Lorsque Gérald s'éveilla en sursaut, seul dans les ténèbres de sa nouvelle chambre, son mal de tête fut le premier élément à le ramener à la réalité. Le sommeil dont il s'extirpa tenait du cauchemar indéfinissable, rien à voir avec un rêve paisible. Ses draps étaient trempés de sueur malgré la température basse qui sévissait à l'extérieur des murs du manoir. Il resta pantelant plusieurs minutes dans le silence de la pièce obscure, cherchant à recouvrer entièrement ses esprits. Son voyage, son arrivée à Kreuzburg, sa rencontre avec la troublante Marion Kraemer… les faits les plus notables qu'il venait de vivre durant les dernières heures revinrent à sa mémoire dans un flot irrésistible.
Le jeune homme passa une main tremblante sur son visage. Il ne comprenait définitivement pas pourquoi il était impliqué dans cette affaire. Paul, son cadet de deux ans, se montrait bien plus à l'aise que quiconque dans le domaine de l'investigation. C'est à lui qu'aurait dû échoir la responsabilité de s'occuper de cette maison et de ses occupants. Dans le duo formé autrefois avec son frère, celui-ci savait faire preuve d'une débrouillardise et d'un entrain à toute épreuve dans la traque aux vampires. Pas Gérald. Le petit monde de Gérald n'allait habituellement guère plus loin que le confinement de sa bibliothèque privée. Il aimait étudier les écrits anciens, rédiger de nouveaux ouvrages au sujet de certaines légendes oubliées, comprendre l'inexplicable. Les voyages comme les relations humaines n'étaient pas des activités pour lui. Son élément se restreignait à la solitude des livres, rien d'autre. Il aurait donné n'importe quoi pour avoir Paul à ses côtés.
Exaspéré dès le réveil, le jeune homme décida à contrecœur de se préparer pour descendre dîner. Il alluma la lampe à huile sur la table de chevet proche de lui. Un rapide coup d'œil à la petite horloge dorée posée sur une commode fort ancienne indiqua près de dix-neuf heures. Soudain honteux d'avoir dormi aussi longtemps, Gérald fit sa toilette puis entreprit de s'habiller hâtivement.
Il ouvrit sa valise de voyage contenant ses effets personnels. Ulrich lui-même avait pris soin d'amener le bagage dans la chambre. Il décida qu'un costume noir serait parfait pour l'occasion. Après avoir enfilé sa veste sur une chemise de flanelle blanche, il inspecta brièvement son visage dans la glace murale de la salle de bain et jugea son aspect convenable bien que quelques vestiges de fatigue subsistassent encore autour de ses yeux. Contrairement au reste des hommes de sa famille, Gérald ne portait ni barbe, ni moustache malgré la mode qui sévissait chez les gentlemen ; ce n'était pour lui rien de plus que de coquettes fantaisies avec lesquelles il ne désirait point perdre de temps.
Le jeune français sortit de sa chambre et se retrouva dans l'un des interminables couloirs de la gigantesque demeure. Sa lampe à huile à la main, il descendit les marches qui menaient au rez-de-chaussée afin de rejoindre la grande salle à manger. Sur son passage, des ombres difformes, créées par la lumière de son éclairage, rampaient le long des murs enténébrés.
Chaque recoin du manoir baignait dans une langueur feutrée, comme si rien ne paraissait en mesure de rompre l'atmosphère poussant à l'introspection. Le premier sentiment éprouvé par Gérald lors de son arrivée se confirmait à mesure qu'il explorait plus en avant l'habitation : tout chez les Kraemer n'était que faste et raffinement.
Sa propre famille avait bien sûr réussi à amasser au fil du temps un patrimoine considérable, mais de toute évidence en rien comparable avec la fortune constituée par Hans Kraemer. Il fallait bien avouer de toute façon que traquer l'inconnu rapportait généralement moins que l'art du commerce. Le sud de la France, si lointain en cet instant précis, la terre où les siens avaient choisi de s'établir quelques siècles auparavant… son foyer lui manquait terriblement !
