Était-ce la virulence de ses blessures qui évita à Gérald de sombrer à nouveau dans l'inconscience ? Ou peut-être la peur qui le submergeait telle une irrépressible vague de panique l'aida-t-elle à rester alerte ? Toujours était-il que le jeune homme mit une rare ardeur à fuir les murs de la crypte sordide et les horreurs épouvantables qu'elle abritait. Recourant à ses dernières forces, le prisonnier parvint à s'extirper de l'antique mausolée au travers d'une fissure providentielle qui éventrait sa toiture. Dehors, la pluie avait cessé de tomber pour laisser place à une lune terne, obstruée de sinistres nuages.
Enfin libre, le jeune homme s'écroula épuisé sur le sol trempé et boueux du cimetière lugubre. Il ne pouvait s'octroyer aucune seconde de répit dans pareil moment de péril, pourtant, son corps refusait obstinément de fournir le moindre effort supplémentaire. Le molosse avait lacéré sa peau à de nombreuses reprises à l'aide de ses redoutables crocs. Ses épaules, ses bras ainsi que son torse, portaient les stigmates sanglants des morsures et coups de griffes qui lui avaient été infligés. Il demeura ainsi, brisé, de longues minutes avant que le souffle impitoyable de l'hiver ne le décide enfin à se redresser. Titubant et mal assuré sur ses jambes, le rescapé en piteux état entreprit de rejoindre le manoir. Sa chemise imbibée de sang et de pluie ne le protégeait pas du froid nocturne, mais à dire vrai, il accueillait presque comme une bénédiction l'air glacial qui lui giflait le visage. Les frissons qui courraient sur sa peau étaient encore le meilleur moyen pour lui de rester un tant soit peu lucide.
Dans le tumulte des évènements, Gérald n'avait pourtant pas oublié de récupérer son crucifix en argent. L'objet béni dans sa main représentait la seule protection sur laquelle il pouvait encore compter en cette nuit sinistre. Il ignorait ce qu'il allait faire à présent. Désormais, rejoindre Charlotte était son unique priorité. Mais il savait à l'avance que cela n'aurait rien d'une tâche aisée : Marion bénéficiait sans doute de la complicité de quelques personnes qui vivaient au sein du manoir, dont faisaient probablement partie Petra et Ulrich. Le jeune homme avait la quasi-certitude que ce dernier devait être le responsable de sa terrifiante mésaventure dans la crypte. S'interposer entre un vampire et sa proie représentait déjà en soit une entreprise des plus périlleuses. Affronter en plus les instincts sadiques d'un dément tel que le majordome pouvait se révéler tout aussi risqué.
Arrivé devant le fiacre abandonné qui l'avait entraîné sur une fausse piste, Gérald eut la présence d'esprit d'inspecter les valises entassées dans le véhicule. À sa grande satisfaction, il y découvrit quelques serviettes, une bouteille de rhum pour désinfecter ses blessures et même une chemise de coton noir en guise de rechange. Peut-être s'agissait-il là de quelques effets personnels ayant appartenu à Hans Kraemer lui-même car au vu de la taille modeste du vêtement, ce dernier n'appartenait vraisemblablement pas à Ulrich. Le maître de maison avait été si pressé d'éloigner sa femme du manoir qu'il en avait certainement oublié une partie de ses bagages.
Gérald salua cette lueur de chance qui lui souriait enfin et se dirigea vers les écuries du domaine après s'être emparé de son butin. Avant d'entreprendre quoi que ce soit, administrer les premiers soins à ses blessures était une priorité. Il escomptait que les occupants de la demeure le croient mort : agir discrètement en jouant la carte de la surprise pouvait ainsi représenter un atout non négligeable.
L'étable inutilisée lui parut l'endroit le plus adéquat pour trouver refuge. Après s'être mis à l'abri dans l'un des nombreux recoins que recelait la bâtisse plongée dans une semi pénombre, Gérald se débarrassa avec hâte de sa chemise souillée et désinfecta du mieux qu'il le put ses impressionnantes blessures à peine coagulées. Il était incapable de recoudre lui-même les plus graves d'entre elles, mais au moins les entailles particulièrement profondes avaient-elles cessé de saigner. Car le miraculé de la crypte avait connaissance du formidable odorat des vampires qui leur permettait de humer le sang humain sur des lieux à la ronde.
