Lorsque la voiture s'arrêta enfin, Gérald ne put s'empêcher d'éprouver un certain soulagement. Sa satisfaction de voir s'achever son long voyage était telle qu'il fut le premier à s'extirper du confinement du fiacre. Un climat froid, gris et humide l'accueillit dès qu'il posa le pied à terre.

Le cocher avait fait halte au cœur de la modeste place du village de Kreuzburg. Il ne fallut guère plus de quelques secondes au jeune homme pour se rendre compte que les lieux étaient loin du tumulte habituel des grandes villes et de leur activité débordante. Quelques maisons à colombage arboraient une architecture typique de la région et composaient la plus grande partie des habitations. En son centre, le bâtiment le plus imposant, mais aussi le plus sinistre, était sans conteste l'église avec sa façade ternie d'une monotonie affligeante.

L'arrivée de l'attelage n'avait bien sûr pas manqué d'attirer quelques curieux, à leurs fenêtres ou dans les rues, afin d'observer le débarquement des passagers. Dès lors qu'il eut récupéré sa seconde valise sur le toit de la diligence, Gérald décida de se rendre sans attendre au domaine des Kraemer par ses propres moyens. Ne sachant absolument pas dans quelle direction se situait ce dernier, il se vit contraint à plusieurs reprises de demander son chemin à des autochtones. Deux détails le frappèrent : tout d'abord, le contraste vestimentaire flagrant à noter entre lui et les habitants du coin. Le jeune français, vêtu de son impeccable redingote noire et de son chapeau melon en feutre gris, semblait provenir d'une tout autre planète comparé aux paysans dépenaillés des environs avec leurs habits de toiles bon marché. Le deuxième élément qui n'échappa nullement à son sens de l'observation fut l'animosité non dissimulée qu'éprouvaient les gens du coin à chaque évocation du nom des Kraemer. De toute évidence, ces gens-là n'étaient pas très populaires dans la région.

Lorsque Gérald arriva finalement devant l'imposante grille du domaine à l'écart du village, il ne put réprimer un frisson. Un funeste pressentiment l'étreignait alors. Il franchit néanmoins sans hésiter le seuil d'une propriété à l'envergure exceptionnelle. Une allée de pins entretenus avec soin l'observait d'un silence lourd de mauvais présages, tandis qu'il s'enfonçait plus en avant sur les terres des Kraemer assombries de verdure.

Quelques dizaines de minutes lui furent nécessaires pour parvenir jusque sous le porche d'entrée du manoir isolé, l'obligeant à longer l'orée d'un parc de plusieurs centaines d'hectares. Il eut ainsi tout le loisir d'exhaler l'air humide propagé par l'ombrage austère des pins alentour. De par ses anciennes fortifications, la maison de maître s'apparentait davantage à un vieux château rénové qu'à une habitation traditionnelle. Une ancienne tour de garde réaménagée témoignait du passé militaire de la bâtisse, sans pour autant se départir de ce charme antique que possèdent certaines résidences cossues. La grisaille des murs, rongés par le lierre à certains endroits, imposait malgré tout un sentiment diffus de tristesse teintée d'une profonde mélancolie, comme si la pierre tenait à partager son âme lasse avec les visiteurs. Une fois sa valise posée sur la surface pavée du porche, Gérald frappa trois coups nets avec le heurtoir en forme de lion et attendit que quelqu'un vienne lui ouvrir.

Véritable colosse aux larges épaules, le majordome qui apparut quelques secondes plus tard dans l'encadrement de la porte était un homme doté d'une carrure impressionnante. Les traits épais de son visage, ses cheveux blonds coupés courts et sa mâchoire carrée lui donnaient un aspect plus proche d'un boxeur que d'un simple valet. Il détailla Gérald d'un air hautain ne laissant aucun doute quant à son sens de l'hospitalité des plus limité.

— Je me nomme Gérald de Lacarme, fils d'Edmond de Lacarme, se présenta toutefois le jeune homme avec courtoisie et dans un allemand irréprochable. Je suis venu ici sur recommandation de mon père, suite à la requête de Hans Kraemer.

Les paroles de Gérald n'adoucirent en rien le regard métallique du majordome, mais ce dernier s'effaça néanmoins du passage afin que l'invité de ses maîtres puisse pénétrer à l'intérieur.