Lorsque Gérald arriva dans la salle à manger où trônait en son centre une immense table de banquet, Marion Kraemer patientait déjà, assise sur l'un des nombreux fauteuils capitonnés de velours rouge. Elle tenait dans sa main un livre qu'elle referma aussitôt que son convive parut. Sa robe n'était plus la même depuis la fois dernière, mais sa nouvelle tenue, aussi sombre que le costume de Gérald, n'atténuait en rien sa beauté distinguée.
— Vous êtes-vous bien reposé ? s'enquit-elle une fois venue à la rencontre de son invité. Vous sembliez particulièrement exténué lors de votre arrivée cet après-midi.
Gérald fit un réel effort pour sourire à sa charmante hôtesse bien qu'il n'en eût guère envie.
— On ne peut mieux, mademoiselle Kraemer. Je me sens tout à fait requinqué à présent ! Il faut dire que la chambre qui est mienne est fort agréable, et calme de surcroît.
Marion renvoya un sourire d'une blancheur immaculée au jeune homme. La lumière extérieure avait totalement disparu depuis plusieurs heures déjà. Cependant, l'éclairage des chandeliers disséminés dans toute la pièce n'enlevait rien à l'irrésistible charme qui émanait de la demoiselle, au contraire. Les ténèbres de la nuit hivernale semblaient décupler davantage encore la perfection des traits délicats de son visage.
Les deux jeunes gens prirent place l'un à côté de l'autre dans un des recoins de l'imposante table, plus propice à accueillir un dîner de réception qu'un tête-à-tête se voulant intime. Ils s'installèrent tout près de l'âtre ardent de la cheminée qui éclairait par ses seules flammes rougeoyantes une bonne partie de la salle. Gérald put ainsi admirer à loisir la collection d'armes blanches qui ornait les murs tout autour de lui : épées, lances, haches… aucun objet pourvu d'une lame tranchante et faite pour combattre ne semblait manquer à l'appel.
Dès qu'ils furent installés, une jeune domestique aux cheveux bruns coupés courts et au regard fuyant vint leur apporter l'entrée.
— Voici donc Hylda, précisa Marion tandis que l'employée déposait avec précaution les assiettes sur la table. C'est la jeune fille dont je vous ai parlé. Une Berlinoise perdue dans la campagne de Kreuzburg ! Mais je pense sincèrement que l'agitation de la capitale ne lui manque en rien, n'ai-je pas raison Hylda ?
— Absolument, mademoiselle ! s'empressa de répondre l'intéressée plus embarrassée qu'autre chose.
Sans en dire d'avantage, elle fila ensuite trouver refuge à l'arrière des cuisines.
— Une fille très consciencieuse dans son travail mais souffrant d'une extrême timidité, commenta la bourgeoise, amusée par le comportement de sa domestique. J'ai pensé que vous préféreriez sans doute sa présence à celle d'Ulrich. Ai-je vu juste ?
Un air espiègle s'afficha sur le visage nacré de Marion. Il ne faisait aucun doute qu'elle cherchait à taquiner Gérald. Ce dernier eut alors la certitude qu'une jeune femme comme elle, pleine de vie et instruite, devait fermement s'ennuyer dans une région telle que la nôtre, privée de la moindre distraction.
— Une délicate attention de votre part, se contenta-t-il de répondre tout en essayant de se concentrer avec un sérieux exagéré sur le contenu de son assiette ; ceci afin d'échapper au regard enivrant de son hôtesse.
— Je suis âgée de vingt-deux ans, confia cette dernière, apparemment ravie d'avoir quelqu'un avec qui faire la conversation. J'ai trois années de plus que Hylda, mais croyez-moi, j'étais bien plus émancipée qu'elle dans nombre de domaines lorsque j'avais son âge.
Nouveau sourire empreint d'une espièglerie enfantine, nouvelle gêne pour Gérald. Il trouvait la franchise de la jeune femme quelque peu directe mais étonnamment, il ne pouvait s'empêcher d'apprécier le charme qu'inspirait une telle sincérité.
Le reste du dîner fut ainsi rythmé de la même manière : une Marion qui ne pouvait retenir une satisfaction flagrante de recevoir un invité en l'absence de ses parents et un Gérald économe de ses paroles qui essayait désespérément de se soustraire à l'envoûtante beauté de la demoiselle assise à ses côtés.
— Et votre sœur Charlotte ? chercha-t-il à savoir alors que le repas touchait à sa fin. Est-elle dans l'incapacité de descendre prendre ses repas ?