Après avoir pansé ses plaies et enfilé sa nouvelle chemise propre, le jeune homme se risqua au dehors à la recherche d'un moyen pour pénétrer à l'intérieur du manoir. Pendant de nombreuses minutes, il passa en revue les différentes alternatives possibles. Des nuages d'une noirceur d'encre prenaient alors un malin plaisir à masquer la face argentée de la lune. L'orage avait cessé depuis plus d'une heure, mais des éclairs lointains zébraient toujours l'horizon hivernal de façon sporadique, accentuant un peu plus l'atmosphère malsaine du domaine plongé tout entier dans un silence contemplatif. Dominés par l'humidité nocturne et le froid, les abords du jardin sommeillaient d'un calme presque serein. Un leurre !
L'exploration de Gérald se révéla fructueuse : il repéra une entrée de service qui pouvait lui permettre de s'introduire dans la demeure sans se faire repérer. Cette porte vitrée, verrouillée seulement de l'intérieur et sans surveillance, lui offrait un moyen d'accès idéal. N'ayant pas le nécessaire sur lui pour crocheter la serrure, il n'eut d'autre solution que de briser le carreau de la vitre. Une méthode rudimentaire qui eut néanmoins l'avantage de ne pas lui faire perdre plus de temps que nécessaire. Car son instinct suggérait au jeune de Lacarme que Charlotte était au même moment en proie d'un danger contre lequel il se devait à tout prix de la protéger.
L'intérieur même du manoir était partiellement éclairé par quelques chandeliers disséminés aléatoirement sur le mobilier laqué. Gérald se trouvait dans les cuisines, le lieu même où il s'était entretenu la veille avec Petra et Hylda. Le simple souvenir de la petite employée l'inquiétait d'ailleurs beaucoup et il aurait tout donné pour savoir ce qu'il avait bien pu advenir d'elle. Rien dans la pièce déserte ne trahissait une activité récente : les marmites et casseroles se tenaient parfaitement rangées à leur place d'origine, aucun plat ni couvert ne traînaient sur les espaces de travail rutilants. Les occupants de la maison n'avaient de toute évidence pris aucun repas récemment.
Gérald se résolut à s'armer d'un des couteaux de cuisine effilés rangés dans un tiroir de la pièce. Manipuler des objets tranchants le répugnait au plus haut point, bien qu'il ne connût que trop bien l'utilité qu'une telle lame pourrait lui apporter en cas de problème. Faisant un effort pour éviter de faire le moindre bruit, l'intrus se risqua ensuite au travers de l'agencement familier et à présent hostile du manoir. Dès qu'il eut franchi la limite des cuisines, il eut conscience du risque de tomber à tout instant sur un des complices de Marion Kraemer. Son plan consistait à rejoindre la chambre de Charlotte à l'étage, en espérant que le moins de monde possible ne lui barre le chemin. Une fois sur place, il aviserait la suite.
Certaines pièces de la demeure étaient plongées dans une quasi-obscurité faute d'éclairage. Mais ceci ne ralentit pas Gérald pour autant. Sa vision avait eu le temps nécessaire de s'adapter à la pénombre. L'escalier qui menait aux chambres de l'étage était presque à sa portée lorsqu'un éclat de voix le fit soudain tressaillir. Il reconnut immédiatement l'accent berlinois de Petra ainsi que les pleurs d'Hylda. Néanmoins, le plus inquiétant restait les intonations menaçantes d'une voix masculine basse et caverneuse qui n'étaient pas inconnues à l'érudit.
Un instant, ce dernier fut tenté un instant de poursuivre son chemin, mais le souvenir de la petite servante terrorisée se cramponna à son esprit. Gérald se remémorait le sarcasme que Marion lui avait lancé alors qu'il portait secours à la domestique évanouie, terrassée par l'anémie. Oui, il ferait tout son possible pour protéger les personnes vivant sous le toit de ce manoir, qu'elles appartiennent ou non au clan des Kraemer !