— Bienvenue au domaine de Kreuzburg, monsieur de Lacarme, répondit le domestique d'une voix grave touchant au guttural. Vous êtes effectivement attendu.

Sur ces mots, il s'empara avec autorité de la valise posée sur le sol et fit signe à Gérald de le suivre. Talonnant avec discipline son guide peu prompt à engager la discussion, le jeune homme ôta son chapeau. Il aperçut alors pour la première fois depuis des jours son propre reflet dans l'un des miroirs ouvragés qui jalonnaient les longs couloirs de la demeure. Ses yeux bleus habituellement d'une teinte vive étaient marqués par des cernes violacés qui contrastaient sur sa peau claire. Ses cheveux bruns mi-longs, à l'accoutumée peignés avec soin, étaient à présent en grand désordre malgré ses efforts durant le voyage pour conserver belle allure. Pourtant, excepté les marques de fatigue empreintes sur ses traits, son visage n'en restait pas moins séduisant et plein d'une insolente jeunesse. Âgé de vingt-neuf ans, les gens qui ne le connaissaient pas avaient d'ailleurs bien souvent la manie de lui donner cinq ans de moins.

Il s'arrêta une poignée de secondes pour remettre un peu d'ordre dans sa chevelure, réajusta son foulard de soie blanche dépassant de sa redingote puis passa une main lasse sur ses joues : sans l'ombre d'un doute, la première chose qu'il entreprendrait une fois dans l'intimité de sa chambre serait de se raser. La négligence était un défaut qu'il tenait particulièrement en horreur.

Se sentant éreinté, Gérald se contenta de marcher scrupuleusement dans les pas du majordome au cou de taureau. Puisque son guide s'obstinait dans le mutisme, le jeune de Lacarme eut ainsi tout le loisir de constater combien le manoir des Kraemer pouvait être une demeure magnifique.

Chacune des pièces qu'il lui était donné d'entrapercevoir se révélait spacieuse et meublée avec une opulence flagrante. Une quantité non négligeable d'œuvres d'art décorait abondamment ces dernières : peintures, sculptures, poteries anciennes… l'exhaustivité des objets donnait l'impression de se trouver au cœur des appartements d'un collectionneur passionné. Tout n'était en apparence que luxe, bon goût et confort, comme en témoignait l'épaisse et moelleuse moquette au rouge pourpre assorti par de splendides tapisseries de velours recouvrant les murs. Malgré l'heure raisonnable de l'après-midi, de lourds nuages obscurcissaient le ciel au dehors. De nombreuses bougies disposées sur des chandeliers d'argent éclairaient avec parcimonie chaque recoin de la demeure. L'ambiance tamisée ainsi créée n'en était que plus agréable, surtout lorsqu'on venait de subir les désagréments d'un long voyage.

Comprendre pourquoi son père l'avait choisi lui plutôt que son frère Paul, pourtant bien plus expérimenté pour ce genre d'affaire, ne cessait d'obséder l'esprit du jeune homme. Il se demandait quelle raison l'avait poussé à accepter cette mission lorsque soudain, les bribes étouffées d'une douce mélopée vinrent le tirer de ses réflexions. Gérald vit le majordome faire halte devant une large porte en bois de pin ciré. Tout en jetant un bref regard dédaigneux en direction de l'invité patientant à ses côtés, le domestique frappa deux coups d'une rudesse à son image et attendit une réponse avant de tourner la poignée.

— Oui, entrez ! répondit avec clarté une voix d'une féminité cristalline.

Renfrogné, l'accompagnateur poussa la porte avec une prudence empreinte d'un certain respect. Serrant toujours fermement l'anse du bagage, il se posta ensuite en retrait afin de libérer le passage. Gérald, qui essayait de se départir de la mauvaise impression instillée par le majordome indélicat dès son arrivée, pénétra sans attendre davantage dans la pièce où l'attendait son hôte.

Il se retrouva alors dans une somptueuse salle de lecture aux allures de bibliothèque richement garnie, avec comme touche d'originalité un piano à queue qui trônait en son centre. Assise sur un petit tabouret d'époque, une jeune femme effleurait de ses doigts sveltes les cordes d'une magnifique harpe devant l'unique fenêtre des lieux. La chevelure de la musicienne était d'une blondeur ondoyante, semblable à celle de quelques divines ingénues.

