Lorsque le feu balbutiant de la cheminée et des lampes à huile explosa soudain, maelström déchaîné de forces maléfiques, Petra et Hylda avaient déjà fui la demeure. Ne restait plus que Gérald, seul, entre les murs du manoir abandonné ; théâtre involontaire de la tragique malédiction des Kraemer. Bientôt, pour accompagner cette manifestation des puissances obscures, une lamentation inhumaine s'éleva dans la nuit. Celle-ci inspira au jeune homme une terreur sans nom, bien au-delà de toute compréhension. Puis, la plainte damnée se tut et entraîna un silence transcendant de tristesse.

Le Français, assis sur un des fauteuils de la bibliothèque familiale, étudiait le pistolet qu'il tenait dans sa main, celui-là même dont s'était servi Petra pour abattre Ulrich quelques minutes plus tôt. Avant de partir, la vieille femme lui avait restitué le matériel contenu dans sa mallette. Les quelques heures qui restaient avant les premières lueurs de l'aube présageaient une longue attente. Les blessures de Gérald le faisaient à présent trop souffrir pour qu'il se fatigue à prêter une quelconque attention à son état de santé. La raison de cette funeste clameur lui était inconnue, mais cette dernière n'augurait rien de bon. Cependant, la certitude que Charlotte venait de quitter ce monde le tenaillait. Il ignorait s'il devait se réjouir de cette intuition ou au contraire s'en désoler. Son père lui avait donné pour devoir de contrer une calamité infâme, de faire en sorte qu'un mal insidieux ne se répande point parmi les membres de la famille de Hans Kraemer. De toute évidence, l'une des filles de ce dernier ne souffrirait plus jamais de quelques maux que ce soit.

Restait à présent Marion. La belle et troublante maîtresse des lieux. Celle qui par sa seule volonté avait tenté d'arracher sa sœur jumelle à la cruauté de la vie, en lui imposant un espoir d'existence qu'elle pensait meilleur. Une noble motivation. Gérald respectait la force de personnalité que demandait une pareille entreprise. Étrangement, il lui semblait percevoir les pensées de celle qui obsédait ainsi son esprit. Par quelle magie démoniaque ? Cela, le jeune érudit l'ignorait. Il n'avait conscience que de la peine écrasante du vampire ainsi que l'insoutenable sentiment de culpabilité qui la torturait. Elle avait embrassé une éternité de damnation pour rendre plus agréable la vie de sa sœur. En guise de récompense pour son dévouement sans limite, elle se voyait arracher sa jumelle de la plus horrible des manières. À présent qu'elle était prise au piège de sa nature impie, plus aucune raison ne l'obligeait à supporter l'épouvantable malédiction qui était sienne. Elle souffrait, suppliait qu'une âme charitable vienne la délivrer de ses tourments.

Gérald aurait pu fuir alors, quitter cette maison désormais maudite et rejoindre le confort rassurant de ses livres. Pouvait-il se résigner à une pareille lâcheté ? Pourrait-il accepter d'oublier ainsi la tendre beauté de celle qui, par son seul charme, l'avait étourdi de passion ? Aussi limpide que l'eau de source, son cœur lui disait que non. Sa présence dans ce manoir perdu au cœur de l'Allemagne signifiait l'importance vitale pour son âme d'aider Marion Kraemer. Pas pour s'acquitter de son devoir familial ou honorer la bravoure passée de son père ; juste parce que tout son être lui intimait de soutenir la jeune bourgeoise en ce moment de deuil et d'errance dans les ténèbres.

Pour la première fois depuis son arrivée, le jeune de Lacarme envisageait que sa présence au manoir, au côté des sœurs Kraemer dans ce moment décisif, n'était peut-être pas le seul fruit du hasard.

Après avoir rechargé le barillet de son pistolet avec des balles en argent, Gérald plaça un crucifix autour de son cou et quitta la bibliothèque. Partir à la recherche de Marion au travers du manoir était inutile car il connaissait la provenance de la lugubre lamentation ayant résonné auparavant : la partie inférieure de la demeure, autrement dit, la cave. Le Français meurtri avançait en claudiquant vers l'accès au sous-sol lorsque soudain, apparut devant lui la silhouette élancée de Marion.

La jeune femme se déplaçait silencieusement, comme si ses pieds glissaient sur le sol dallé. La longue robe blanche qui moulait ses formes parfaites était souillée de sang, un mélange du sien et de celui de Charlotte. Dans ses bras frêles, pendait le corps sans vie de cette dernière. Le visage diaphane de Marion, si avenant et épris de plaisirs quelques heures plus tôt, était maintenant réduit à un masque livide taché par les traînées carmin qui s'échappaient de ses yeux et ses lèvres. Le destin avait voulu que la vampire et son visiteur se retrouvent dans la salle à manger dans laquelle ils avaient dîné ensemble la veille ; le théâtre lugubre de leur ultime adieu. Sans dire un mot, désespérée, le regard figé sur les traits à présent sereins de sa sœur, la sculpturale maîtresse des lieux déposa avec une infinie tendresse la dépouille de celle-ci sur l'immense table trônant au centre de la pièce.

