Gérald dormit fort peu cette nuit-là. Malgré la fatigue pesant sur ses épaules et le mal de tête qui ne voulait pas lui laisser le moindre répit, il parvint à garder un œil attentif sur son environnement proche, prêt à voir surgir à tout instant la jeune bourgeoise au teint pâle. Mais rien. Aucune présence, aucun bruit ne vint troubler le silence écrasant de sa chambre.

Dans son insomnie, l'érudit avait eu tout le loisir de réfléchir à sa propre situation. Il se voyait contraint d'admettre que sa survie ne devait rien à une quelconque perspicacité de sa part. La vérité tenait en une seule certitude : il n'avait pas su percer à jour la nature véritable de Marion Kraemer alors que de nombreux détails n'auraient pas manqué d'alarmer tout autre que lui. Comment expliquer un pareil manque de discernement ? Il n'en avait pas la moindre idée. Ou plutôt si. Une seule explication ne cessait de s'imposer à son esprit depuis plusieurs heures : les sentiments ! Ce n'était rien d'autre que sa fascination éprouvée envers la jeune femme qui l'avait ainsi privé de tout esprit de déduction, de sa méfiance la plus élémentaire. Volontairement ou non, son hôtesse s'était arrangée pour lui tourner les sens, le rendant incapable de déceler promptement sa condition de mort-vivant. Il fallait dire que ce cas de vampirisme se distinguait de la plupart appréhendés jusqu'alors : Marion supportait la lumière du soleil, pouvait se mouvoir en journée comme n'importe quelle personne saine, rayonnait d'une vitalité authentique…

Toutefois, ces détails pour le moins surprenants n'excusaient en rien son laxisme. Il ne faisait aucun doute que son père serait terriblement déçu lorsqu'il apprendrait l'inexcusable incompétence de son fils. Toute une vie à étudier les êtres de la nuit pour être ainsi abusé par un représentant de leur engeance ! Non, s'il parvenait à se sortir de sa situation présente, il aurait décidément grand mal à se justifier auprès de l'homme qui incarnait pour lui un modèle.

Sur le lit de sa chambre, Gérald avait déballé tout un attirail d'objets destinés à repousser l'intrusion d'un vampire au sein même de la pièce : pieux, pistolet armé de balles en argent, crucifix et eau bénite… Précaution qui se révéla inutile en fin de compte.

Lorsque l'aube pointa ses premiers rayons, épuisé, il se décida à faire sa toilette avant de descendre. Il ne savait toujours pas comment il allait résoudre le problème qui se posait à lui. Son devoir était de protéger la famille Kraemer alors que le mal couvait déjà dans le sang d'un de ses membres. Il n'avait qu'une certitude : l'agitation que Marion avait semée en lui dès son arrivée au manoir. Comment diable allait-il faire pour planifier la destruction de quelqu'un qu'il… non ! Le mot hantait son esprit, mais il n'osait le formuler clairement, même dans l'intimité de ses pensées. De l'affection ? Était-ce réellement de l'affection qu'il éprouvait pour une âme damnée qu'il connaissait à peine ; pire, qu'il était censé combattre ? Ridicule ! Il devait tout tenter pour chasser cette ignominie de sa raison. S'éprendre d'un vampire signerait le déshonneur de sa famille et jetterait la honte sur son père.

Une fois rasé de près, il se fixa longuement dans le miroir de la salle de bain. Avec dureté. Il avait l'habitude de dissimuler ses sentiments, enfouir ses passions. Ignorer son besoin d'amour. Une fois encore, il réussirait à donner l'illusion de n'être rien de plus qu'une enveloppe vide dénuée d'âme. Il n'entraînerait pas les siens dans sa déchéance. La mission que son père lui avait confiée ; il ne devait penser qu'à elle et rien d'autre !

Sans réfléchir, il se vêtit du même costume noir que la veille, prenant juste la peine de changer sa chemise et de nouer une cravate couleur lavande surmontée d'une épingle en or. Il lui restait un problème majeur à résoudre avant d'envisager quelque action que ce soit : Charlotte Kraemer ! Il devait constater par lui-même dans quelle condition se trouvait la jeune femme qu'il n'avait pas encore eu l'occasion de contempler de ses propres yeux.

Ignorant quelle chambre abritait la malade, Gérald descendit quérir l'aide d'un des domestiques pour le guider, après avoir tout de même glissé par prudence son crucifix en argent dans la poche intérieure de sa veste.

Alors qu'il pénétrait dans l'un des salons jouxtant la grande salle à manger, sorte de confortable petit boudoir baigné d'une agréable chaleur et pourvu d'un mobilier aussi luxueux que splendide, Petra et Marion Kraemer lui apparurent. La cuisinière s'affairait à disposer du chocolat, des biscuits et du café chaud sur un guéridon nappé de dentelle pour le petit déjeuner. La maîtresse des lieux, assise sur un étroit divan de velours pourpre et jaune, concentrait quant à elle son attention sur un travail de broderie déjà fort avancé. Ses yeux verts se levèrent de son ouvrage dès que le jeune français s'introduisit dans la pièce. Il se dirigea d'un pas décidé en direction de son hôtesse et lui fit face de toute sa hauteur :

— Marion, il me faut à présent rendre visite à Charlotte, rappela Gérald à la jeune femme en fixant sa beauté faïencée d'un air intransigeant. Pourriez-vous avoir l'obligeance de me dire où se trouve sa chambre, s'il vous plaît ?

La bourgeoise au grain de peau nacré, plus belle que jamais dans la lumière du petit matin, posa la broderie sur ses genoux. L'indéfectible collier or et turquoise qui ornait son cou étincelait tel un précieux artefact, donnant ainsi un peu plus de pureté à la perfection cristalline de ses traits. Une imperceptible hésitation parut se bousculer en elle. Mais son regard félin ne tarda pas à retrouver l'inébranlable confiance qui la caractérisait, empreint de cet air supérieur propre aux gens de la haute société.

— Bien entendu, convint Marion d'un ton badin. Mais avant cela, vous prendrez certainement une tasse de chocolat ou de thé, n'est-ce pas Gérald ?

L’érudit éprouva à nouveau cet étrange sentiment de complicité entremêlé de fierté lorsque la jeune femme prononça son prénom. Il chercha désespérément à déceler un indice à même de trahir la perfidie dans sa voix, une once infime qui mettrait à jour sa nature démoniaque. Mais il ne transparaissait dans ses paroles rien d'autre que les manières délicates et quelque peu arrogantes d'une héritière fortunée. Où, dans ce faciès angélique, pouvait se dissimuler le monstre avide de sang contre lequel il était censé lutter ? En quoi cette créature sublime de sensualité et de douceur s'apparentait-elle aux menaces obscures qu'il avait si longuement étudiées ? Un piège, cet étalage de beauté n'était rien d'autre qu'un piège destiné à duper sa méfiance ! Ses plus intimes convictions ébranlées, Gérald ne savait guère plus à quel saint se vouer.

