Le cœur de Charlotte battait faiblement ; de la chétive expression de ce dernier dépendait toute la fragile existence de la jeune femme. Cette vitalité si mince qui ne tenait qu'à un fil obligeait Marion à employer une précaution infinie lorsqu'elle manipulait sa sœur. Elle allongea son précieux fardeau sur les draps immaculés du lit, aménagé spécialement pour l'occasion dans la cave du manoir. L'endroit était froid et obscur, mais représentait néanmoins le lieu le plus sûr de la demeure. Absolument personne ne devait interférer dans le rite de l'ultime étreinte qui aurait bientôt lieu.
À l'abri du cercle de lumière tamisée produite par les quelques chandeliers repoussant les ténèbres, la vampire blafarde contemplait la jeune femme mourante avec une tendresse dévorante. Lors de sa propre transformation, sa vigueur exceptionnelle lui avait permis de sombrer dans la damnation en une seule nuit, sans étape à respecter ni prudence aucune. Toutefois, la santé de Charlotte était si vacillante que Marion avait dû se résoudre, dès le départ, à prolonger sur plusieurs nuits les étreintes successives. Une mesure nécessaire afin de ne pas engendrer un choc trop important pour le métabolisme déficient de sa sœur. Progressivement, elle réduisait la quantité de fluide vital contenu dans son corps tout en sustentant chaque nuit la mourante d'une infime ration de son propre sang contaminé par le mal. Ainsi se résumait la méthode destinée à transmettre à la jeune femme aveugle le don maudit d'éternité. Marion avait tout planifié dans les moindres détails, ne laissant aucune place pour le hasard.
Face à l'état désespéré de sa fille et l'inexplicable hécatombe qui sévissait dans les rangs de son personnel de maison, son père avait réagi comme Marion l'avait escompté en emmenant son épouse en lieu sûr. Grâce aux nombreuses manifestations surnaturelles auxquelles il s'était vu contraint de faire face par le passé, il avait su mieux que quiconque déceler rapidement les prémices latentes de l'épidémie de vampirisme qui frappait les siens. Anémies, terreurs nocturnes, comportements étranges… de bien funestes symptômes ! En réalité, la venue fâcheuse de Gérald de Lacarme représentait le seul élément perturbateur dans l'accomplissement de la macabre entreprise de Marion.
— Ta santé précaire ne sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir, murmura la vampire attentionnée à sa sœur endormie. Toi et moi, nous serons dans peu de temps libres de mener la vie que nous désirons, sans contrainte ni peur aucune… plus unies que jamais !
Les doigts fuselés de la créature diaphane effleurèrent dans une tendre caresse la joue de la dormeuse.
Charlotte, étendue sur le lit drapé de soie blanche et ses paupières closes, ne répondit pas à la promesse de bonheur que lui témoignait sa sœur. À la voir ainsi livide, plongée dans les Abîmes d'un profond sommeil n'ayant rien de naturel, n'importe quel témoin aurait juré que le cœur de cette beauté tourmentée avait déjà cessé de battre.
Une robe d'un écru aussi pur que sa peau revêtait une Marion des plus soucieuses. Le don ténébreux ne résidait en elle que depuis peu de temps. Sa perception s'en trouvait décuplée à l'infini, lui donnant accès à une puissance qui n'avait nul équivalent chez les mortels, tandis que son esprit aiguisé tendait à percevoir l'horizon caché de la sagesse des siècles. La lumière du jour atténuait certes l'étendue des pouvoirs qu'elle ne cessait d'apprivoiser nuit après nuit, mais jamais assez pour la rendre déficiente ou vulnérable à quoi que ce fût. Elle se contentait en journée d'arborer le visage bénin que l'on s'attendait à percevoir sur une jeune fille de son âge. Quand les ténèbres et la lune paraissaient enfin, il en allait tout autrement ; son don impie ne connaissait alors plus de limites, à l'image de son inavouable soif de sang ; tel était le prix à payer pour atteindre la maîtrise sans condition de son existence ! Elle acceptait de damner son âme avec joie pour bénéficier d'un si inestimable privilège. Et pourtant… La perspective d'agir de façon inappropriée envers sa protégée l'épouvantait au-delà de toute raison. Dans ses bras à l'apparence si frêle, elle sentait courir l'influence d'une force inconcevable ; une essence inconnue et mystique capable de changer la vie en une éternité de non-mort. Son acte blasphématoire, ses machinations, ne la tourmentaient pas outre mesure. Ses agissements n'étaient dictés que par une impérieuse nécessité, rien d'autre. Si Dieu et la science des Hommes ne pouvaient rien pour sauver sa sœur, elle en possédait à présent les moyens. Elle allait mettre en œuvre son plan prévu, animée par toute la foi qu'un être humain pouvait déployer en un pareil moment de sacrifice.