Le sourire radieux qui n'avait cessé d'éclairer le visage de Marion durant la soirée s'effaça soudainement et laissa place à un air préoccupé. La question abordait un sujet sensible.
— Charlotte ne sort plus de sa chambre depuis des jours, répondit-elle d'une voix résignée. Incapable de se mouvoir de par sa grande faiblesse, il ne lui est possible de prendre ses repas frugaux qu'alitée.
Une infinie tristesse transparaissait dans la voix de la bourgeoise séraphique ; de la tristesse mais aussi autre chose. Gérald remarqua une expression indéfinissable tapie dans son regard à l'évocation de sa sœur et de la maladie qui l'accablait. Dans l'obscurité du soir, les prunelles félines de la jeune femme brillaient d'une lueur inquiétante, presque animale, que son invité n'avait pas notée plus tôt dans l'après-midi.
— Cette demeure n'a jamais été un havre de bonheur, poursuivit Marion. Seule la crainte du lendemain et la mort rôdent entre nos murs. Pas d'espoir d'avenir meilleur, ni de plaisirs aucuns. La richesse ne fait pas tout, loin de là. Ma sœur est un être plus proche des anges que de l'humain ordinaire. Jamais je ne pourrai supporter l'idée de me voir séparer d'elle, vous comprenez Gérald ? Jamais !
Le brusque revirement de la discussion n'avait pas manqué de prendre le jeune homme au dépourvu. Sa suspicion d'une possible jalousie entre les deux sœurs n'avait aucune raison d'être. Le ton solennel de Marion vibrait d'un désespoir habilement enfoui, mais qui ne demandait cependant qu'à jaillir à la première occasion. En outre, il remarqua le dédain de son hôtesse envers les mets délicieux qu'on leur avait servis jusqu'alors.
— Je suis désolé d'évoquer ainsi un sujet aussi grave, s'excusa Gérald avec sincérité. Bien loin de moi l'idée de vous causer quelque chagrin. Mais je cherche à saisir la raison de ma présence ici, comprenez-vous Marion ? Si mes questions vous ont offensée, ayez l'obligeance de pardonner mon indélicatesse.
La jeune femme se leva avec grâce de son fauteuil. Surgit alors de nulle part Ulrich, le visage encore plus sévère et empreint de haine que l'après-midi. Le majordome attendait, depuis peut-être un certain temps déjà, la fin du repas pour s'introduire dans la salle à manger.
— Vous n'êtes en rien responsable des malheurs de ma famille, conclut Marion sans se départir de sa soudaine froideur. Le fautif de tout cela n'est personne d'autre que mon père ! C'est à tort qu'il espère résoudre ses problèmes en y mêlant des étrangers…
Succinctement, la jeune femme fixa Gérald avec intensité sans rien dire, comme si d'insaisissables pensées l'avaient transportée en d'autres lieux. Lorsqu'elle s'exprima à nouveau, toute trace de contrariété avait par miracle disparu de son visage de pierre.
— Non, Gérald, vous êtes un innocent perdu chez les damnés. Le meilleur conseil que je puisse vous donner en tant qu'amie est de rejoindre les vôtres dès que possible. Sur ce, je vous souhaite malgré tout une agréable nuit au domaine de Kreuzburg…
Un sourire à la fois sensuel et menaçant se dessina alors sur les lèvres flamboyantes de l'énigmatique demoiselle.
— … Les ténèbres sont encore l'élément qui convient le mieux aux gens vivant dans les environs.
Sur cette inquiétante remarque, la jeune femme quitta la pièce, laissant Gérald seul en compagnie du majordome. Les palpitations nasales de ce dernier trahissaient l'hostilité qu'il concevait envers l'invité de sa maîtresse. Les deux hommes s'étudièrent mutuellement quelques secondes. Ce fut le nouveau résidant des lieux qui céda le premier et quitta à son tour la salle à manger devenue lourde de silence en l'absence de Marion Kraemer.
Ce repas n'avait malgré tout pas été dénué d'intérêt pour le jeune érudit. La certitude que quelque chose de malsain œuvrait entre les murs du domaine nourrissait à présent la conviction du Français. L'ami de son père n'avait pas agi à la légère lorsqu'il avait sollicité l'aide du clan des Lacarme.