Il prit place sur l'un des sièges à sa portée et accepta la tasse de chocolat fumante que lui proposait Petra.

— Mon père m'a expressément confié la protection de votre famille, Marion. Quoi qu'il arrive, quoi qu'il m'en coûte, je suis déterminé à mener à bien ma tâche.

— Je compte donc sur vous pour veiller à ma sécurité, plaisanta la jeune femme au charme hypnotisant.

Gérald fit comme s'il n'avait pas entendu la minauderie.

— Marion, cela n'a rien d'un jeu. Votre sœur… souffre-t-elle du même mal que vous ?

Gérald avait osé aborder d'entrée le sujet à bras le corps. La demoiselle assise face à lui se rembrunit immédiatement à cette question. Des éclairs de colère fusèrent au travers de son regard pénétrant.

— Me considérez-vous donc malade ? s'étonna Marion soudain vindicative. Ne plus avoir à se préoccuper du temps ravageur et de la mort latente en chacun de nous n'est-il rien de plus qu'une tare à vos yeux savants ? 

Une aura étrangement glaciale, comme un souffle provenant d'outre-tombe, émana brusquement de la jeune personne aux traits finement sculptés. Statue de marbre mue par le don de parole, elle semblait être à cet instant bien au-delà des notions habituelles de bien ou de mal. Sa mine inquisitrice ne souffrait aucune contestation quant à la logique qu'elle défendait.

— Vous éludez ma question, lui fit remarquer Gérald sans se laisser démonter. Je connais le mal indicible qui vous ronge et il m'est, hélas, impossible à présent de sauver votre humanité. Mais je peux encore aider votre sœur. Comprenez donc ce que j'essaye de vous expliquer ! Pour vos parents et l'amour que vous portez à Charlotte.

— Vous parlez d'elle comme si vous la connaissiez, s'emporta Marion, la perfection figée de son visage brusquement contrariée. Savez-vous le lien qui nous unit toutes les deux depuis l'enfance ? Êtes-vous certain de savoir ce qui est bien ou pas pour son bonheur ? 

Furieuse, la jeune bourgeoise s'était levée en faisant tomber à terre sa broderie. Gérald, assis dans son fauteuil, demeurait imperturbable, simulant un calme qui n'avait de réalité qu'en apparence. Au fond de lui, se déchiraient peur, tristesse et frustration.

Petra s'était retirée du salon avant que la dispute n'éclate. C'était la pauvre Hylda qui officiait à sa place au service du petit-déjeuner. Mais alors que cette dernière se baissait pour ramasser le travail de dentelle de sa maîtresse, elle s'écroula soudain, vaincue par une faiblesse trop longtemps ignorée.

Sans attendre, le Français quitta son siège pour venir à son secours. Lorsqu'il passa sa main derrière la nuque de la domestique pour l'aider à reprendre son souffle, il put constater combien son teint était d'un blême maladif. Son extrême lividité, de mauvais augures, ne correspondait en rien avec la blancheur laiteuse qui illuminait Marion. Cette dernière observait la scène en retrait de quelque pas, sans bouger ni prendre la peine de s'avancer. Les yeux de la servante étaient quant à eux cernés de noir, témoignage manifeste du mal invisible qui couvait en elle.

— Libre à vous d'essayer de venir aussi en aide à cette pauvre âme, remarqua Marion en désignant la domestique inconsciente. Lorsque vous serez prêt, Petra vous conduira à la chambre de ma sœur. Mais parviendrez-vous à sauver toutes les personnes qui vivent entre les murs de cette maison ? Êtes-vous seulement prêt à faire le nécessaire pour éradiquer ce que vous nommez le mal ?

Gérald, trop préoccupé par le malaise de l'employée, ne releva pas le sarcasme de la maîtresse des lieux. Il inspecta prestement certaines parties du corps inerte et remarqua au premier coup d'œil les traces de morsures dont la malheureuse avait été victime la nuit précédente. Son cou ainsi que ses poignets portaient les stigmates caractéristiques des victimes de vampires. La relative fraîcheur des marques rassura l'érudit quant à la gravité de l'état de santé de la jeune femme. Une seule nuit, ou même deux, n'était pas suffisante pour craindre une quelconque dépendance au baiser vampirique. Ou pire, d'encourir le risque d'engendrer une transformation irréversible. N'en demeurait pas moins que la faiblesse qui accablait la fille était des plus inquiétantes.

Gérald prit le corps menu dans ses bras et fit mander Petra pour qu'elle le guide jusqu'à la chambre. Une fois cette dernière installée dans son lit, il mit à nu les parties de la peau comportant les meurtrissures, toujours sous le regard inquiet de la vieille cuisinière. Hylda souffrait d'une anémie foudroyante due à la perte subite d'une grande quantité de sang, ce qui avait eu pour résultat de la terrasser.

Gérald fit aller chercher sa mallette. Une fois en possession de son matériel, il désinfecta les empreintes irritées avec un mélange d'alcool et d'eau bénite. C'était la première fois qu'il se trouvait seul en charge d'une victime souillée par un non-mort, vidée de ses forces. Sans son père pour superviser le bon déroulement des soins ou son frère Paul pour l'assister. Même s'il connaissait par cœur le procédé pour purifier la jeune domestique alitée, l'angoisse d'échouer ou de commettre un impair le tenaillait sans relâche.

Sa sacoche personnelle contenait une pommade de sa fabrication, confectionnée à base de concentré d'ail. La composition du produit pouvait prêter à sourire, mais les nombreux témoignages qu'il avait recueillis dans d'authentiques récits affirmaient que la fleur d'ail possédait d'indéniables vertus curatives sur les maux d'origine maléfique, dont faisait partie entre autres l'étreinte du nosferatu.

Il appliqua l'onguent le plus délicatement possible sur les morsures, sentant la jeune fille frémir de douleur à chacun de ses passages sur les plaies. Courageuse, elle demeura d'une docilité exemplaire malgré sa souffrance entremêlée de frayeur, et ne laissa échapper à aucun moment le moindre gémissement plaintif.

Une fois le traitement appliqué, Gérald prit quelques minutes pour ausculter les yeux et le pouls de la jeune convalescente. Lorsqu'il eut enfin terminé son examen, il s'efforça de lui renvoyer un sourire qui se voulait rassurant en lui tapotant doucement la main.

— Vous ne courez aucun danger, conclut Gérald tout en rangeant ses affaires dans sa mallette. Quelques jours de repos ainsi que des repas le plus copieux possible sont encore les meilleurs des remèdes pour vous remettre d'aplomb. Mais d'abord, si vous voulez bien, nous devons parler.