Marion s'assit sur le lit, au chevet de sa jumelle. Une ressemblance stupéfiante transparaissait sur les traits en tout point identiques des deux sœurs. Faisant montre d'un trésor de délicatesse, elle s'empara d'un des poignets de celle-ci, aussi fragile qu'un verre de cristal entre ses mains immortelles. Soudain, le retentissement lointain d'un coup de feu vint troubler le silence cérémonieux.
Quelqu'un à l'intérieur même du manoir venait de faire usage d'une arme, probablement Ulrich !
Ulrich, ce majordome acquis tout entier à sa cause. Une brute vile, inculte de toute manière, mais qui lui avait néanmoins rendu de grands services jusqu'à maintenant. Toutefois, son dévouement exclusif était vain. Malgré ses services rendus, jamais Marion ne lui permettrait d'accéder au rang vampirique auquel il prétendait. Ce privilège se destinait à Charlotte et nul autre. Après cette nuit, elle devrait se résoudre à se séparer de lui et de ses moeurs malsaines. Ses pensées comme ses ambitions n'avaient en fait jamais eu aucun secret pour la vampire. Cet homme n'entretenait rien d'autre que le mal ancré au fond de son cœur, et ignorait jusqu'à la signification même des mots sentiment et passion. Un vice fourbe brûlait en lui, interdisant à son âme méprisable les portes de l'éternité qu'il convoitait pourtant si âprement. Car c'était l'évidence même pour l'héritière Kraemer que jamais son sinistre employé ne la rejoindrait dans le cercle fermé des êtres se jouant des affres du temps.
Son esprit était même parvenu à se fermer au charme de son visiteur français. Elle avait pourtant distinctement perçu l'attirance réciproque, presque naturelle, les liant l'un à l'autre. Cela faisait bien longtemps qu'un homme ne l'avait pas contemplée d'une façon aussi admirative. Lorsque Gérald l'observait de ses yeux d'un bleu délavé, il se reflétait dans son essence toute la sagesse aimante auquel une femme aspire chez un soupirant. Mais les obligations du gentleman allaient dans le sens contraire de ses propres intérêts, et cela suffisait à le rendre gênant.
Le vert clair des prunelles de Marion couvait affectueusement sa sœur chérie. Cette dernière, imperturbable dans son sommeil, semblait attendre, résolue, l'issue de sa destinée. Alors, les paroles qu'avait proférées Gérald, cet insolite protecteur dépêché par son père, se rappelèrent à son esprit. Charlotte souhaitait-elle réellement finir sa courte existence aussi prématurément, sous prétexte de vouloir honorer ses pieuses croyances ? Était-ce pour la jeune femme un tel blasphème que de renier les lois de Dieu pour embrasser l'amour du sang ? Non, cela ne se pouvait ! De telles paroles n'avaient été proférées qu'à cause de la faiblesse qui la rongeait insidieusement depuis trop longtemps. Lorsque Charlotte se relèverait d'entre les morts, elle lui serait reconnaissante d'avoir pris pour elle cette décision. La satisfaction de jouir enfin de ses sens la ferait revenir sur ses paroles, cela ne faisait aucun doute dans l'esprit de la vampire.
Détonation d'un nouveau coup de feu. Que pouvait-il bien se passer au manoir ? Un affrontement ? Mais contre qui ? Ulrich lui avait assuré plus tôt s'être définitivement débarrassé de Gérald. Un troisième bruit d'arme à feu, plus faible que les précédents, brisa une dernière fois le silence inquiet. Puis plus rien. Il était impossible pour Marion de connaître les raisons d'un tel vacarme. Et puis cela lui importait peu au final. Elle reporta son attention sur la jeune femme blême étendue à ses côtés. L'heure était enfin venue pour sa jumelle de troquer son calvaire maladif contre une existence toute neuve.
L'immortelle rapprocha le poignet offert de sa sœur vers sa bouche. L'inavouable soif de sang qui hantait chacune de ses nuits depuis sa transformation se faisait plus insistante. Mais il lui faudrait, cette fois-ci plus que jamais, mesurer ses instincts de prédatrice. Refréner à tout prix cet épouvantable désir d'aspirer la vie et de donner la mort en retour ! Ses pupilles félines se rétrécirent sous la poussée de la faim primale refoulée en vain, tandis que des crocs protubérants naquirent par-delà le velouté carmin de ses lèvres. Le monde réel sembla se désagréger lorsque l'éclairage vacillant des chandeliers se révéla soudain insuffisant pour repousser les ténèbres qui enveloppaient la cave. Une force malsaine envahit de sa présence l'abri obscur dans lequel s'étaient retranchées les deux femmes. Lorsque le sang capiteux de sa sœur commença à déferler sur son palais, une aura aussi maléfique qu'aphrodisiaque se mit lentement, inexorablement, à émaner de la créature non-morte. Cette dernière, penchée sur le membre ensanglanté de sa proie, lapait le précieux liquide carmin comme s'il s'agissait du plus enivrant des nectars.