N'étant pas assez fatigué pour regagner sa chambre immédiatement, Gérald entreprit de faire plus ample connaissance avec Hylda et Petra, sans doute encore à l'ouvrage dans les cuisines.
Les deux femmes s'activaient à nettoyer et ranger la vaisselle lorsque le jeune homme fit irruption sur leur lieu de travail. Dès lors que l'invité de leurs maîtres parut, elles cessèrent leurs routines afin d'observer avec méfiance l'intrus. Petra, la cuisinière, semblait particulièrement surprise et embarrassée par la présence de Gérald. Ses cheveux blancs tirés en chignon et les nombreuses rides qui striaient son visage laissaient deviner l'âge avancé de la vieille femme, comparé à la timide domestique qui se tenait à ses côtés. Néanmoins, les yeux bleus de l'Allemande ne se défilaient pas dans la gêne, ce qui donnait une idée certaine du caractère fort qui l'animait. Sa subordonnée s'évertuait quant à elle à chercher une protection dérisoire auprès de son aînée.
— Navré de vous déranger, mesdames ! s'excusa avant toute chose Gérald. Comme vous le savez peut-être déjà, je suis ici sur demande de monsieur Kraemer afin de veiller sur sa famille. J'aurai pour cela besoin de votre contribution. Auriez-vous par hasard été, ces derniers jours, témoin d'un fait insolite ou étrange ?
Les femmes s'échangèrent un regard interloqué. Ce fut la plus ancienne qui entreprit de répondre.
— Pas autant que nous sachions, monsieur. Le domaine de Kreuzburg est un lieu paisible où il ne se passe pas grand-chose. Croyez bien que si nous remarquions ne serait-ce qu'un détail éveillant notre méfiance, nous en aviserions immédiatement nos maîtres.
Sans laisser transparaître la moindre once de doute dans ses affirmations, Petra s'exprimait avec la conviction des gens ayant vécu. La petite Hylda, elle, osait à peine regarder leur interlocuteur. Avec sa réserve habituelle, elle se rangeait naturellement derrière l'avis de sa collègue plus expérimentée dans l'art du mensonge. Car Gérald sentait que la cuisinière se méfiait de lui. Il décida toutefois de ne pas insister davantage. Si l'une d'elles avait quelque chose à lui confier dans un cadre plus confidentiel, elle saurait fort bien où le trouver. Toutefois, une question cruciale à laquelle les deux employées ne pourraient pas se dérober demeurait en suspens.
— Juste un détail, fit-il l'air le plus naturel du monde. Pourriez-vous me dire la raison qui a poussé monsieur Kraemer et sa femme à s'absenter ainsi. J'ai omis de le demander à mademoiselle Marion et je ne voudrais pas la déranger inutilement à une heure aussi tardive de la soirée.
Prudente, Petra pinça ses lèvres. Un tic ne trahissant que trop bien son malaise.
— Madame souffre de rhumatismes chroniques, répondit-elle d'une voix basse. Monsieur a donc décidé de l'emmener quelques jours en cure afin de lui permettre de se refaire une santé. Kreuzburg est un endroit charmant, mais le climat qui y sévit n'est guère clément pour les santés les plus fragiles, surtout en cette période de l'année.
— Je n'en doute pas, concéda Gérald satisfait. Je vous remercie de m'avoir accordé un peu de votre temps mesdames.
Sur ces mots, le jeune homme s'éclipsa des cuisines, laissant les deux femmes vaquer à leurs tâches. Petra lui avait révélé une information capitale quant à l'absence de Hans Kraemer. Tout indiquait que ce dernier ne s'était pas éloigné de son domicile pour une urgence. C'était sciemment qu'il avait choisi d'abandonner sa propre demeure, car il savait que le fils de son ami ne tarderait pas à venir ! Mais pour quelle raison le père de Marion aurait jugé bon d'agir ainsi ? Certains détails troublants, glanés jusqu'alors, formaient un puzzle complexe et difficile à assembler.
