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N MIAULEMENT DE DOULEUR RETENTIT dans la clairière blanchie par la lune. Deux chats étaient couchés à l’ombre d’un buisson. L’un des deux se tordait de douleur, la queue battante. L’autre se releva, accablé. Même s’il était guérisseur depuis de nombreuses lunes, il ne pouvait que regarder, impuissant, le chef de son Clan vaincu par la maladie qui avait déjà emporté tant de vies. Il ne connaissait aucune herbe susceptible de calmer ces convulsions et cette fièvre ; sa fourrure grise clairsemée se hérissa quand le malade fut secoué par un nouveau spasme et retomba épuisé sur sa litière de mousse. Le cœur empli de crainte, le guérisseur renifla son patient. Il tenait encore le coup, mais son souffle était fétide, sa respiration difficile, son flanc maigre et tremblant.
Un cri strident déchira le silence. Pas celui d’un chat, cette fois, mais d’une chouette. Le matou se raidit. Dans la forêt, ces rapaces étaient un symbole de mort, ils volaient les proies des félins et même les chatons qui s’aventuraient trop loin de leur mère. Il leva des yeux suppliants vers le firmament en priant les guerriers d’autrefois que le hululement ne soit pas un mauvais présage. À travers les branches qui formaient le toit de l’abri, il chercha la Toison Argentée dans le ciel sombre. La traînée laiteuse où vivait le Clan des Étoiles était cachée par les nuages. Il frissonna, apeuré : leurs aïeux les avaient-ils abandonnés alors qu’une épidémie ravageait le camp ?
Le vent faisait bruire les feuilles sèches. Les nuages s’écartèrent pour laisser la lueur d’une seule étoile traverser la voûte du gîte. Dans la pénombre, la respiration du chef se fit plus facile. Le guérisseur poussa un soupir de soulagement : les ancêtres étaient avec eux !
Il remercia le Clan des Étoiles d’avoir épargné la vie de leur chef. Ébloui par la lumière, il entendit les voix des esprits murmurer dans sa tête. Elles parlaient de combats glorieux, de nouveaux territoires et d’une tribu puissante qui allait surgir des cendres de l’ancienne. Il sentit la joie enfler sa poitrine. Cette étoile apportait bien plus qu’un message de survie !
Soudain, sans prévenir, une grande aile grise passa devant le rayon lumineux, plongeant leur refuge dans le noir. Le félin se recroquevilla sur lui-même, le ventre plaqué contre le sol, quand la chouette hurla et déchiqueta le fragile abri avec ses serres. Elle cherchait une proie facile. Mais le buisson, trop broussailleux, l’empêcha d’atteindre sa cible.
Le guérisseur entendit le battement des ailes du rapace qui s’éloignait entre les arbres avant de se redresser, le cœur battant, pour contempler le ciel. L’étoile avait disparu, comme la chouette. Il ne restait plus que l’obscurité. L’effroi s’insinua sous la fourrure du chat.
« Tu as entendu ? » lança un autre matou, d’une voix inquiète, à l’entrée de l’abri.
Le guérisseur s’empressa de se faufiler dehors ; il savait que la tribu attendait avec impatience son interprétation du présage. Guerriers, reines, anciens… Tous les félins assez solides pour sortir de leur refuge étaient blottis dans la pénombre de l’autre côté de la clairière. Il s’arrêta un instant pour écouter leurs murmures inquiets.
« Qu’est-ce qu’elle fait là, cette chouette ? chuchotait un chasseur tacheté.
— Les ailes noires ne s’approchent jamais, d’habitude ! gémit un des doyens.
— Elle n’a pas enlevé de petit ? s’inquiéta un autre.
— Pas cette fois-ci », répondit d’une voix éteinte une reine à la robe argentée. L’épidémie avait emporté trois de ses chatons. « Mais elle pourrait revenir. Elle doit sentir notre faiblesse.
— La puanteur de la mort devrait pourtant l’éloigner… », déclara un guerrier au poil zébré qui venait d’entrer en boitant dans le camp.
Il avait les pattes couvertes de boue et le pelage ébouriffé, car il venait d’enterrer un de leurs compagnons. Bien qu’il reste plusieurs tombes à creuser, il était trop faible pour poursuivre sa tâche.
« Comment va notre chef ? s’enquit le nouveau venu d’une voix tendue.
— On n’en sait rien, répliqua le mâle tacheté.
— Où est notre guérisseur ? » geignit la chatte.
Quand le petit groupe le chercha des yeux, le matou, qui les observait en silence, vit leurs pupilles briller dans le noir. Il entendait la panique monter dans leurs voix : il savait qu’il fallait les apaiser, leur promettre que le Clan des Étoiles ne les avait pas complètement abandonnés. Il prit une profonde inspiration et se força à se détendre avant d’aller les rejoindre.
« On n’a pas besoin de lui pour savoir que le cri de cette chouette est un présage de mort, se lamenta un ancien, apeuré.
— Comment le sais-tu ? rétorqua le chasseur à la fourrure mouchetée.
— C’est vrai ! renchérit la femelle. Nos ancêtres ne te parlent pas ! »
Elle se tourna vers le guérisseur qui s’approchait pour lui demander d’un air anxieux :
« Cette chouette était-elle un présage ? »
Mal à l’aise, le félin évita de répondre franchement.
« Le Clan des Étoiles m’a parlé ce soir, annonça-t-il. Avez-vous vu une étoile scintiller entre les nuages ? »
La reine acquiesça ; autour d’elle, l’espoir s’alluma dans les prunelles de ses compagnons.
« Quel sens avait-elle ? s’exclama le doyen.
— Notre chef survivra-t-il ? » questionna le guerrier tacheté.
Le guérisseur hésita.
« Il ne peut pas mourir maintenant ! s’écria la chatte grise. Il a bien neuf vies, non ? Il n’y a que six lunes que nos ancêtres les lui ont accordées !
— Le Clan des Étoiles ne peut pas lui rendre des forces indéfiniment », leur expliqua-t-il.
Il tenta de chasser de son esprit l’image des ailes noires qui avaient bloqué le mince rayon de lumière et ajouta :
« Mais les guerriers d’autrefois ne nous ont pas oubliés. L’étoile nous a apporté un message d’espoir. »
Un gémissement aigu retentit soudain : une femelle écaille-de-tortue se leva d’un bond pour se précipiter vers son petit. Les autres continuèrent de fixer le guérisseur d’un air implorant.
« Le Clan des Étoiles t’a-t-il annoncé de la pluie ? souffla un jeune combattant. Une bonne averse purifiera peut-être le camp.
— Non, pas de pluie. Ils m’ont parlé du renouveau de notre tribu. Dans ce rayon de lumière, nos ancêtres m’ont montré le futur : il sera glorieux !
— Alors nous allons survivre ? conclut la reine au poil gris.
— Bien plus que ça, lui promit-il. Nous allons régner sur la forêt ! »
Des murmures de soulagement s’élevèrent – les premiers ronronnements qu’il entendait depuis plus d’une lune. Pourtant, il se détourna pour cacher le tremblement de ses moustaches. Il pria pour que ses compagnons oublient la chouette. Il n’osait pas leur révéler l’horrible mise en garde apportée par le rapace : la tribu allait payer très cher sa renaissance.