Le jeune français n'aimait guère converser ouvertement de manifestations surnaturelles, surtout quand son interlocutrice ne se trouvait pas dans les meilleures dispositions pour discuter. Il insista néanmoins pour qu'Hylda lui décrive avec la plus grande minutie ce qui lui était arrivé la nuit passée. Elle s'exécuta donc, mentionnant le trouble de sa rêverie, la porte trouvée ouverte à son réveil ainsi que les marques étranges qui souillaient sa peau. Lorsque la pauvre fille eut terminé son récit, Gérald n'avait plus le moindre doute quant à l'implication de Marion dans l'anémie soudaine de sa domestique. Petra, qui avait également entendu le témoignage dans son intégralité, se gardait quant à elle de prononcer le moindre commentaire, mais les traits tendus de son visage parsemé de rides suffisaient amplement à exprimer toute l'horreur qu'elle ressentait à ce moment-là.

— C'est parfait, dit Gérald à sa malade. Je vous remercie de votre aide. À présent, une dernière recommandation de la plus haute importance…

Gérald se leva du lit sur lequel il était assis et vint se placer devant l'unique fenêtre de la chambre, lieu idéal pour embrasser du regard les deux employées suspendues à ses lèvres.

— Vous devez partir d'ici dès que possible, décréta-t-il d'une voix grave. Fuir comme l'ont fait Hans Kraemer et sa femme loin du manoir. Du moins jusqu'à ce que j'ai terminé mon travail ici.

— Fuir ? bredouilla Petra. Mais pour quelle raison ?

Une ombre d'exaspération passa dans le regard de Gérald.

— Êtes-vous donc aveugle ? Ne voyez-vous pas la sinistre menace qui plane sur vous au sein du domaine de Kreuzburg ? Monsieur Kraemer a sollicité l'aide des miens car un mal obscur rôde dans les parages ainsi que sur sa famille. Lors de mon arrivée, j'étais bien loin de me douter ce à quoi je m'attaquais. Que le fléau contre lequel j'étais censé m'opposer avait investi certains membres de cette maison. Rester ici une nuit supplémentaire peut signifier pour vous la damnation éternelle… ou pire encore.

Les deux femmes se jetèrent mutuellement un regard effrayé. Hylda ne put retenir ses larmes, Petra quant à elle conserva sa pondération habituelle malgré la terreur qui était maintenant sienne. Gérald eut la conviction alors que la cuisinière, pleine de cette inébranlable dignité qui caractérisait les gens de son pays, nourrissait des doutes depuis un certain temps déjà sur ce qui se tramait entre les murs du manoir, ainsi que sur la nature véritable de sa jeune maîtresse. Sa réponse ne fit qu'illustrer les soupçons que le jeune homme fondait à son égard.

— Je suis trop vieille pour me retirer ainsi d'un foyer pour lequel je me dévoue depuis des dizaines d'années, monsieur. Je mettrai la petite hors de danger si vous jugez cela nécessaire mais quant à moi, mon destin est étroitement lié aux habitants de cette demeure.

— Alors il en sera ainsi, concéda le Français. Voudriez-vous à présent avoir l'obligeance de me conduire auprès de Charlotte, s'il vous plaît ? Je n'ai pas eu l'occasion depuis mon arrivée de m'entretenir avec elle et je pense qu'il est temps de remédier à ce manque de politesse de ma part.

Petra accepta de guider Gérald jusqu'à la malade au travers du dédale de couloirs et de pièces que constituait le manoir. Lorsqu'ils s'arrêtèrent devant la porte de la chambre de Charlotte, la vieille femme se tourna vers l'invité de ses maîtres. La lumière du jour ne filtrait qu'avec parcimonie à l'intérieur de l'immense demeure, créant un éclairage terne qui accentuait d'avantage encore l'expression maussade de l'employée.

— Vous avez sans doute remarqué combien nous sommes peu à travailler dans une habitation pourtant aussi vaste que celle de Kreuzburg, signifia la cuisinière. La raison est que nombreux sont ceux qui refusent de s'éloigner autant des villes, même pour un salaire confortable. Lorsque certaines rumeurs dérangeantes commencèrent à circuler sur le domaine et ses occupants, beaucoup de membres du personnel choisirent de déguerpir sans demander leur reste. La fidélité est une notion inconnue à bien des gens, surtout à notre époque…

La vieille femme ne trouvait ses mots qu'avec grande difficulté. À l'abri des oreilles indiscrètes, elle désirait apparemment faire passer à Gérald un message qui lui tenait particulièrement à cœur.

— Les gens de cette famille m'ont toujours traitée avec respect, continua Petra. C'est en réalité la seule famille que j'ai jamais vraiment connue. J'ai vu grandir Marion et Charlotte lors de leur enfance à Hambourg. J'ai également assisté aux prémices du mal qui les ronge à présent. Monsieur de Lacarme, je ne vous connais que très peu, mais je vous en supplie, venez-leur en aide ! Sauver l'âme de ces pauvres filles, je vous en conjure !

Gérald resta gêné et sans voix devant la fidélité de Petra. Il aurait voulu trouver à dire quelques paroles apaisantes à la vieille femme piteuse qui maintenant l'implorait, mais la gravité de la situation l'obligea à ne faire aucune promesse hasardeuse.

— J'ai l'intention de faire mon possible pour sauver cette famille, rassura-t-il Petra avec ses sanglots contenus. Aidez la jeune Hylda à quitter le domaine pendant que je m'occupe de Charlotte, voulez-vous ?

Sans conteste, les gens qui connaissaient bien Gérald étaient unanimement d'accord pour dire que sa principale qualité tenait en son sens de l'écoute ; en cela et aussi en sa capacité à apaiser les personnes de son entourage lors des moments difficiles. La cuisinière âgée sembla percevoir la bonté de celui-ci lorsqu'elle croisa son regard d'un bleu limpide et décidé. Elle s'éloigna du jeune homme en lui concédant un faible sourire et en tamponnant d'un mouchoir brodé ses yeux noyés de larmes.

Gérald se retrouva ainsi seul devant la porte de la chambre de Charlotte. Il est souvent difficile de savoir quelle attitude adopter en présence d'une personne malade. L'érudit décida d'agir avec naturel et convenance, comme à son habitude. Il frappa trois coups légers puis, voyant que personne ne l'autorisait à entrer, décida de pénétrer malgré tout à l'intérieur de la pièce. Ce fut une semi-pénombre étouffante qui l'accueillit. Les volets et rideaux tirés ne laissaient filtrer presque rien de la lumière du dehors. Une respiration extrêmement faible lui parvint bientôt au milieu du silence révérencieux qui régnait en seul maître. Comme tout le reste du manoir, la chambre faisait preuve d'un grand faste dans sa décoration, avec ses commodes style Renaissance, l'armoire imposante qui veillait telle une sentinelle dans un coin de la pièce et quelques tableaux de collection, pour la plupart des scènes extraites de versets bibliques.