À l'image du reste de son corps, la perspicacité de Gérald commençait à subir l'altération néfaste provoquée par la fatigue du voyage. Cependant, tandis qu'il s'apprêtait à regagner sa chambre, il perçut distinctement l'atmosphère pesante des lieux, conscient des secrets cultivés jalousement par les gens du manoir. Pire, il éprouvait l'intime conviction que sa présence au manoir était loin d'être la bienvenue. Le comble pour quelqu'un comme lui qui n'avait accepté de se rendre en cet endroit austère que par sens du devoir ! Malgré le funeste pressentiment qui ne cessait de l'étreindre, la perspective d'une bonne nuit de sommeil lui parut soudain fort séduisante. À n'en pas douter, un peu de repos permettrait à son esprit embrumé d'y voir plus clair le lendemain.
Il s'engageait dans le large escalier menant aux étages lorsqu'un cri de terreur pure déchira soudain le silence nocturne. Une main en suspens sur la rampe de bois, le jeune homme cessa de respirer. L'inquiétant hurlement provenait du dehors, quelque part au-delà de la nébulosité du parc. Un hurlement de femme ! Sans réfléchir ni songer à se vêtir de son manteau, l'envoyé de la famille de Lacarme fit demi-tour et se précipita dans la gueule de la nuit hivernale, oubliant dans sa hâte de prendre une lanterne ou même un quelconque objet pour se défendre si nécessaire.
Le jardin était plongé tout entier dans une nuit froide à la noirceur d'encre lorsque Gérald franchit le seuil de la porte de sortie. Personne d'autre que lui dans le manoir ne semblait avoir entendu le cri strident.
Il entreprit d'avancer seul dans les ténèbres à la recherche de la personne ayant exprimé sa détresse de façon aussi effrayante. Les nuages grisâtres de la veille dissimulaient l'éclat lunaire de sorte que le Français regretta bien vite de n'avoir rien pris avec lui pour éclairer ses pas. À cela, un brouillard d'une densité rare empêchait de distinguer quoi que ce soit plus loin que ses pieds.
Malgré la visibilité réduite à peu de choses, Gérald progressa jusqu'à l'orée du parc qui cernait le domaine. Le hurlement féminin semblait provenir de cette direction bien qu'aucun indice ne pouvait étayer cette vague certitude. Avec prudence et tous les sens en alerte, il se fraya un chemin dans un parcours jalonné d'arbustes et de bosquets sauvages. Si quelqu'un se trouvait dans le domaine, sans doute ne tarderait-il pas à découvrir sa présence.
Le silence de la forêt alentour était dénué du moindre bruit d'animaux, de la plus infime brise dans les branchages, comme si une conscience invisible, méfiante, scrutait chacun des faits et gestes du jeune homme. De nouveau cette sensation de n'être qu'un intrus gênant ! Les branches mortes et humides craquaient sous ses pas, unique son qui osait troubler le calme lugubre.
Alors que ses yeux commençaient à s'habituer progressivement à l'obscurité, Gérald vit se profiler entre les arbres un improbable visage d'albâtre. Un faciès presque translucide, qui se détachait à quelques mètres à peine de lui dans les Abîmes insondables.
Il ne lui fallut guère plus d'un cillement avant de reconnaître Marion.
Elle se tenait immobile au milieu de la forêt glacée, tel un fantôme fragile et égaré. La vivacité de l'hiver provoquait des frissons en chacun des membres de Gérald, mais la demoiselle à la peau d'ivoire semblait, quant à elle, ne point ressentir les affres de la morsure de novembre. Sa robe sombre, qui dénudait avec audace ses épaules nacrées, se fondait harmonieusement dans les ténèbres. Cette toilette dérisoire faisait office d'unique protection contre la rudesse du climat extérieur. Comme si quelque urgence avait contraint la naïade nocturne à sortir du manoir sans prendre davantage de précautions.
— Marion ! s'écria Gérald tout en s'approchant d'elle.
La jeune femme tourna son regard en direction de la voix qui hélait son nom. Lorsque le Français rejoignit enfin la singulière beauté ainsi perdue dans la nuit et le froid, la première chose qu'il remarqua fut le vert de ses yeux qui dansait dans ses orbites telle une flamme impie. À l'intérieur du manoir, la magnifique hôtesse irradiait d'une puissante aura de séduction. Cependant, dans la nuit hivernale, il émanait de son charme une indicible malveillance.
— Mon Dieu ! Marion, mais que diable faites-vous ici à une heure pareille ? s'alarma son invité avec sincérité. Vous allez attraper la mort à rester ainsi !