— Je l'ai tuée, gémit-elle d'une voix étrangement profonde. J'avais pour seule intention de pourvoir à son bonheur pour toujours et au lieu de cela, j'ai réduit à néant sa fragile existence.

Des ombres gigantesques se déchaînaient partout sur les murs bardés d'armes de la salle. La flamme des lampes à huile diffusait une faible clarté vacillante, comme si un improbable souffle de malveillance se complaisait à chahuter son éclat.

— Je suis un monstre, poursuivit Marion en haussant le ton. Mon âme damnée fait écho à l'impureté de mon cœur. Je ne respecte rien et n'ai à présent plus de raison de hanter cette terre de ma présence. J'ai échoué, Gérald.

La jeune femme, belle comme un ange de porcelaine, avait abandonné à regret la vision funèbre qu'offrait l'inertie de sa sœur afin de mieux plonger ses yeux au jade intense dans ceux de Gérald. Ce dernier ne pouvait que constater, impuissant, combien la tristesse seyait mal aux traits délicats de sa muse inconsolable. Marion délaissa le corps de sa jumelle pour s'approcher de son invité qui manifestait une attitude aussi hésitante que bouleversée.

Gérald, contrairement à toutes les consignes qu'on lui avait inculquées depuis sa prime enfance, abaissa son pistolet au lieu de faire feu à distance. La vampire qui avançait vers lui dans une grâce flottante n'aurait pourtant rien tenté pour s'extraire à la vindicte des balles d'argent. Arrivée à seulement quelques centimètres à peine du visage du jeune homme, la non-morte, mue par une volupté innée, s'empara avec lenteur du canon de l'arme de ses doigts fuselés et le pressa en direction de son propre cœur. Son geste se trouvait empreint d'une si funeste résolution que Gérald, atterré, perçut un frisson de révulsion lui glacer la nuque devant l'aspect inconcevable d'un tel désespoir.

— Je suis un monstre, insista Marion. L'une de ces créatures contre-nature que vous êtes censé combattre et détruire. Purifiez mon âme, appuyez donc sur la détente !

La vampire se tenait immobile, ses yeux émeraude débordants de larmes vermeilles. Elle attendait que le bourreau applique sa sentence. Ses prunelles envoûtantes imploraient une libération prompte qui apaiserait ses tourments. Gérald soutenait son regard absolu, sans faillir et la main tremblante. Éliminer les êtres atteints de vampirisme était la tâche ingrate à laquelle s'attelait sa famille depuis plusieurs générations…

Pourtant, l'érudit ne put se résoudre à presser la gâchette. Frissonnant d'émotion, il retira son pistolet du cœur de la jeune femme. Un éclair à la fois de frustration et de surprise passa alors fugacement dans le regard de cette dernière.

— Je ne puis faire cela, déclara Gérald, le cœur au bord des larmes. Je suis censé purifier l'âme des victimes en les libérant d'une éternité de damnation. Mais vous, Marion, êtes bien plus que cela à mes yeux. Votre seule présence a fait naître en moi une palette de sentiments que je m'étais depuis toujours évertué à repousser. Des sentiments où l'admiration se dispute à une passion ardente.

Gérald saisit de sa main libre l'épaule menue de la jeune femme aussi blafarde qu'une lune éblouissante.

— Vous ne ressemblez en rien au monstre auquel les livres m'avaient préparé. Vous incarnez l'idéal que je me fais de la grâce et de la sensualité. Votre parfum obsède mes pensées au point de me faire perdre le fil de chacune de mes réflexions. Il est effectivement de mon devoir de réduire le mal à néant ; de diablerie en vous toutefois, je ne perçois point. Seulement la volonté intransigeante d'une sœur de rendre heureuse son double de chair.

Visiblement touchée par cette déclaration, le visage de Marion se radoucit, adoptant cette exaspération compréhensive typique à la gent féminine lorsque celle-ci désire communiquer la pleine force de ses convictions sans brusquer. D'un geste protecteur, elle saisit la main libre du jeune homme et le conduisit vers la dépouille de sa jumelle. La ressemblance des deux sœurs était à ce point saisissante que Gérald demeura muet de stupeur en contemplant d'aussi près la copie parfaite de la bourgeoise immortelle se tenant à ses côtés.

— Voyez ce que j'ai fait, murmura Marion d'une voix emplie de regret, mais également porteur de sinistre présage. Une personne bonne aurait-elle commis pareille exaction ? Si vous ne vous engagez pas à faire le nécessaire, un drame similaire se produira à nouveau. Et votre pitié en sera la seule responsable.

La créature blême ne put retenir une caresse sur le visage tout aussi livide de sa sœur décédée. Brusquement, l'expression égarée peinte sur le beau visage de Marion frappa Gérald, tant celle-ci contrastait avec l'air serein qu'offrait Charlotte dans la mort.