Si la culpabilité de Petra, quant à sa complicité avec Marion, ne faisait aucun doute, il était tout aussi certain que l'employée anémique qu'il avait requinquée plus tôt dans la journée ne pouvait être tenue responsable des noirs desseins qui se tramaient au domaine maudit de Kreuzburg. Éparpiller ainsi ses efforts en déviant son trajet était une erreur, mais Gérald ne pouvait se résoudre à laisser quelqu'un d'aussi innocent qu'Hylda aux griffes d'un sort peut-être pire que la mort. Regrettant de n'avoir aucune arme à feu entre les mains, le jeune homme suivit la direction d'où provenaient les voix, toujours à pas feutrés. La piste sonore le mena jusque devant la porte du petit salon dans lequel lui et Marion s'étaient affrontés au cours d'une partie d'échec. Accroupi, il risqua un coup d'œil rapide dans la pièce afin de comprendre ce qui se tramait et y aperçut Petra accompagnée de Hylda, toutes deux mises en joue par Ulrich. Le majordome tenait dans ses mains un fusil braqué en direction de ses deux collègues. Tandis que la plus jeune du trio, assise sur un fauteuil, ne cessait de pleurer à chaudes larmes, terrifiée par la situation dans laquelle elle se trouvait prise au piège, la cuisinière âgée ne se laissait quant à elle pas impressionner le moins du monde et osait même tenir tête à l'homme armé.
— Tu m'avais juré qu'on pourrait quitter le manoir, cracha Petra visiblement outrée. J'ai fait exactement ce que tu m'as demandé pour que tu puisses te débarrasser de ce Français. Maintenant cesse ton numéro ridicule et laisse-moi partir avec la gosse.
Le visage d'Ulrich affichait cette agressivité méprisable caractéristique des individus ne portant aucun respect pour la vie d'autrui.
— J'ai effectivement dit que vous quitteriez le domaine, ricana-t-il. Mais je n'ai jamais précisé de quelle manière.
Les traits usés de la vieille femme se décomposèrent. Hylda, elle, n'était plus en état de comprendre la signification morbide de ce simple échange de mots. Le majordome s'approcha un peu plus près de ses deux prisonnières, le chien de son fusil armé pour faire feu.
Malgré son état d'épuisement et ses blessures, Gérald saisit sans hésiter l'opportunité qui se présentait à lui. Se risquant à dévoiler sa présence, il fondit sur le valet figé de surprise et, avant que ce dernier n'ait le temps d'esquisser le moindre geste, le désarma en lui assenant un coup de couteau qui s'enfonça dans son bras droit. Au préalable, le jeune homme avait eu le réflexe d'empoigner à pleine main le canon de l'arme et d'orienter celui-ci en direction du plafond. Précaution judicieuse, car un coup de feu assourdissant tonna bientôt dans la pièce au milieu de la panique. Ulrich ne mit guère plus d'une seconde pour réagir. Ses traits anguleux tremblaient d'une rage inouïe tandis que ses yeux bleus fusillaient du regard celui qu'il croyait déjà dans l'Au-delà.
— Impossible ! rugit-il avant de saisir Gérald par le col et lui faire traverser d'une seule et violente empoignade la moitié de la pièce. Tu devrais être mort à l'heure qu'il est, dévoré par mon chien.
Gérald s'écrasa avec fracas sur un des meubles vitrés qui décoraient la pièce. Le luxueux petit salon prit soudain des airs de champ de bataille. La force dont était doté le majordome aux larges épaules ne ressemblait en rien à celle d'un individu normal. Ignorant la meurtrissure à son bras, il se précipita sur le gêneur à terre, et avec une brutalité rare, commença à abattre ses poings énormes sur son visage en guise de représailles. Le père de Gérald avait initié son fils aux rudiments de la boxe et de quelques autres arts de combat durant son adolescence afin de compléter son éducation. Il prédisait, lors de ces longues séances d'entraînement, que ce type d'exercices pourrait peut-être un jour lui sauver la vie. L'enfant n'avait alors rien d'un disciple particulièrement doué, mais il faisait néanmoins son possible pour ne pas décevoir son instructeur et suivre les leçons avec son assiduité habituelle.
Malgré le choc qu'il venait de subir et la douleur de ses nombreuses blessures, Gérald parvint à reprendre suffisamment ses esprits pour se dégager de l'emprise du colosse blond. La puissance des muscles de l'Allemand ainsi que la rapidité fulgurante de ses mouvements trahissaient sa véritable nature. Le sang de Marion Kraemer lui octroyait une vigueur faramineuse qui n'avait rien d'humaine.
