Ulrich tirait profit de l'épaisseur des ténèbres pour porter sans ménagement la proie abandonnée par sa maîtresse jusqu'à l'entrée de la crypte. Tandis qu'il courait à perdre haleine avec le fardeau jeté à même son épaule, une colère sourde faisait battre son sang dans ses tempes. Si l'obscurité n'avait pas été aussi dense cette nuit, peut-être ce maudit Français aurait-il eu une chance de l'apercevoir.

Transporter ainsi sa victime au travers de l'épaisse forêt et ses branchages n'avait rien d'une balade de santé. Marion avait fort heureusement pris l'initiative de détourner son attention au moment le plus propice. Marion… sa précieuse maîtresse… Cela le rendait malade de savoir celle-ci en compagnie de ce rustre étranger. Pourquoi ne se débarrassait-elle pas de ce parasite dès maintenant ? Ses puissantes mâchoires serrées, le majordome sentait monter en lui une rage destructrice.

Marion Kraemer lui avait promis la vie éternelle s'il la servait fidèlement. Privilège suprême, le sbire avait été pour cela autorisé à goûter au sang de la jeune demoiselle, précieux nectar ayant eu pour effet de décupler sa force comme jamais auparavant. De par le lien qui les unissait, elle était à présent un peu à lui. Personne, et surtout pas ce bellâtre guindé ne viendrait contrecarrer ses aspirations ! Il l'écorcherait de ses propres mains afin de le punir d'avoir osé poser ses yeux sur sa déesse d'albâtre ; il en faisait le serment !

Tout en ressassant de sombres pensées, le serviteur s'approchait des murs délabrés d'une très ancienne crypte abandonnée. Sur son épaule gisait une femme inconsciente d'une trentaine d'années. La partie tuméfiée de son visage témoignait de la violence avec laquelle on l'avait molestée pour la rendre inoffensive.

Elle n'était qu'une simple voyageuse, accompagnée par son époux, à la recherche d'un abri temporaire contre la rigueur de l'hiver. La pauvre âme, ignorante des maléfices qui sommeillaient au domaine de Kreuzburg, avait escompté demander le gîte pour la nuit. Un espoir naïf… À peine le couple s'était-il risqué dans le parc boisé encerclant le manoir qu'une ombre furtive au regard bestial avait fondu sur eux, sans semonce ni pitié aucunes. L'homme, impuissant face à la terrifiante rapidité de son agresseur, avait été le premier à succomber aux attaques de l'insaisissable créature. La femme avait alors laissé échapper un cri de pure terreur. L'éclair d'un instant avant de perdre connaissance, s'étaient révélés à elle les traits de leur formidable et silencieux assaillant : une jeune fille, fine et svelte, qui semblait flotter dans les airs embrumés tant son corps paraissait léger. Et son visage, masque de craie étincelant tel un mauvais présage au milieu des ténèbres ! Tandis qu'elle observait, médusée, ce spectre serti de deux prunelles émeraude se repaître de son compagnon, elle ne vit pas surgir des méandres de la forêt un homme blond ; un mastodonte qui lui avait asséné un coup d'une prodigieuse force au niveau de la tempe.

Alors qu'elle reprenait douloureusement conscience, l'inconnue sentit son bourreau se débarrasser d'elle comme si elle n'était qu'une vulgaire marchandise.

Ulrich jubilait d'une satisfaction fourbe. En jetant la voyageuse égarée dans les ténèbres insondables de la crypte, il s'était acquitté avec succès de la sinistre besogne que lui avait confiée Marion. Ce mausolée, témoin des temps anciens, dévoré par le lierre et la mauvaise herbe, se tenait suffisamment à l'écart du manoir pour que nul ne prête attention à ce qui pouvait s'y tramer. Sa jeune maîtresse se servait de l'antique sanctuaire pour dissimuler les cadavres que sa soif de sang ne manquait pas de laisser dans son sillage. Ce qu'elle ignorait par contre, c'était le jeu macabre auquel son majordome s'adonnait. Inspiré par quelques instincts sadiques, ce dernier avait cloîtré un molosse à l'intérieur de l'édifice mortuaire. Nuit après nuit, l'animal monstrueux recevait pour pitance ce qui restait des malheureuses victimes que lui jetait en pâture le domestique. Dans toute la démence de son acte ignoble, Ulrich ne prenait même pas la précaution de séparer la tête des corps afin de briser la damnation engendrée par la morsure néfaste de Marion. Le chien se nourrissait exclusivement de dépouilles de malheureux vampirisés. Quant à savoir l'abjecte aberration qu'un tel régime avait bien pu engendrer au long terme, le majordome ne préférait même pas y songer.

La brute en uniforme de service, indifférente aux hurlements d'effroi qui résonnaient à présent dans la crypte, soupira non pas de fatigue mais de frustration. Il lui restait encore à se débarrasser du corps de l'homme qui gisait quelque part sur une des clairières boisées du domaine. Sa maîtresse n'avait eu le temps de prélever qu'une partie infime de la ration de sang qui lui était nécessaire au quotidien. Quel gâchis !

L'image du Français ne cessait de hanter le domestique jusqu'à l'obsession. Alors, une idée dévoila soudain sur son visage l'esquisse d'un horrible sourire. La crypte et l'immonde créature charognard qui rôdait dans ses entrailles ténébreuses sauraient résoudre son problème, cela ne faisait aucun doute. Il se maudit de ne pas y avoir songé plus tôt. Dévoré vivant par un monstre des enfers ! Une punition à la hauteur de cet intrus prétentieux. Marion le remercierait de son initiative, oui ! Elle récompenserait son dévouement à sa juste valeur…

Revenant sur ses pas afin de récupérer le corps du voyageur égaré dans la nuit glaciale, Ulrich sentit une joie mauvaise monter en lui et réchauffer ce qui lui restait d'âme. Conséquence de cette exaltation soudaine, un ricanement morbide résonna au milieu de la forêt silencieuse nappée de brouillard, comme un mauvais présage qui adressait une mise en garde aux vivants.