Le lit à baldaquin, prison de solitude au voile de dentelle, retint son attention. Il fut obligé de s'approcher de quelques pas supplémentaires car de là où il se tenait, il lui était impossible de distinguer la personne alitée. Lorsqu'il arriva au chevet de la malade, Gérald souleva le tissu d'une finesse transparente. Il découvrit une jeune femme en tout point semblable à Marion, à l'exception de la maigreur qui saillait sous sa peau et de son teint maladif. Une pâleur funeste qui venait ternir la beauté de la pauvre fille. Charlotte et Marion Kraemer étaient jumelles ! Gérald prit alors conscience du peu d'éléments qu'il connaissait en réalité au sujet de la famille qui l'accueillait.

Avec ses paupières closes et ses longs cheveux blonds éparpillés sur l'oreiller, la jeune femme paraissait sortir d'un conte des frères Grimm. Ses traits ressemblaient exactement à ceux de sa sœur, la splendeur insolente de cette dernière en moins. Avec ses pommettes ciselées, son visage faisait preuve dans la souffrance d’une grande sérénité. On pouvait déceler rien qu'en l'observant la sagesse qui régissait sa vie de tous les jours. Un charme discret mais bien présent émanait de la belle endormie, malgré la tristesse de sa situation. Sa peau, d'une blancheur livide qui trahissait son état de santé moribond, ne laissait que peu de doute quant aux raisons du mal invisible qui la rongeait. Il s'agissait de la même anémie ayant frappé Hylda un peu plus tôt dans la matinée, à un stade néanmoins bien plus avancé.

Gérald ignorait si un médecin s'était à un moment donné penché sur son cas, mais il n'avait de toute évidence pas su faire preuve d'une grande efficacité. En s'asseyant aux côtés de Charlotte, il s'aperçut très vite qu'elle était condamnée. À vue d'œil, il ne lui donnait guère plus d'une ou deux journées de sursis, pas au-delà.

Alors qu'il se saisissait avec une délicatesse infinie d'un des fins poignets de la mourante afin de vérifier son pouls, il constata sur sa peau des traces de morsures similaires à ceux de la domestique, mais n'ayant même pas fait l'objet d'un soin quelconque. Pas de pansement ni de désinfection sur les plaies, rien ! Depuis plusieurs jours, on délaissait la malade au seuil d'un sordide trépas.

Faisant soudain fi de son mal de tête et des doutes qui le tourmentaient, Gérald laissa une colère sourde monter en lui. Charlotte aurait certainement pu être sauvée si quelqu'un lui était venu en aide plus tôt, au lieu de la laisser s'enliser ainsi dans un abîme pire que la mort.

Tandis que la maîtrise de ses nerfs ne tenait qu'à un fil, la première chose qu'il entreprit fut d'ouvrir rideaux et volets afin qu'un peu de lumière vienne repousser l'obscurité néfaste de la chambre. Ensuite, se maudissant lui-même ainsi que tous les résidents du manoir, il alla déballer les instruments que contenait sa mallette pour s'organiser un espace de travail. Il n'était plus question pour l'érudit de tergiverser. Pour requinquer la vitalité dangereusement déclinante de la malade, seule la méthode Landsteiner, encore au stade expérimental, paraissait encore à même d'apporter une lueur de salut. En son for intérieur, il savait ne plus pouvoir sauver la vie humaine de Charlotte. Néanmoins, il lui était-il encore possible de tout tenter afin de préserver l'âme innocente de la jeune femme d'une damnation malfaisante. Car c'était cela l'enjeu du défi imposé par Marion : celle-ci projetait d'entraîner sa sœur jumelle dans l'immortalité perfide qui était sienne. Et Gérald ne pouvait décemment pas se résoudre à pareille hérésie.

Peut-être à cause de la présence de l'inconnu dans sa chambre, peut-être en raison de l'apparition soudaine de lumière, la jeune femme finit par ouvrir doucement les paupières. Gérald rejoignait son chevet armé d'un stéthoscope et d'un assortiment d'instruments nécessaires pour pratiquer la transfusion. Lorsqu'il s'aperçut de l'éveil de la fille anémiée, l'érudit sentit faiblir une partie de sa frustration.

Charlotte Kraemer regardait dans sa direction d'une façon vague, peu précise. En fait, l'hésitation dans ses réflexes optiques était ceux d'une personne atteinte de cécité. Dès lors, Gérald prit conscience que cette jeune demoiselle à l'aspect charmant, qui méritait comme n'importe quelle autre femme de son âge une vie heureuse et pleine d'espérance, était non-voyante. Un joli vert délavé illuminait pourtant ses pupilles aveugles aux longs cils, lui donnant un air si pur et innocent qu'il aurait pu aisément inspirer le moins talentueux des artistes. 

— Qui êtes-vous ? demanda la jeune femme d'une voix à peine audible. Êtes-vous médecin ?

— Non, répondit Gérald. Pas vraiment. C'est votre père qui a mandé mon aide. Je suis en quelque sorte un… ami.

Le Français s'assit au bout du lit afin d'instaurer entre la demoiselle plus faible que jamais et lui une relation de confiance.

— Charlotte, je me nomme Gérald de Lacarme. Mon père et le vôtre étaient amis autrefois ; c'est pour cette raison que je suis ici : pour aider votre famille, et vous en particulier.

Gérald s'exprimait à voix basse, comme s'il partageait un secret qui devait rester protégé à tout prix. Son timbre grave était pourtant empreint d'une gentillesse attentive qui se voulait rassurante.

— Ma spécialité touche aux domaines occultes : fantômes, réincarnation, mauvais sort, vampirisme…

— Vous êtes venu à cause de ma sœur, n'est-ce pas ? l'interrompit Charlotte pleine de perspicacité. Vous êtes au fait de sa véritable nature.

Ce n'était pas une question mais une remarque. Même dans la maladie, la jeune bourgeoise possédait indéniablement certains traits du caractère fort de sa jumelle.

— Oui, admit l'érudit. Et je sais également qu'elle vous fait beaucoup de mal, peut-être pas consciemment, mais par la seule damnation qui est sienne à présent. Marion ne perçoit plus le monde et ses obligations telles que nous. Elle obéit à des instincts incompréhensibles pour la plupart des mortels et des gens doués de raison. 

Charlotte, son regard menthe perdu dans le vague, tendit une main famélique et tremblante en direction de son visiteur. Gérald se saisit d'elle et l'étreignit avec chaleur, d'une tendresse nullement calculée.

— Ma sœur n'est pas quelqu'un de mauvais, Gérald. Elle n'agit qu'en pensant faire le bien. Elle a toujours réglé sa vie sur les aléas de ma santé précaire. Car bien que nous soyons jumelles, notre constitution physique n'a rien en commun. Marion est une fille pleine de vie, curieuse et dynamique. En ce qui me concerne, c'est tout le contraire. Aveugle de naissance, une faiblesse maladive ne cesse de me poursuivre depuis ma venue au monde. Mon cœur est d'une déficience pathétique, tout comme la qualité de mon sang. Alors que ma sœur est avide de sorties mondaines et de spectacles, je ne trouve quant à moi plaisir que dans l'intimité de ma chambre où musiques et rêveries m'aident à vaincre ma solitude. La chimère artistique est encore pour certaines personnes le meilleur moyen d'évasion possible.