« Une goule… » songea Gérald en sentant un frisson lui parcourir l'échine. Contre une telle créature, le crucifix d'argent tombé sur le sol à quelques mètres des deux hommes ne ferait preuve d'aucune utilité. Les serviteurs liés à un vampire n'éprouvaient pas de répulsion ou de malaise à la vue d'une relique sainte. Même s'il avait eu l'occasion de s'en emparer, le jeune de Lacarme doutait que la croix bénit puisse se montrer d'une quelconque efficacité.
Rampant sur le sol parsemé d'éclats de verre, Gérald cherchait à mettre un peu de distance entre lui et Ulrich. Son couteau lui avait échappé lorsqu'il s'était vu projeté contre le meuble, et il se retrouvait à présent démuni contre la furie de son adversaire aussi imposant qu'implacable. Ce dernier, le poing levé et les lèvres retroussées, serrait les dents de colère dans une mimique effroyable. Il donnait libre cour au courroux qui couvait en lui jusqu'alors ; une attitude psychotique semblable à celle d'un opiomane en manque. Marion s'était assurée la fidélité de ce formidable gaillard en faisant naître en lui une dépendance à son sang, une méthode malsaine à laquelle recouraient certains vampires lorsqu'ils voulaient s'attacher la fidélité d'un être humain. Réduit à un état proche de l'esclavage dont le majordome n'avait pas conscience lui-même.
Gérald parvint à se relever avant que le sinistre valet ne le matraque d'une nouvelle volée de coups de poings. S'emparant au hasard d'un des guéridons qui ornaient le salon confiné, il essaya d'en cogner son agresseur pour se défendre. Sans succès. Ulrich était décidément bien trop vif malgré sa stature massive pour se laisser surprendre par une feinte de ce genre.
La brute saisit à nouveau son adversaire haletant par les épaules et lui administra un terrible coup de tête en plein visage. La lèvre supérieure du jeune érudit se déchira sous le choc tandis que l'une de ses arcades sourcilières se brisa dans ce maelström de violence. La vue du blessé se troubla et il sentit son esprit vaciller inexorablement vers la torpeur de l'inconscience. Toutefois, la cruauté du majordome n'escomptait nullement en rester là. Ce dernier s'amusait follement à tabasser celui pour lequel il vouait une haine sans concession. Un nouveau coup de tête fracassa le nez de Gérald qui partit s'écrouler tel un insignifiant fétu de paille sur la table qui supportait l'échiquier. Petra avait tiré profit de la diversion pour s'éloigner en compagnie de Hylda. Les deux hommes livraient à présent seuls leur combat mortel dont l'issue fatale ne faisait aucun doute.
Malgré l'intense douleur qui lui vrillait le crâne et le filet de sang continu qui s'écoulait dans sa bouche, le Français trouva à nouveau les ressources pour se redresser avec peine. Son adversaire, une expression de farouche sauvagerie déformant son visage, observait d'un air amusé les souffrances de sa victime ensanglantée. Afin d'être plus libre de ses mouvements, il se débarrassa de son gilet de service et releva les manches de sa chemise blanche souillée d'hémoglobine. C'est alors que le regard de Gérald se posa par hasard sur le fusil tombé à terre quelques secondes plus tôt dans la confusion. Ulrich semblait ne plus se souvenir de son existence. Comme une ultime chance ; c'est ainsi que le jeune homme perçut la vision de l'arme abandonnée. Il devait à tout prix s'en emparer sans que le majordome n'évente prématurément ses intentions.
Gérald se saisit du premier fauteuil qui lui tomba sous la main et l'envoya valdinguer en direction de son assaillant. Ce dernier repoussa le projectile d'un simple geste du bras avec une facilité déconcertante. Les muscles noueux de son cou étaient tendus à l'extrême, et dévoilaient un peu plus encore sa macabre animosité. Mais tout ceci n'était rien de plus qu'une diversion destinée à l'occuper. Profitant de ce court répit, le jeune de Lacarme eut le temps de s'emparer in extremis du fusil sur le sol. Lorsque Ulrich prit conscience de l'habile subterfuge, il était déjà trop tard. Dépité, un gloussement lugubre s'échappa alors de ses lèvres.
— Tu penses réellement qu'une balle sera suffisante pour me stopper ? ricana-t-il de sa voix lourde de menaces.