— Ma place est aux côtés de ma sœur bien-aimée, poursuivit la maîtresse de maison. Je suis devenue ainsi, une non-morte contre nature, afin de la suivre dans l'éternité. À présent qu'elle n'est plus, ce sera un acte, sinon de bravoure, du moins de charité que de me permettre de la rejoindre. Et puis, il y a cette soif de sang avilissante qui me tourmente à l'instant même où je vous parle. Si je ne déployais pas des trésors de retenue pour l'endiguer, peut-être seriez-vous déjà exsangue sur le sol, la gorge tranchée. Ma nouvelle nature est prédatrice, celle que je fus de mon vivant importe peu à présent.

Gérald ne pouvait que s'incliner devant la terrible logique de la jeune femme. Il savait au plus profond de lui combien elle avait raison en évoquant la menace constante qu'elle représentait pour les êtres de chair soumis aux caprices du temps. Toute l'attirance du monde qu'éprouvait son cœur à l'égard de Marion ne pouvait à présent plus rien contre la tragique destinée qui accablait les deux sœurs. De la charité ? Non, l'héritier du clan de Lacarme ne ressentait qu'une douleur inhumaine qui brisait son âme aussi bien que ses sentiments.

Marion, percevant peut-être l'indicible affliction qui déchirait son invité, fit soudain preuve d'une douceur inattendue dont seuls les membres de sa proche famille avaient pu recevoir les honneurs. Elle entoura de ses bras d'ivoire un Gérald plus désorienté que jamais et l'étreignit d'une tendresse sincère, avec l'intention d'adoucir la terrible décision que ce dernier se voyait imposer. Dans cette posture complice de deux amants pris de court par la destinée, le silence prit des airs révérencieux, comme si tout le manoir accompagnait la tristesse qui affluait entre ses murs.

Vint le moment fatidique où Marion relâcha l'emprise de ses bras et s'éloigna de quelques pas afin de saisir la main de sa sœur. Son regard encourageait le jeune homme à accomplir l'ultime geste fatal. Il savait comment rendre la paix aux nosferatus ainsi que les méthodes pour qu'ils ne reviennent plus hanter les vivants. Une larme descendit lentement le long de sa joue lorsque Gérald, d'un geste forcé, quasi machinal, leva son pistolet en direction de l'hypnotique créature de nacre et visant le cœur, ouvrit le feu salvateur. Trois balles d'argent pénétrèrent l'organe, accompagnées à chaque fois d'une détonation sourde et d'un geyser d'hémoglobine.

La mort d'un vampire ne survient pas comme celle des vivants. Les yeux félins de Marion s'écarquillèrent lorsque les projectiles vinrent se figer dans son corps immortel. Du sang frais souillait sa robe autrefois immaculée, ce même sang qui était à l'origine du mal sans nom qui la rongeait. Un filet de la même couleur vermeille que ses lèvres s'échappa de sa bouche ouverte. Un dernier sourire vint alors illuminer son visage de pierre dans un ultime hommage, tel un chant du cygne. Son corps s'écroula ensuite sur la table, juste à côté de la dépouille de Charlotte. Les deux sœurs étaient enfin réunies dans l'Au-delà, aussi proches qu'elles avaient pu l'être lors de leur existence terrestre.

Gérald, qui s'accrochait à ce qui lui restait de lucidité, quitta le spectacle des jumelles enlacées dans la mort afin de se saisir d'une des haches qui ornaient les murs de la salle à manger. Sa tête était à présent vide de toute réflexion. Il ne lui fallait plus penser, seulement agir. Avec délicatesse, il allongea le corps gracile de Marion sur la table, tout proche de sa sœur. Jamais défunte n'avait resplendi d'un charme aussi divin, touchant presque au blasphème. Les livres et son père avaient enseigné au jeune érudit la manière la plus efficace pour éviter que le vampire ne se relève : d'abord meurtrir le cœur puis ensuite couper la tête de la créature. Accomplissant la dernière volonté de l'une des seules femmes qui avaient su toucher sa sensibilité, Gérald abaissa le tranchant de la hache qu'empoignaient ses mains avec fermeté. Lorsque les boucles dorées de Marion roulèrent sur la surface laquée de la table, il ne put réfréner l'impression de n'être qu'un immonde assassin à la solde de la folie des Hommes.

Dans le manoir de Kreuzburg, la résidence de Hans Kraemer et de sa famille, ne demeurait plus désormais que Gérald de Lacarme, fils aîné du renommé Edmond de Lacarme, sommité des sciences dites paranormales. L'âme sale et le cœur détruit, le jeune homme entreprit d'offrir une sépulture décente aux deux sœurs. En cela consistait à présent sa dernière mission, avant que le véritable propriétaire des lieux ou quelques policiers ne viennent rompre la solitude morbide qui régnait dans la demeure.