— Je peux comprendre cela, acquiesça Gérald en souriant avec tristesse, bien que la jeune femme ne pouvait contempler son visage.

— La gémellité est une chose merveilleuse et étrange, poursuivit Charlotte. Bien que Marion aurait pu envisager la vie qu'elle désirait sans restriction aucune, elle a choisi, par amour fraternel ou peut-être par pitié, de me soutenir dans mes épreuves et ma souffrance quotidienne. Elle fut durant toutes ses années à la fois mon amie, mes yeux et ma confidente sans jamais songer à m'abandonner. Longtemps je représentai un fardeau pour son avenir, jusqu'au jour où elle décida de me prouver son affection absolue. Afin de soigner ma cécité et me rendre une vitalité neuve, elle entreprit de se rapprocher de certains milieux peu orthodoxes.

— Quel genre de milieux ? demanda Gérald plus qu'intéressé.

La jeune fille aux lèvres craquelées aussi livides que sa peau prit un air hésitant.

— Elle s'intéressa, un peu à votre image, aux domaines touchant à l'occultisme et à la magie. Elle cherchait alors un moyen d'augmenter mon espérance de vie. C'est ainsi qu'elle découvrit la notion de vampirisme et l'immortalité qui en découlait. Ce fut le début pour elle d'une longue et terrifiante déchéance dans les ténèbres.

— Elle est entrée en contact avec un vampire ? s'étonna le visiteur qui n'en croyait pas ses oreilles. De son plein gré ?

— Ce fut plus compliqué que cela, précisa Charlotte. Jeune femme du monde et appréciée par la communauté galante du tout Hambourg, elle mit à profit ses nombreuses relations pour multiplier les contacts avec des gens pour le moins étranges. D'après les bribes que Marion a bien voulu me révéler au sujet de son expérience, elle accepta un jour de se porter volontaire pour une cérémonie des plus curieuses. Des érudits, sans doute pas si éloignés de vous et de votre famille, lui proposèrent de se livrer volontairement à l'étreinte d'un vampire dans le cadre de leur société secrète. À la suite de cette fameuse soirée interdite, sa quête prit fin tandis que commençait pour elle une existence nouvelle et enténébrée.

Des larmes commencèrent à humidifier les yeux de la jeune malade qui ne pouvait fixer que le néant.

— Et tout cela à cause de moi. Je suis l'unique responsable de la malédiction qui tourmente ma sœur. Il m'est impossible de la médire ou lui faire quelque reproche que ce soit.

— Mais que désirez-vous réellement Charlotte ? s'enquit Gérald. Laisser Marion agir à sa guise signifie entraîner irrémédiablement votre damnation éternelle ainsi que faire peser un danger supplémentaire sur les membres de votre famille. L'idée de vous égarer au cœur d'une nuit sans fin ne vous révulse-t-elle pas ? Êtes-vous prête à concéder votre âme pour la vague illusion d'une amélioration de votre existence ?

— Vous ne comprenez pas ! protesta faiblement Charlotte au milieu de ses faibles sanglots. Je ne veux pas devenir à l'image de Marion. Mon seul désir était de profiter du restant de mes jours le plus normalement possible, sans nuire à qui que se soit. Et en compagnie de ceux qui me sont chers…

Rassuré quant aux aspirations de la jeune femme, il restait néanmoins pour Gérald à éclaircir un dernier point.

— Et vos parents ? Pourquoi ne sont-ils pas restés vous veiller ? Pourquoi vous avoir laissée ainsi à votre triste sort, sans personne pour suivre l'évolution de votre état ?

— Ma mère devenait folle de tourner en rond dans ce manoir, répondit Charlotte, épuisée et serrant un peu plus fort la main de l'homme à ses côtés. L'éloigner devint une nécessité impérative afin de préserver sa santé physique et mentale. Avant cela, mes parents, et surtout mon père, ont fait tout ce qui était humainement possible pour tenter de comprendre le changement si brutal de ma sœur ainsi que la disparition régulière de certaines personnes de notre entourage. Marion est tombée malade un peu avant que nous ne déménagions de Hambourg. Comme moi aujourd'hui, elle était en proie à une anémie foudroyante. Puis un jour, alors qu'elle se trouvait aux portes de la mort, elle recouvra comme par miracle son énergie et son appétit de vivre. Entre nous, je crois que nos parents décelèrent bien vite le changement insidieux s'étant opéré chez leur fille. Nous vînmes tout de même nous installer ici, au domaine de Kreuzburg avec le vague espoir d'une amélioration. Cependant, la situation n'a depuis cessé de se détériorer, inexorablement.

— Vous laisser ainsi seule n'est pas excusable, persista Gérald. Mais oublions cela. Ce qui compte à présent, c'est de s'occuper correctement de vous. La médecine traditionnelle n'apporte pas toujours une réponse à tout. Il arrive parfois que le salut se trouve ailleurs, dans des pratiques peu communes.

Un sourire discret éclaira le visage de la jeune femme aveugle tandis que Gérald lâchait à regret sa main pour se saisir de ses instruments.

— Pratiquez-vous la sorcellerie ? demanda Charlotte avec une irrésistible candeur. J'ai entendu beaucoup d'histoires sur la magie et les sorts. 

La question fit rire le Français de bon cœur. La première fois depuis fort longtemps.

— Grand Dieu, non ! Je ne suis pas un sorcier et encore moins un enchanteur. Je suis un fervent adepte des sciences et de la logique. Néanmoins, de par l'éducation et les valeurs qui m'ont étaient transmises, mon esprit est plus apte à accepter certaines vérités cachées que ne le sont d'autres, voilà tout.

Fatiguée par la conversation, Charlotte avait fermé les yeux, ne laissant que la faible respiration qui émanait de sa poitrine témoigner de la présence de son âme en ce monde. Car ainsi allongée dans son lit aux draps d'une blancheur immaculée, tout en elle inspirait la vision d'une belle défunte reposant dans son linceul. Concentré, l'érudit mit en place sans attendre de quoi effectuer une transfusion urgente. Il préleva tout d'abord une grande quantité de son propre sang. Cela le fit se sentir très fébrile, mais ne ralentit en rien la détermination qui l'animait.

— Je vais vous transfuser mon propre sang, prévint-il sa jeune patiente tout en préparant l'aiguille et le garrot. Vous ne sentirait presque rien et cela vous redonnera sans doute un regain de force.

— Je vous fais confiance, murmura Charlotte sur le point de sombrer progressivement dans un sommeil diurne. Allez-y donc !