Le géant ne cessait de toiser sa proie qui le tenait en joue sans le lâcher un instant des yeux. Gérald, qui ignorait s'il s'agissait là d'une simple fanfaronnade pour le bluffer, ouvrit le feu sans hésiter sur celui qui fut autrefois un humain. La balle atteignit le majordome en plein estomac, donnant à l'impact assez de puissance pour projeter l'effroyable goule loin en arrière. Le chargeur du fusil était maintenant vide. Le jeune homme regretta aussitôt de ne pas avoir visé la tête. Car déjà, contre toute raison, son adversaire se relevait au milieu des débris de meubles qu'il avait entraîné dans sa chute.
— Je suis immortel, rugit le colosse pourtant mortellement blessé. Le sang de Marion me donne la résistance nécessaire pour la servir avec efficacité. Tu vas mourir, misérable créature et je te survivrai pour les siècles à venir !
Sur ces mots, Ulrich marcha d'un pas lourd et décidé en direction de son adversaire plus affaibli que jamais. La différence entre les deux hommes était flagrante, tant au niveau physique que comportemental. Gérald ne pouvait même plus espérer fuir ou se retrancher dans une autre pièce du manoir ; le petit salon qui avait assisté à son dernier entretien avec Marion serait son tombeau. Le majordome frappa une nouvelle fois le chasseur de vampires au niveau du menton, en prenant soin toutefois de le maintenir debout par le col de sa chemise. Un coup, puis un second s'abattirent successivement sur le corps maintenant inerte de Gérald qui ne pouvait même plus répliquer aux attaques. Malgré la balle qui lui avait perforé l'estomac, la brute était encore capable de recourir à une violence extrême que rien ne semblait en mesure de pouvoir endiguer. Après avoir brisé quelques côtes, les doigts de la créature enragée finirent par se resserrer avec force autour du cou de Gérald afin de l'étrangler.
Alors que l'issue du combat semblait proche, un nouveau coup de feu retentit soudain dans la pièce dévastée. Les doigts bourrus relâchèrent alors leur emprise sur la chair de son souffre-douleur, sonné. Gérald eut seulement conscience de l'arrêt soudain de toute brutalité contre son corps meurtri. Un de ses yeux était tuméfié à tel point qu'il ne pouvait presque plus l'ouvrir. Malgré sa vue extrêmement faible, il s'aperçut néanmoins que son visage ainsi que ses vêtements étaient couverts d'un sang cramoisi qui ne lui appartenait pas. Tout en se dégageant pour prendre appui sur l'un des murs du salon, il vit qu'un impact d'arme à feu avait perforé de part en part le front de son bourreau. Ce dernier, les yeux figés dans une expression de surprise totale, semblait privé de toute étincelle de vie, fauché en pleine victoire. Plusieurs secondes furent nécessaires à l'envoyé des Lacarme pour comprendre ce qui venait réellement de se produire. Dans l'encadrement du salon se tenait Petra, qui brandissait avec fébrilité un pistolet devant elle. Quelques volutes de fumée s'échappaient encore du canon de l'arme. Gérald reconnut fort bien cette dernière, il s'agissait du petit pistolet à balles d'argent qu'il conservait habituellement dans sa mallette avec le reste de ses ustensiles de travail. Comment la vieille femme était parvenue à se procurer l'arme en question, cela le combattant blessé l'ignorait ; il ne pouvait néanmoins que saluer l'usage pour lequel la cuisinière l'avait employée.
Le corps immense et sans vie du majordome s'effondra sur le sol, au milieu des objets brisés et du mobilier fracassé. Étrangement, le vase garni de roses fanées faisait partie des rares éléments à ne pas avoir subi la foudre destructrice de la bagarre. Gérald mesurait pleinement combien il devait sa survie au seul courage de Petra et son initiative salvatrice. Cette dernière, à bout de nerfs, lâcha finalement le pistolet, comme si le simple contact de la crosse lui brûlait la peau. Abasourdie de terreur, elle se mit à pleurer doucement sur la mort qu'elle venait de provoquer. Le jeune homme, lui, puisait dans ses dernières ressources afin de ne pas s'évanouir de souffrance et d'épuisement mêlés. Son visage, habituellement empreint d'une agréable finesse masculine, n'était plus à présent qu'un amas de bleus et de contusions. Mais sa douleur, aussi éprouvante pouvait-elle être, le rassurait néanmoins sur un point crucial : il survivrait pour le moment !