il avait accédé au pouvoir. Sa fragilité apparente n’était sans doute pas surprenante. Même s’il s’était vu accorder neuf vies, leurs ancêtres ne pouvaient pas lui rendre sa jeunesse.
« Viens », murmura Poil de Souris.
Il la suivit jusqu’au premier rang où il s’installa entre elle et Patte de Brume.
« Étoile Bleue souhaite prendre la parole la première », annonça Étoile Balafrée, courtois.
Invitée à s’avancer, la reine grise commença d’une voix aussi ferme qu’à l’accoutumée :
« Le Clan du Vent a déjà dû faire circuler la nouvelle : Plume Brisée est mort ! »
Un murmure de satisfaction parcourut la foule. Étoile Noire agita les oreilles et la queue. Il semblait ravi de la disparition de son vieil ennemi.
« Comment a-t-il perdu la vie ? » demanda-t-il.
La chatte ne parut pas l’entendre.
« Notre tribu a aussi un nouveau lieutenant, poursuivit-elle.
— Alors le Clan de la Rivière disait vrai ! s’écria au milieu de l’assistance un guerrier du Vent médusé. Il est arrivé un malheur à Griffe de Tigre !
— Est-il mort ? » voulut savoir Griffe de Pierre.
Sa question provoqua un déluge de cris inquiets. Cœur de Feu fut un peu dépité de constater l’immense respect dont jouissait le traître. Il regarda son chef avec anxiété.
« Est-il mort de maladie ? hurlait-on.
— Était-ce un accident ? »
Les chats du Clan du Tonnerre se raidirent. Comme Nuage Blanc, ils rechignaient à dévoiler la machination dont ils avaient été victimes.
La réponse autoritaire d’Étoile Bleue fit taire les questions.
« C’est notre affaire, ces détails ne concernent que nous ! »
Insatisfaits, les félins mécontents se mirent à ronchonner. Il vaudrait peut-être mieux prévenir les autres tribus que Griffe de Tigre est toujours en vie, se dit Cœur de Feu. Qu’un dangereux traître qui méprise le code du guerrier hante nos forêts.
Mais elle abandonna le sujet pour annoncer :
« Cœur de Feu est notre nouveau lieutenant. »
Des dizaines de museaux se tournèrent vers lui ; il eut soudain très chaud sous sa fourrure rousse. Dans le silence qui s’était installé, le sang battait à ses oreilles. Il se dandina d’une patte sur l’autre – suppliant en silence la chatte de passer à un autre sujet. Il n’entendait plus que le souffle de dizaines de poitrines et se recroquevilla devant ces rangées interminables de regards fixes.