Fort de cette approbation, Gérald perça le plus délicatement possible de son aiguille l'une des veines bleuies saillantes sur l'avant-bras de l'intéressée. Son propre sang commença alors à s'écouler instantnément en la malade livide. Il profita ensuite du temps nécessaire à la transfusion pour désinfecter les morsures malsaines et appliquer son baume sur la surface souillée des stigmates. Ses gestes étaient précis, empreints d'une volonté sans faille. Cela fait, l'expert en vampirisme sortit la Bible de sa sacoche avec un paquet d'hosties. Il répartit ces dernières tout autour du lit ainsi que sur le rebord de la fenêtre, devant la porte et entreprit ensuite de réciter quelques versets du texte sacré.

Le but du rituel consistait à empêcher Marion de pénétrer dans la pièce. Une tentative censée être répulsive en laquelle Gérald ne plaçait guère d'espoir. Cependant, au point où en était la situation, il ne pouvait se permettre de négliger la moindre protection éventuelle. Pour finir, il cloua au-dessus du lit de la demoiselle un crucifix de bois. Son père avait souvent précisé, lorsque ce dernier faisait récit de certaines de ses expériences, que cet objet anodin pouvait freiner l'ardeur des vampires sensibles aux symboles religieux. Au fond de lui, le jeune homme doutait fort que ce genre de simagrée puisse avoir un quelconque effet répulsif sur une personne aussi instruite et intelligente que Marion. 

S'occuper de Charlotte accapara Gérald jusqu'à la fin de l'après-midi. Lorsqu'il jugea avoir fait le nécessaire pour prodiguer les soins de première urgence à la fragile bourgeoise, il prit une des chaises de bois qui meublait la chambre, s'y assit et réveilla doucement la malade livide. Bien que la transfusion semblât avoir ravivé quelques couleurs sur ses joues ternes, son teint demeurait d'une pâleur inquiétante.

— Je vais passer la nuit à vos côtés, avertit Gérald. Les prochaines heures vont se révéler décisives quant à l'amélioration de votre santé. L'anémie se soigne habituellement fort bien, mais cette fois, hélas, l'importante perte de sang qui vous a été infligée ces dernières nuits a aggravé le mal de façon disproportionnée. Perdre davantage de votre fluide vital vous serait sans nul doute fatal, il faut donc éviter à tout prix qu'une telle chose se produise à nouveau. Ne vous préoccupez seulement que de boire, manger et vous reposer, je me charge du reste.

Il se garda de dire à Charlotte que l'absorption, même en quantité infime, du sang de sa sœur jumelle était probablement la principale cause de son effroyable état. Une transformation contre nature risquait fort de se substituer à sa vie chancelante dans les nuits à venir. Et Gérald ne pouvait se résoudre à laisser pareille ignominie se réaliser.  

Le jeune homme ne prêtait guère plus d'importance à son mal de tête pourtant tenace. Oublier la douleur qui s'acharnait à l'intérieur de son crâne lui paraissait encore la meilleure solution, à défaut d'un vrai remède. Toutes ses pensées étaient tournées à cet instant vers le salut de Charlotte.

Il resta longtemps assis près de sa protégée à observer le visage endormi, presque serein, de cette dernière. Chacun de ses traits lui rappelait la beauté enivrante de Marion. Son sourire carmin, ses yeux d'une envoûtante sensualité, sa voix de miel dont on ne se lassait jamais d'entendre les nuances… Il constata avec horreur, au bout d'un certain temps de méditation stérile, que la femme maniérée au teint diaphane lui manquait. Lui, le soi-disant pourfendeur de créatures impies se languissait de l'engeance même que sa famille avait juré de combattre ! Il ne pouvait humainement se résoudre à effacer de son esprit tourmenté l'image de celle qui incarnait à présent pour lui le désir à l'état pur. Et il savait que ni maintenant, ni jamais il ne parviendrait à faire une telle chose !

Gérald prit alors une décision défiant toute raison. Il allait descendre s'entretenir avec la vampire du sort de sa sœur. Plutôt que d'attendre sans rien faire la venue d'un drame, dissuader Marion de ses noirs desseins paraissait être une alternative concevable. Bien que non-morte, le jeune homme espérait secrètement qu'un peu d'humanité résidait encore en la belle enfant des ténèbres. En silence, il quitta donc la chambre de Charlotte afin de se rendre aux appartements du rez-de-chaussée. Par précaution, il ferma derrière lui la porte à double tour. Un geste futile, mais il ne voulait rien laisser au hasard.

Dehors, la nuit commençait déjà à assombrir le ciel hivernal. À l'inverse de son frère Paul, Gérald n'avait rien d'un grand voyageur ; tout juste avait-il visité ces dernières années quelques-unes des villes françaises les plus incontournables. Les contrées étrangères telles que Kreuzburg représentaient des lieux aux climats et aux paysages dont il ne connaissait que peu de choses excepté ce qu'il avait pu en lire dans certains ouvrages.

Tandis qu'il empruntait les couloirs interminables et désertés de toute présence du manoir, le jeune homme fut pris de frissons. La température de l'habitation était basse, bien trop insuffisante pour faire face à la froideur extérieure ! Entretenir le chauffage de la demeure devait pourtant faire partie des priorités d'Ulrich en pareille saison. Vu son étrange comportement, l'érudit se demandait quel genre de relation pouvait bien entretenir Marion avec son domestique pour que ce dernier adopte une conduite aussi hostile en présence d'un visiteur. Il espérait seulement que Petra avait suivi ses recommandations et que la petite Hylda se trouvait à présent le plus éloigné possible du domaine. Avoir une victime au destin plus qu'incertain sur les bras suffisait déjà amplement à Gérald.

La situation se révélait déjà trop complexe pour ses seules compétences.

Arrivé dans les pièces du bas, Gérald entreprit de chercher Marion. Il ne croisa sur son chemin aucun serviteur ; la preuve espérait-il que ses consignes avaient bien été respectées. Au milieu du silence lourd de mauvais présage, une musique lointaine parvint soudain à ses oreilles. Ce n'était pas les notes engendrées par une harpe, plutôt un air rappelant quelques morceaux de musique classique. Le jeune homme suivit la provenance de la mélodie, se glissant telle une ombre clandestine dans les vastes pièces abandonnées du manoir. Sa piste ne tarda pas à le mener comme il l'escomptait vers Marion, assise seule devant une table en céramique ovale et garnie d'un échiquier. À côté de la bourgeoise solitaire, un gramophone jouait un concerto de Jean Sébastien Bach, qui emplissait la pièce d'une complainte musicale tantôt enjouée, tantôt vibrant d'une profonde mélancolie.

Gérald s'approcha de la maîtresse de maison sans presser le pas, comme un chasseur ne voulant pas attiser la méfiance de son gibier. Il savait pourtant que dans la situation présente, ce n'était personne d'autre que lui-même qui pouvait faire office de proie.