Pour la première fois depuis bien longtemps, le cœur de Gérald ne put retenir un émoi certain devant la beauté rayonnante d'une demoiselle. Sans se soucier de son invité, la jeune dame continuait à laisser glisser ses mains fines sur les cordes translucides de l'instrument. À la voir ainsi s'adonner tout entière à sa musique, les paupières closes, elle incarnait à la perfection les poupées que l'on trouvait parfois dans certaines vitrines de magasins pour enfants. Une poupée au teint de porcelaine, d'une blancheur telle que l'ivoire le plus pur paraissait terne en comparaison.

L'air interprété par la jeune femme était inconnu à Gérald, pourtant mélomane averti. De l'intonation délicate de chaque note s'élevait une profonde tristesse, presque palpable. Un concentré d'émotions diverses qui trouvait par le biais de la harpe un moyen d'exutoire. Seule une âme renfermant un bien lourd fardeau pouvait être capable de jouer une musique emplie d'une telle mélancolie. Le jeune homme n'osait bouger ni expirer ne serait-ce qu'un soupir. Se fondant dans l'intimité confortable de la petite salle de lecture, une main dans son dos et l'autre tenant son chapeau, il se contenta d'écouter l'expression de la fibre artistique de son hôtesse.

La mélodieuse musique finit par cesser au bout de quelques minutes. Le majordome en avait profité pour s'éclipser sans se faire remarquer. Gérald se trouvait donc seul en compagnie de la joueuse de harpe. Étrangement, cette idée était loin de lui déplaire, bien au contraire.

La demoiselle se leva alors pour s'approcher de son invité. Chacun de ses mouvements gracieux s'accompagnait des froufrous de la longue robe à corset qu'elle portait.

— Monsieur Edmond de Lacarme, je présume ? demanda par politesse la jeune femme bien que de toute évidence elle connaissait déjà la réponse.

— Je suis son fils Gérald, mademoiselle ! s'empressa de rectifier l'intéressé. Mon père souffrant n'a, hélas, pas pu venir lui-même. Je m'efforcerai de le remplacer du mieux que je le pourrai.

Un sourire qui trahissait un amusement contenu se dessina sur les lèvres carmin de la maîtresse des lieux. La nouvelle de l'indisposition du père de Gérald ne semblait pas l'affecter le moins du monde.

— J'espère sincèrement que sa santé se rétablira au plus vite, se contenta-t-elle de formuler avec laconisme. Le principal est que vous ayez pu venir.

Sur ces mots, elle tendit sa main gracile en direction de son invité.

— Marion Kraemer, se présenta-t-elle tandis que Gérald s'inclinait pour lui donner le baisemain. Je suis l'une des deux filles de Hans Kraemer. Ma sœur et moi sommes actuellement seules au manoir. Mes parents se sont absentés pour une durée indéterminée.

Cette nouvelle inattendue ne manqua pas de contrarier Gérald.

— Ceci est fâcheux, regretta ce dernier. Vous n'êtes pas sans savoir que ce sont des affaires de la plus haute importance qui m'ont mené auprès de vous. Monsieur votre père a requis l'aide de ma famille sans toutefois en mentionner clairement la raison. Je ne vous cache point que j'espérais qu'il m'en dirait davantage sur le… problème qui de toute évidence semble lui tenir à cœur.

Gérald avait hésité sur la manière d'énoncer le genre de soucis susceptible de solliciter les services des siens.