Il ne savait comment agir en pareille circonstance. À la façon dont l'étrange bourgeoise le toisait, Gérald ne pouvait se défaire de l'inquiétante sensation d'avoir dérangé un prédateur sur son terrain de chasse. Malgré ses instincts l'incitant à la plus grande méfiance, il se rapprocha néanmoins de la jeune femme et la prit par le bras.
— Êtes-vous blessée ? s'enquit-il avec énergie. Il m'a semblé entendre un cri provenant de cette direction et je suis venu voir aussi vite que possible la raison d'une pareille clameur.
Marion ne répondit pas immédiatement, préférant comme elle en avait parfois l'habitude observer en silence son interlocuteur plutôt que se perdre en explications futiles.
C'est alors que Gérald nota un détail dont il connaissait la funeste signification : des volutes engendrées par la température glaciale s'échappaient de sa propre bouche à chacune de ses expirations. Des lèvres carmin et brillantes de la jeune femme, rien ; comme si ses poumons n'éprouvaient aucun besoin de respirer de l'air. Pas de respiration ! L'érudit avait lu bien trop d'ouvrages qui mentionnaient les raisons d'une pareille aberration pour ne pas se permettre d'en tirer une terrible conclusion. Comment avait-il pu rester si longtemps aveugle, lui le représentant de l'une des plus illustres familles œuvrant dans le domaine du vampirisme ? Ce teint, d'une blancheur diaphane qui faisait chavirer ses sens jusqu'au vertige, parut soudain au Français infiniment moins séducteur. Pour la première fois depuis son arrivée au manoir, lui était révélée la perversion ayant fait sienne Marion Kraemer. Une abjecte, horrible vérité ! Même la blondeur ondulée de cette dernière, ternie par la nuit, prenait des allures profanées. Car à présent, ses yeux voyaient enfin avec lucidité.
— Je suis chez moi, lui rappela la jeune femme d'une voix cristalline en parfaite harmonie avec la forêt silencieuse. Je vais où je veux, quand bon me semble.
Puis elle sourit, dévoilant par la même occasion sa dentition nacrée n'inspirant plus à Gérald qu'une peur à peine dissimulée.
— Et vous êtes venu ici, seul au milieu de la nuit, afin de voler au secours de quelque inconnu dont vous ignorez jusqu'au nom ? chercha-t-elle à comprendre sans que son visage ne se dépareille de cette expression de prédateur s'apprêtant à sauter sur sa proie. Hum, vous êtes bien plus courageux que vous en avez l'air.
La situation semblait beaucoup amuser Marion. Gérald, quant à lui, se sentait pris au piège. Au milieu des bois, abandonné en pleine nuit en compagnie d'une créature dont il mesurait la dangerosité. Une menace pour sa vie autant que pour son âme éternelle.
— N'ayez crainte, le rassura Marion, comme si elle lisait clairement dans chacune des pensées de son compagnon. Il n'y a nul autre péril ici que le froid hivernal, qui semble d'ailleurs vous mettre fort mal à l'aise, mon pauvre ami.
Et en effet, le visiteur français grelottait, pris dans un maelström de frayeur, de remord et de froid mêlés. Il fit pourtant une chose surprenante malgré sa méfiance : d'un geste il retira sa veste, unique et maigre rempart en sa possession contre la rudesse de l'hiver germanique, et déposa sans rien dire le vêtement sur les frêles épaules de la dame.
Les deux jeunes gens se dévisagèrent alors, plongeant chacun son regard dans les méandres insondables de l'âme de l'autre. Peur, doute, passion… Marion vit toutes ces nuances et plus encore étreindre le cœur de Gérald. Ce dernier, quant à lui, ne distingua dans l'océan d'absinthe le fixant que le gouffre sans fin d'une damnation immortelle.
— Nous ferions mieux de rentrer, suggéra Marion avec condescendance. Personne n'a vraisemblablement poussé le moindre cri sur le domaine. Ce que nous avons tous deux pris pour un hurlement ne doit être que le hululement d'un rapace nocturne rôdant dans les parages, rien de plus.
