« Les voyages ne sont décidément pas ma tasse de thé ! »

Bien qu'il se fût préparé à endurer les affres d'un périple aussi long que difficile, Gérald ne cessait de ruminer cette pensée avec un agacement certain. Au travers de la vitre crasseuse faisant office de fenêtre à ses côtés, défilait un paysage sauvage composé de vastes étendues boisées. Dire qu'il était d'une nature à se sentir en sûreté qu'en présence des villes et de leurs rues pavées… Son séjour en cette région reculée ne s'annonçait guère sous les meilleurs auspices. Et la progression désespérément lente du fiacre censé le conduire à destination n'arrangeait rien à la situation. Ce dernier prenait comme un malin plaisir à déployer à la face de ses passagers une rusticité champêtre qui s'étendait à perte de vue.

Presque deux journées de train pour se retrouver finalement cloîtré dans cette voiture au confort comparable à celui d'une carriole ! Les deux chevaux malingres qui composaient l'attelage rendaient le cheminement exécrable et cahoteux. Il était d'ailleurs fort surprenant que ces bêtes de trait ayant fait leur temps parviennent encore à s'acquitter de leur tâche. Après avoir subi autant de secousses, Gérald avait la conviction que le mal de tête au niveau de ses tempes mettrait probablement plusieurs heures, voire même plusieurs jours, avant de  s'atténuer ; en escomptant évidemment que la douleur veuille bien disparaître à un moment donné. Son cocher, le seul qui ait accepté d'effectuer le trajet, avait annoncé près d'une demi-journée de voyage au départ d'Hildesheim, la ville allemande où avait pris fin le périple ferroviaire du jeune homme. Et tout cela pourquoi ? Afin de se rendre à Kreuzburg, un obscur village si retiré dans les forêts germaniques qu'aucune carte ne jugeait utile de signaler son existence ! Non, cette excursion au cœur de l'Allemagne profonde ne s'annonçait définitivement pas attrayante d'aucune manière aux yeux de Gérald.

Pour clore en beauté cet inconfortable voyage, les deux autres passagers qui partageaient l'espace réduit de la diligence résumaient ce que l'on pouvait trouver de plus antipathique en matière de compagnons d'infortune. Le premier, un vieux paysan n'ayant qu'une connaissance rudimentaire de l'hygiène corporelle, était plongé dans un sommeil aux ronflements sonores. Le second, un étudiant qui rendait sans doute visite à quelques parents, s'était appliqué jusqu'alors à ignorer méthodiquement Gérald, jugeant inutile de lui adresser la moindre parole. Afin de se donner une contenance, le jeune malotru avait entrepris la lecture de Dracula, l'un des romans à succès publié une année plus tôt, écrit par un auteur irlandais du nom de Bram Stoker. La seule vision de la couverture jaunâtre de l'ouvrage, avec ses lettres au fond rouge, ne fit qu'accentuer la migraine de Gérald jusqu'à lui donner la nausée. Incapable de comprendre comment une personne normalement constituée pouvait faire pour lire dans un tel tumulte, ce dernier se vit contraint de détourner son regard en direction de la fenêtre.

L'esprit du jeune homme eut ainsi tout le loisir de méditer sur les raisons qui le poussaient si loin de chez lui. Ce voyage, c'était à l'origine son père qui aurait dû l'entreprendre si sa santé fragile n'avait pas considérablement décliné ces derniers mois. Ne pouvant plus se déplacer, il avait prié Gérald, son fils aîné, de répondre à l'appel de détresse d'un de ses vieux amis. Car il était notoire qu'Edmond de Lacarme ne rechignait jamais à apporter son aide à ceux qui en avaient besoin.

Il était vrai que ses proches possédaient certaines prédispositions à résoudre des problèmes jugés par beaucoup de gens rationnels surréalistes dans le meilleur des cas. Le clan des Lacarme avait conscience des menaces bien réelles, issues tout droit des plus terrifiantes légendes, et tapies dans les recoins obscurs de la civilisation humaine. Les pratiques afin de combattre ces dangers indicibles ainsi que le savoir nécessaire pour les mettre en œuvre se transmettaient dans la famille de génération en génération, et ce depuis des siècles. Mais contrairement aux apparences, Gérald de Lacarme n'avait pas l'âme d'un homme de terrain. Son domaine à lui s'apparentait aux livres, aux bibliothèques et aux ouvrages aussi rares qu'anciens. Paul, son frère cadet, aimait d'ailleurs souvent le taquiner à ce sujet en lui octroyant le gentil sobriquet de rat de bibliothèque.

Sur les genoux de l'érudit était posée sa sacoche personnelle qu'il transportait avec lui pour le voyage. Le jeune homme avait refusé de ranger cette dernière sur le toit de la voiture. Confiée par son père lors de son départ, la mallette de cuir marron représentait bien plus qu'un simple objet sentimental. Elle renfermait en fait tout le nécessaire pour travailler une fois sur place : divers artefacts religieux ou ésotériques, des pieux en bois d'érable, une bible, de l'eau bénite… Surtout, elle contenait le trésor familial : un crucifix en argent de grande valeur consacré par le pape lui-même. Le trésor de sa famille depuis des générations. Il était donc hors de question pour Gérald de perdre le précieux cartable et son inestimable contenu.

Avant son départ, le jeune homme avait pris connaissance de la lettre adressée par Hans Kraemer à l'intention des siens. Le courrier en question était on ne peut plus inquiétant à lire tant transparaissait au travers de sa requête un profond sentiment d'angoisse, voire de peur, de la part de son auteur. Si ce dernier jugeait qu'Edmond de Lacarme, spécialiste réputé dans les milieux occultes, et plus particulièrement ceux ayant trait aux non-morts, pouvait venir en aide à sa famille et la protéger d'un quelconque danger, c'est que de toute évidence de bonnes raisons le poussaient à spéculer ainsi.

Le regard bleu azur de Gérald se perdit dans la contemplation du paysage forestier durant la dernière heure de voyage. En son for intérieur, une appréhension tenace semblait ne pas vouloir le quitter. Savoir s'il parviendrait à se montrer digne de la confiance qu'on lui accordait taraudait le jeune érudit. Car quoi qui l'attende dans ce village isolé et malgré l'attitude décontractée qu'il s'efforçait d'adopter, il était impératif qu'il mène à bien sa mission. En l'honneur de son père et des valeurs défendues depuis si longtemps par sa famille.