Charlotte ne put retenir un imperceptible gémissement dans son sommeil. Ce seul son, pratiquement inaudible, suffit néanmoins à ramener Marion à l'impitoyable âpreté de la réalité. Elle stoppa sur le champ son voluptueux baiser de mort et reposa avec douceur le poignet exsangue de sa sœur sur le lit. Bien que la quantité de sang qu'elle avait absorbée fût loin d'être suffisante pour la rassasier, la vampire entreprit ensuite de lacérer sa propre langue à l'aide de ses crocs. Sa bouche devenue ainsi un calice de malédiction impur, elle se pencha délicatement vers le visage endormi de la jeune femme pieuse, plus livide que jamais. Les paupières frémissantes de cette dernière trahissaient les indicibles tourments charnels qui agitaient son sommeil ; rêves sensuels aux relents tabous de plaisirs interdits. Lorsque les lèvres des jumelles se rencontrèrent, un fin filet du liquide vermeil vint s'immiscer dans la gorge offerte de Charlotte. Même beauté hors du temps, même blondeur. La vision perverse des deux sœurs ainsi enlacées, allégorie sensuelle de l'alpha et l'oméga, était alors à même de faire chavirer l'âme du vertueux le plus accompli. Le baiser portait le mal infâme que la famille de Lacarme s'employait à combattre depuis des générations. Une puissante damnation contre laquelle seule la faible foi des Hommes pouvait espérer se dresser. Un sang épais emplit la bouche de Charlotte, s'écoulant sur le palais de cette dernière.
L'une après l'autre, de longues minutes se succédèrent. Dans les ténèbres du domaine de Kreuzburg, le temps lui-même se figea devant les visages identiques des deux jumelles unis dans un élan d'espoir fraternel. Marion restait fébrilement aux aguets d'une quelconque réaction qui viendrait briser l'insupportable torpeur de sa sœur aimée. Le faible cœur de celle-ci s'était tu depuis quelques secondes. Signification de l'arrêt définitif de sa vie éphémère ou prémisse d'une nouvelle existence d'éternité ? La vampire relâcha alors l'emprise de son étreinte afin d'observer, soucieuse, la poitrine inerte de sa sœur. Elle tenait dans sa paume glacée les doigts immobiles de la jeune femme, s'attendant à tout moment de les sentir à nouveau se serrer contre sa peau. Il eut semblé, à voir ainsi la splendeur sculpturale et contemplative de la créature immortelle, observer l'une de ces antiques statues qui honoraient autrefois de leurs présences les jardins romains. L'attente se fit longue, interminable, suppliciante. Le destin suspendit son envol au cours de cet effroyable instant d'incertitude durant lequel déchéance de l'âme et repos éternel se livraient une bataille fratricide. Mais rien ! Aucune réaction ni l'esquisse d'un imperceptible mouvement ne vint troubler la solennité mortuaire de Charlotte Kraemer.
Une ombre passa sur les traits défaits de Marion. La dernière étincelle de vitalité qui avait soutenu jusqu'à maintenant la jeune femme aveugle venait de disparaître. Pas de résurrection miraculeuse ni de seconde chance. L'échange de sang avait échoué. Ne subsistait que le néant d'un trépas sans retour ni échappatoire. Faire face à toute l'horreur de cette constatation était au-dessus des forces de la buveuse de sang à présent seule, privée de celle pour qui le mot famille prenait sa réelle signification.
Mû par une incommensurable tristesse, un hurlement de désespoir s'éleva au travers tout le manoir et même au-delà des frontières du domaine de Kreuzburg. Tous les chandeliers de la demeure virent brusquement l'intensité de leurs flammes décupler par une force ardente, échappée des profondeurs de quelques limbes infernales. Les paroles perdirent toute utilité en cet instant tragique. Au milieu de cet océan de souffrance tangible, seules les lamentations de Marion se déversaient. Des lamentations portées par le flot continu de larmes de sang qui s'écoulaient sur ses joues incolores… l'accablement spectral d'une damnée qui ne pouvait plus que pleurer la perte d'un être aimé.