Marion s'arracha presque à regret de sa contemplation des pièces noires et blanches qui parsemaient le plateau de jeu. Ainsi assise confortablement dans son fauteuil moelleux, la demoiselle, calme et réfléchie, ressemblait un peu à ces vieux joueurs rompus aux règles subtiles de l'échiquier que l'on pouvait remarquer certains jours d'été sur les terrasses des cafés parisiens. Sur une table proche d'elle, trônait un vase aux roses rouges fanées. Et toujours cette entêtante odeur d'absinthe qui flottait agréablement dans l'air, si encline à perturber les sens.

La belle hôtesse était parée de lourds jupons aussi sombres qu'une nuit sans étoiles. Ces teintes obsidiennes faisaient resplendir la dorure du bijou fétiche qui ornait son cou. Dans un souci de coquetterie aguichante, elle avait libéré sa chevelure ambrée, la laissant tomber avec une esthétique nonchalance jusqu'aux épaules. Tant de beauté et de distinction ! Le Français sentit l'espace d'un bref et délicieux instant son cœur chavirer devant pareille perfection. Même s'il connaissait maintenant la terrible signification du sinistre charme exhalé par la fille de Hans Kraemer, le jeune homme ne pouvait se résoudre à demeurer insensible face au regard de jade qui le contemplait avec malice. Sans rien dire, il se contenta de prendre place sur le siège vacant du deuxième joueur. Il y avait de la tension dans l'air, comme si le destin des deux jeunes gens allait se jouer sur cette partie.

Marion, qui faisait face à Gérald avec ce sourire désarmant dont elle était capable, jouait avec les pièces noires. Sans prendre le soin de consulter son adversaire, elle commença à déplacer un premier pion tandis que le gramophone continuait de diffuser sa musique légère dans le petit salon feutré.

— La compagnie de Charlotte a monopolisé votre attention durant une grande partie de la journée, commenta-t-elle en conservant sa sérénité méditative. Une fille charmante, n'est-ce pas ?

— Une fille condamnée, répliqua Gérald sans se démonter et en faisant progresser à son tour un pion. Et qui recèle nombre de surprises, certaines heureuses, d'autres moins.

— Vous parlez de son jumelage avec moi-même ? reprit avec facétie la bourgeoise. La ressemblance entre nous deux est, il est vrai, frappante lorsque l'on n'y est point préparé. Mais comme vous vous en doutez, les attributs physiques ne sont pas les seules choses que nous ayons en commun. Nous partageons ensemble tant de rêves et d'aspirations à une vie meilleure. Il est difficile de soupçonner combien les liens qui nous unissent peuvent être irremplaçables.

— Charlotte m'a en effet expliqué cela, concéda l'érudit. Je sais à quel point elle peut vous être précieuse et tout ce que vous avez risqué pour son bonheur.

Marion, ses yeux impénétrables fixés sur l'échiquier, jouait machinalement, comme si elle connaissait à l'avance tous les coups qui allaient se succéder.

— Vous saisissez dans ce cas pourquoi je ne peux me résoudre à la perdre. Ma sœur est l'incarnation même de l'innocence. Jamais elle n'a causé le moindre tort à qui que ce soit. Comment aurais-je pu accepter l'injustice de la voir quitter prématurément ce monde sans avoir auparavant goûté une infime partie des plaisirs qu'il recèle ? Je ne pouvais pas rester les bras ballants, il me fallait tout tenter pour la sauver et la voir enfin heureuse.

— Vous avez encouru des risques insensés, fit remarquer Gérald. Vous exposer ainsi de votre plein gré aux crocs d'une créature damnée… Pire, devenir à son image. Une enfant de la nuit, ne rythmant votre existence qu'au gré d'une abominable soif de sang. Est-ce réellement une vie gangrenée par une faim impie et les tourments d'un flot de regrets que vous souhaitez léguer à votre sœur ?

La partie sur l'échiquier progressait en faveur de Marion. La présence en face de lui de l'énigmatique splendeur aux cheveux dorés troublait le jeune homme, à moins que ce ne soient les relents d'absinthe qui le noyaient dans une agréable sensation de bien-être. Sa migraine s'était curieusement estompée depuis qu'il avait pris place sur le fauteuil. La ravissante vampire était-elle un peu sorcière ? Cette possibilité traversa l'esprit du Français durant un bref instant.

— Marion, annonça Gérald sur un ton de requête se voulant raisonnable, vous devez m'écouter ! Charlotte m'a fait l'aveu de sa propre bouche qu'elle ne désirait nullement se voir transformer en la créature que vous êtes devenue. Elle a vécu dans la dignité et désirerait quitter ce monde de la même manière, sans perdre son âme. S'éteindre dans l'honneur et entourée par les gens qu'elle aime, voilà ce à quoi elle aspire plus que tout.

Le gramophone cessa de jouer sa musique au moment même où la pluie commençait à s'abattre sur la porte vitrée du salon.

— Charlotte est souffrante, épuisée au-delà du soutenable et surtout désespérée, rétorqua calmement Marion. Elle ne sait plus ce qui est bon pour son avenir et son bien-être. C'est dans un moment tel que celui-là qu'il m'incombe d'assister ma sœur jumelle en lui montrant quelle voie emprunter. Depuis nos premiers balbutiements, je me suis substituée à ses yeux aveugles et aujourd'hui encore, je continuerai à la guider comme je l'ai toujours fait.

Dans la tourmente de la discussion, Gérald se vit privé d'une de ses tours ainsi que d'un cavalier. Le bleu marine de ses yeux croisa brièvement le regard scrutateur de Marion et mesura alors combien sa détermination pouvait être aiguisée. Le cœur battant, les lèvres sèches, il aurait aimé lui dire tant de choses dans ce cadre si agréable, l'inonder de compliments sur sa beauté marmoréenne. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait bien en compagnie de quelqu'un. Cependant, la raison de sa présence aux côtés de la demoiselle blafarde le contraignait à aborder un sujet essentiel. La mission que lui avait confiée son père, l'érudit tâchait de ne penser qu'à elle. Jusqu'à perdre la raison !

— Laissez-la partir en paix ! demanda-t-il à Marion Kraemer dans un souffle implorant mais digne. Ne la tourmentez plus davantage. Si tel est son destin, ne la privez pas de ses dernières volontés. Vous pouvez fuir, loin du domaine. Mener une existence à votre guise, là où personne ne vous connaîtra.

La pluie qui ruisselait contre la vitre s'intensifia, imprégnant l'atmosphère d'une indéfinissable oppression. Marion fixait à présent son invité d'un regard brûlant, à la fois sensuel et teinté de menaces.

— Je ne puis agir ainsi, refusa-t-elle en s'emparant à nouveau d'un pion supplémentaire de son adversaire. Ma place est ici, au côté de ma sœur. Mais vous devriez, vous Gérald mieux que quiconque, comprendre les exigences qui me poussent dans de pareils retranchements. Pourquoi ne pas fuir vous-même d'ici, oublier les raisons qui vous ont conduit à Kreuzburg, retrouver la vie qui était vôtre avant de nous rencontrer moi et Charlotte ? Vous êtes plus libre que je ne saurai jamais l'être et vous bridez pourtant votre existence, vous cantonnant aux missions que vous imputent vos parents.