Marion semblait faire bien peu de cas de la gêne dans laquelle se trouvait empêtré son invité. Sans se départir de sa bonne humeur apparente, elle se détourna du jeune homme afin de se rapprocher de la fenêtre. L'air distrait, elle posa son menton sur le plat de sa main tout en observant le ciel extérieur. La voyant ainsi baignée par le faible éclat de lumière qui filtrait au travers des nuages, Gérald fut subjugué par la beauté de son hôtesse. En plus de son élégance naturelle, il émanait de son visage une parfaite splendeur à laquelle bien peu de femmes pouvaient prétendre. La finesse de ses traits clairs était typiquement germanique, soulignant d'irrésistibles pommettes saillantes ainsi qu'un menton volontaire. Une fossette marquait son sourire au rouge corail, qui d'ailleurs ne manquait pas de renforcer le teint albâtre de sa peau. Sa chevelure aux longues boucles dorées accompagnait quant à elle à merveille le blanc crémeux de sa robe. Le corset donnait à la jeune femme une ligne élancée, mettant en valeur chacune des courbes de son corps menu. Inconsciemment, Gérald laissa s'attarder son regard sur la musicienne durant quelques secondes. Lorsqu'il s'aperçut de son impolitesse, il chercha à se donner contenance. Il posa son chapeau feutré sur le bord d'un petit guéridon nappé de dentelle et se mit à triturer la montre à gousset enfouie dans la poche de sa veste.

— Mon père est un homme particulier, confessa Marion sur un ton laconique. Il a beaucoup vécu et voyagé. L'art du commerce et des affaires n'a plus de secret pour lui. Seulement, il lui arrive de croire en des choses qui sortent de l'ordinaire et auxquelles un bon chrétien n'oserait pas même faire allusion.

Les mains à présent fourrées dans les poches de son pantalon, Gérald s'approcha imperceptiblement de son interlocutrice. Cette dernière s'exprimait sans détourner le regard de la fenêtre, comme si quelques splendeurs insolites retenaient son attention au dehors.

— Quel genre de choses ? demanda le jeune homme soudain curieux.

La question fit s'épanouir un nouveau sourire sur le visage de Marion Kraemer.

— Des phénomènes extravaguant qui sortent de l'ordinaire, précisa-t-elle, qui flirtent avec le merveilleux… ou le blasphématoire. Selon lui, anges et démons parcourent notre monde, parfois à notre insu, quelquefois en se révélant à nous. Toujours d'après ses croyances, certains mythes et légendes font échos à une vérité oubliée de notre civilisation. Original, n'est-il pas ?

— Pas tant que cela, objecta le jeune français. Au milieu d'un grand nombre de superstitions absurdes, se dissimulent parfois quelques cas authentiques. 

Gérald baissa alors de ton, comme s'il s'apprêtait à révéler un secret interdit.

— Voyez-vous, mademoiselle Kraemer, il arrive que des forces étrangères à toute notion de rationalisme évoluent dans notre entourage, et cela sans que la majorité des gens en sache rien. L'ouverture d'esprit n'est pas un défaut en soi !

Le discours de Gérald avait éveillé l'attention de la jeune femme. Le regard de cette dernière s'était enfin détaché de la fenêtre et observait le nouveau résidant d'un air indéchiffrable. L'invité eut alors tout le loisir d'apprécier les yeux émeraude de son hôtesse qui scintillaient d'un éclat semblable à un diamant brut. Une flamme discrète mais puissante couvait au tréfonds de ses agates félines, ne laissant aucun doute quant à la force de caractère qui l'habitait.

— Je ne peux que m'incliner devant les dires d'un érudit, capitula Marion sur le ton de la plaisanterie, sans croire une seule bribe des mots franchissant ses lèvres. Mon père ne pourrait confier la sécurité de sa famille qu'aux soins de gens de confiance. Et de toute évidence, vous faites sans l'ombre d'un doute partie de cette catégorie.

L'occasion d'aborder les véritables raisons qui l'avaient expatrié si loin de chez lui était trop belle et Gérald n'hésita pas à la saisir.

— Quelles pourraient être, selon vous, les causes ayant poussé monsieur votre père à solliciter une aide extérieure ? Il mentionne dans la lettre qui nous a été adressée certaines menaces planant sur le domaine et ses environs, sans toutefois en préciser l'origine.

Marion resplendissait de charme sous le regard troublé du jeune homme. En cet instant, elle n'était qu'une magnifique poupée séductrice aux manières raffinées.

— Je vous ai déjà fait part de mon opinion sur les raisons ayant exhorté mon père à demander l'aide d'un de ses plus vieux et illustres amis. Ma sœur Charlotte est actuellement malade depuis de longues semaines. La guérison providentielle promise par les nombreux médecins  pressés à son chevet tarde à venir.

Les yeux de la jeune bourgeoise dardaient un regard ensorcelant dilué d'une évidente complicité en direction de Gérald.