Gérald, trop troublé et nerveux pour contredire les suppositions de la maîtresse des lieux, se contenta d'opiner de la tête. Ils décidèrent ainsi dans un même élan de rejoindre la chaleur du manoir, Marion laissant toutefois le soin à son invité d'ouvrir la marche. Ce dernier crut bon de saisir la main de son hôtesse afin de la guider dans le sombre dédale végétal. Il ne put cependant réprimer un frisson au contact de sa peau glaciale. Lors de la brève traversée de la forêt, la jeune femme n'émit aucun bruit, comme si sa présence n'obéissait à aucune loi de ce monde. La lune, timide plus que jamais, préférait quant à elle rester cachée.
Une fois à l'abri de la demeure, dans le cadre raffiné du grand salon, les deux noctambules se rapprochèrent du feu qui crépitait dans l'énorme cheminée et s'installèrent chacun dans un fauteuil ; Gérald espérant insuffler un peu de chaleur à ses doigts gelés, Marion simplement attirée par la fascination qu'exerçaient sur elle les flammes ondoyantes.
Le jeune de Lacarme ne savait plus que dire ni que faire. Son père ou Paul, eux, auraient su comment agir en pareille circonstance. Curieusement pourtant, malgré les nombreuses erreurs et l'inadvertance dont il avait fait preuve jusqu'alors, il était toujours de ce monde, sans blessure aucune. Était-ce pour cela qu'il ne ressentait pas l'étouffante peur qu'il méritait d'endurer ? Pourquoi la proximité d'une créature dont il avait si souvent lu et étudié les exactions au cours des siècles passés ne lui inspirait guère plus d'effroi que les quelques tremblements qui couraient sur sa peau ? Ce fut à nouveau Marion qui brisa la première le silence gêné.
— Dans tous les cas, merci d'être ainsi accouru au secours de ce que vous avez pris pour un cri, dit-elle. Les gens prêts à risquer leur vie pour les autres sont une espèce rarissime de nos jours.
— Je vous l'ai déjà expliqué lors de mon arrivée, Marion. Je suis ici pour une raison simple : protéger les habitants de cette demeure ! Telle est la mission que m'a confiée mon père.
Sur ces paroles qui affirmaient sa détermination, Gérald replongea dans son mutisme, accaparé par le spectacle incandescent de l'âtre. De là où elle se tenait, Marion n'apercevait que le profil morose du jeune homme. Jamais elle n'avait croisé dans sa vie quelqu'un d'aussi complexe ; d'aussi tourmenté également. Ses traits étaient si beaux, les veines de son cou si saillantes ! La bourgeoise serra les dents jusqu'au sang afin de refouler les désirs haïssables qui la submergèrent tout à coup dans une vague bestiale. Après une lutte brève mais intense, sa volonté se révéla néanmoins la plus forte. Marion se dominait, la soif qui brûlait en ses entrailles ne s'emparerait jamais d'elle. Pas complètement en tout cas. Son compagnon, lui, ne s'aperçut à aucun moment du duel sans merci qui se déroulait à quelques centimètres à peine de lui. Un duel ayant pour enjeu sa propre survie !
Dès que les premiers bienfaits de la chaleur commencèrent à se faire ressentir sur son corps, Gérald se leva, obligeant Marion à rompre son observation captivée des flammes rouges et jaunes qui se reflétaient dans ses prunelles.
— Si vous le permettez, je monte à présent dans ma chambre, annonça-t-il d'une voix maîtrisée. Il me faut être prêt à affronter la journée de demain ainsi que les tâches qui m'attendent.
Marion se redressa à son tour et rendit au jeune homme la veste noire qu'elle tenait dans ses bras tel un trophée. Puis, toujours debout, elle suivit d'un regard triste son invité rejoindre l'étage. Une foule de sentiments contradictoires qu'elle n'avait pas éprouvés depuis bien longtemps se bousculaient en elle. L'ironie cruelle du destin fit monter dans sa gorge un irrépressible sanglot contenu avec grand-peine. Lorsqu'elle fut enfin seule au milieu du décor confortable du salon, avec pour unique compagnie le crépitement du feu, la jeune bourgeoise s'autorisa malgré tout à laisser libre cours à ses larmes. Cependant, au lieu de gouttelettes translucides, ce fut une fine traînée de sang écarlate qui vint souiller la pureté blafarde de son visage.