Marion avait craché le mot mission avec un mépris non dissimulé. Dans ses paroles toutefois, Gérald perçut son désir de le préserver.

— C'est bien plus compliqué que cela, confessa le jeune homme avec un regret flagrant. Ma famille a toujours œuvré en faveur de certains symboles. En tant qu'aîné, c'est aujourd'hui mon tour de défendre ces valeurs pour lesquelles mes aïeux ont souffert. Ce n'est pas une simple question de choix ou même de foi qui influe sur mes décisions, uniquement le sens du devoir. Cela me suffit à me faire avancer.

— Vous sacrifiez votre vie pour des valeurs que d'autres vous ont transmises ? Même pas pour vos propres idéaux ? Vous ne pouvez donc qu'être soit d'une stupidité affligeante… soit pourvu d'un sens de l'honneur à toute épreuve.

— Mais je me garde d'entraîner quelqu'un d'autre dans ma déchéance ou l'ineptie de mes aspirations, précisa Gérald. La solitude convient d'habitude très bien à ma nature. Pas d'être à aimer, pas de descendance qui pourrait pâtir d'un héritage trop lourd à porter. Moi seul face à mes décisions et leurs répercussions, cela me suffit.

Marion, dont aucune trace de respiration ne s'élevait jamais de sa poitrine, lâcha un soupir d'admiration forcé, et sourit d'un air mutin.

— S'imposer de telles restrictions morales alors que vous pourriez être libre ne peut que me rendre admirative, vraiment ! Mais qu'entendez-vous lorsque vous dites être habituellement fort aise de la solitude qui est vôtre ? Quelque chose en cela aurait-il changé depuis ?

C'était alors au tour de Gérald de jouer. Mais tandis que de multiples possibilités tactiques s'offraient à lui sur le damier de l'échiquier, la question de Marion le porta à confusion, de sorte qu'il se contenta de faire avancer un pion condamné.

— Je m'interdis, il est vrai, tout sentiment qui pourrait causer quelque peine ou souffrance à autrui. Je réserve égoïstement mes doutes et tourments à ma seule conscience. En créant le vide autour de moi, il me semble préserver les autres de mes introspections stériles. Pourtant, lors de mon arrivée au manoir, une personne qui réside ici-même a réveillé en moi des sentiments que je croyais endormis pour toujours. De par sa séduction, mais aussi sa beauté et même ses traits de caractère les plus insolites. Depuis, impossible de me départir de ces derniers. Au contraire, chaque fois que je me trouve en présence de cette demoiselle, que pourtant je devrais fuir comme le diable, d'indéfinissables lumières s'éclairent quelque part en moi et font palpiter mon cœur comme jamais ce fut le cas.

Cette déclaration ardente, à peine camouflée, fit partir Marion d'un rire cristallin, dévoilant ses dents nacrées de perfection.

— Que voilà une flatterie bien formulée, plaisanta-t-elle sans pour autant que la moindre couleur ne vienne raviver la blancheur porcelaine de sa peau.

Ses yeux de jade pétillèrent d'un plaisir manifeste, mais son humeur ne tarda pas à se rembrunir aussitôt ; ramenée à la réalité par de graves problèmes.

— Hélas, je ne puis vous dire que je vais abandonner ma sœur à une mort aussi injuste que prématurée. Cela est au-dessus de mes forces. Elle me suivra dans l'éternité, quitte à damner mon âme jusqu'à la fin des temps. Je préserverai Charlotte du néant !

La partie d'échec qui se déroulait en parallèle de la conversation semblait sans issue. Les deux joueurs avaient chacun déployé leurs stratégies jusqu'à ce que la moindre progression de pièces n'entraîne la fin du jeu.

Marion, tout en manipulant de ses doigts fuselés un des pions éliminés, plongea à nouveau son regard pénétrant aux tréfonds même de l'esprit du jeune homme. Ce dernier eut l'impression qu'une volonté inflexible mettait son âme à nu. Le charme de la créature blême devint vertigineux, se mêlant dans une harmonie parfaite aux effluves d'absinthe. Les lèvres veloutées de Marion devinrent souveraines, là, dans l'intimité du manoir abandonné. Le Français n'avait d'yeux que pour le rouge carmin qui les illuminait. Ses pommettes saillantes, embellies par le miel ondulant de ses cheveux, lui donnaient l'air d'une de ses fantastiques déesses nordiques qui peuplaient les légendes germaniques. Toutes paroles étaient devenues futiles. Les deux joueurs d'échec percevaient avec clarté les pensées de l'autre quelque part au fond d'eux-mêmes. Seule la pluie téméraire osait braver le silence palpable du petit salon. Gérald avait échoué à faire renoncer Marion à ses sombres desseins ; ceux d'entraîner avec elle sa sœur jumelle dans la damnation. La discussion n'avait donc plus de raison d'être. Chacun avait à présent pris sa décision en connaissance de cause. Ne subsistait plus que l'attirance qu'éprouvaient mutuellement les deux âmes solitaires qui se faisaient face, désignées comme adversaire par la seule ironie du mauvais sort.

Ce fut l'irruption soudaine de Petra dans le salon qui rompit la relation intense et privilégiée unissant Marion et son invité. Le visage de la cuisinière âgée était inondé de larmes. Elle se dirigea sans formalité aucune vers Gérald, ignorant complètement la présence de sa jeune maîtresse.

— Monsieur, un drame terrible s'est produit ! gémit-elle en se mettant presque à genoux devant son interlocuteur médusé. Il est arrivé quelque chose à Hylda tandis qu'elle s'apprêtait à partir selon vos recommandations. Un horrible accident, oh mon Dieu !

Petra semblait sur le point de s'évanouir à tout instant. Le jeune érudit se leva prestement et installa la vieille femme sur son fauteuil.

— Où est-elle ? demanda-t-il sans ménagement en tenant l'employée par les épaules. Où donc se trouve Hylda en ce moment même ?

— Dehors dans le parc, juste à côté du fiacre avec lequel nous devions quitter les lieux. Elle se trouve toute proche de la voiture.

Elle s'égara ensuite dans une dramatique succession de jérémiades qui ne lui ressemblait guère, et il fut impossible pour Gérald d'en apprendre davantage. Sans réfléchir plus longtemps, il s'empara d'une des lampes à huile qui éclairaient le petit salon. Tout juste eut-il le temps de jeter un dernier regard à Marion qui l'observait, telle une statue de marbre à l'expression indéchiffrable et dénuée de sentiments. Muselé par l'anxiété, le jeune homme se précipita ensuite en toute hâte dans les méandres de ténèbres qui l'attendaient au dehors.