— Il faut avoir à l'esprit que Charlotte est l'un des biens les plus précieux que possèdent mes parents, et mon père en particulier. Pour lui, les maux imposés à ma sœur ne peuvent forcément qu'être d'origine surnaturelle. Il ne conçoit pas pourquoi une fille comme elle, parfaite et adorable, soit contrainte de souffrir sans raison. La perspective de l'inconnu permet parfois d'apaiser une âme tourmentée.

Gérald ne releva pas cette remarque. La jeune femme n'était pas de celles susceptibles de changer d'avis une fois convaincue de ses arguments. Il se contenta d'incliner la tête sur le côté afin d'observer les lourdes étagères chargées de livres, ceci pour mieux se soustraire en réalité aux yeux posés sur sa personne. Des yeux au vert envoûtant qui le mettaient dans un embarras proche de l'étourdissement.

— Je vais faire mon possible pour vérifier que votre père se fait effectivement du mauvais sang en vain, annonça-t-il pour changer de sujet. Il est vrai que son absence ne facilitera guère la tâche qui m'attend, mais je ferai malgré tout en sorte de m'en accommoder. Si j'ai bien compris, votre sœur Charlotte se trouve elle aussi au manoir, n'est-ce pas ?

— C'est exact, répondit Marion d'une voix égale. Elle se repose dans sa chambre et n'est actuellement pas en état de recevoir. En l'absence de nos parents, nous sommes, ma sœur et moi-même, seules avec notre personnel : Ulrich, le majordome avec qui vous avez déjà fait connaissance…

Gérald ne put s'empêcher de faire la moue à la simple évocation de l'inamical domestique.

— … Hylda, notre jeune intendante fraîchement débarquée de Berlin il y a deux semaines ; et enfin Petra, la cuisinière. Il va s'en dire que nos gens sont à votre entière disposition pour veiller à votre confort ou pourvoir à toute demande de votre part.

L'idée d'avoir à nouveau affaire avec l'antipathique Ulrich n'était guère pour enchanter le voyageur.

— Il sera effectivement nécessaire que je leur pose quelques questions au sujet d'éventuels détails qui auraient pu éveiller leur attention ces derniers temps.

Marion Kraemer fit quelques pas en direction de la porte, laissant les froufrous de sa robe effleurer la jambe de son invité. Gérald, son crâne toujours en proie au mal de tête, récupéra alors sa mallette ainsi que son chapeau. Partagé entre trouble et fatigue, il se contenta de suivre son hôtesse sans discuter davantage. Lorsque celle-ci posa sa main sur le pommeau doré de la poignée, elle se retourna vers le jeune homme, faisant flotter dans son proche sillage sa chevelure aux boucles ambrées.

— Vous aspirez certainement à un peu de repos après un si long voyage, décréta-t-elle avec bienveillance. Une chambre d'amis se tient d'ores et déjà à votre disposition.

— C'est vrai que mon périple franco-germanique m'a quelque peu épuisé, avoua Gérald tout en vérifiant l'heure sur sa montre à gousset. Une sieste réparatrice s'impose. Il est deux heures passé de l'après-midi, cela vous dérangerait-il que je ne descende pas avant le dîner, mademoiselle Kraemer ?

Le visage de la jeune bourgeoise s'éclaira à nouveau d'un irrésistible sourire, comme si les manières polies de son invité, à la frontière de la réserve, ne cessaient d'attiser son amusement. Outre le léger parfum d'absinthe qui émanait de sa personne, Gérald remarqua le collier d'or serti de pierres turquoise que portait à son cou la demoiselle. La couleur du bijou se fondait en parfaite harmonie avec le jade de ses prunelles.

— Vous pouvez m'appeler Marion, rectifia cette dernière de sa voix curieusement hypnotique. Après tout, nous sommes destinés à passer un certain temps en compagnie l'un de l'autre, n'est-ce pas ?

Gérald opina de la tête en signe d'approbation. Il se sentait plus que jamais éreinté et désorienté. Par le voyage, bien sûr, mais pas seulement. La jeune dame au regard émeraude et au teint de marbre semait en lui plus de désarroi qu'il n'en avait jamais ressenti jusqu'alors.