Les idées sens dessus dessous et ne sachant par où commencer, Gérald entreprit de fouiller avec soin les alentours du manoir à la recherche du fiacre mentionné par Petra. Équipé de sa lampe à huile, il scruta attentivement l'insondable obscurité du jardin et ses allées aussi désertes que silencieuses. Seule la pluie ruisselante faisait entendre son clapotis sur les feuilles des arbres, tandis que quelques éclairs isolés, prélude de l'orage à venir, zébraient le ciel endormi. Le Français se maudissait intérieurement de savoir la jeune domestique encore présente dans l'enceinte du domaine. Une personne déjà victime de la morsure d'un vampire courrait toujours le risque de voir récidiver son prédateur. Marion n'avait pas réagi lors de la dramatique intervention de sa cuisinière. Était-elle au courant de quelque chose qu'il ignorait lui-même ?
Tandis qu'il se posait des questions sur la possible implication de la non-morte dans la tragédie qui se profilait, Gérald aperçut enfin la diligence des deux employées prêtes à quitter les lieux. La vieille Petra n'avait pas su stipuler clairement quel accident avait frappé sa collègue. Vu son affolement, la situation devait à n'en pas douter être urgente. Faisant fi de la pluie qui trempait son costume, l'érudit s'approcha avec méfiance du véhicule immobilisé, sans aucun cheval ni cocher à l'horizon. Personne. Nulle trace de la moindre présence autour du fiacre abandonné. L'oreille tendue afin de repérer une éventuelle voix qui implorerait de l'aide, le jeune homme effectua trois fois le tour de la voiture. Alors que cela faisait plusieurs minutes qu'il inspectait avec minutie la zone où se tenait l'attelage, des traces de pas, prises au piège dans le sol boueux, se révélèrent à la lumière de sa lampe à huile. Avec la pluie ne cessant de gagner en intensité, Gérald craignait d'ailleurs pour la faible luminosité procurée par sa lanterne qui risquait de s'éteindre.
Les empreintes se dirigeaient vers la partie retirée du domaine, là où les arbres et la végétation tombaient à la merci d'une désuétude sauvage. Gérald songea alors à Charlotte, si faible et vulnérable, laissée seule dans sa chambre. Exposée sans défense, alors qu'il était censé de par sa promesse veiller sur elle durant la nuit. Bien qu'il eût anticipé nombre de précautions avant de s'absenter de la pièce, il redoutait que Marion, ou même quelqu'un d'autre qui nourrissait de mauvaises intentions, ne finisse par s'introduire auprès de la jeune mourante. Il devait néanmoins apporter également son aide à la petite domestique qu'il avait prise sous son aile. En un instant, il finit par se faire une raison. Malgré la triste situation de Charlotte, secourir la disparue était une priorité. Il s'enfonça donc, le cœur serré par l'urgence et la culpabilité, au cœur des ténèbres végétales qui le mettaient au défi.
Combien de temps arpenta-t-il les petits chemins sinueux du parc qui bordait le manoir, en suivant les indices laissés sur le sol ? Gérald aurait été incapable de l'indiquer avec précision. Il sentait sur sa poitrine le contact de la croix d'argent qu'il avait eu la lucidité de fourrer dans la poche intérieure de sa veste quelques heures plus tôt, et la seule présence de l'objet béni suffisait à le rasséréner un peu.
Les empreintes de pas que pistait le jeune français étaient fraîches, datant probablement d'à peine quelques minutes. Mais la présence d'une deuxième personne, aux semelles de chaussures bien plus larges, l'inquiétait davantage.
La filature le mena vers les ruines d'un vaste cimetière privé à l'envergure indistincte. Les marques cheminaient en direction des vestiges d'une crypte antique, imposante dans sa présence solennelle. Une flore envahissante et chaotique recouvrait la majeure partie de la surface grisâtre du caveau. D'après le style gothique de son architecture, Gérald évaluait à plusieurs centaines d'années la structure délabrée. De nombreuses fresques aux gravures presque entièrement effacées par le temps ornaient la devanture de cette dernière, ultimes souvenirs d'un passé oublié.
Dans cette partie du domaine plus qu'ailleurs, flottait dans l'air une répugnante odeur d'origine indistincte. Contrairement au reste de la forêt qui cernait le manoir, les arbres paraissaient minés par un mal inconnu leur donnant une apparence décharnée, maladive, presque malsaine. Il n'y avait pas que cela : l'endroit tout entier subissait l'influence d'une aura maléfique, si puissante qu'elle en était presque palpable.
Gérald modéra son irrépressible envie de battre en retraite pour s'éloigner autant que possible des décombres insalubres. La simple idée de savoir Hylda prise au piège de ces lieux austères, peut-être même en proie aux griffes d'une menace inconnue, lui suffit à poursuivre malgré tout ses recherches.
Déterminé, il continua à remonter la piste encore décelable, et s'avança en direction de la sinistre crypte, plein de prudence. Un éclair tonitruant déchira le ciel et fit trembler la terre. Durant une demi-seconde, dans une brève illumination, se révéla toute la hideuse vétusté du mausolée. Surpris, l'investigateur manqua de peu de trébucher sur une des pierres effondrées de la funeste bâtisse. Mais alors qu'il rassemblait son courage et ce qui lui restait de lucidité, il se demanda quels desseins pouvaient contraindre un esprit raisonnable à s'aventurer dans un endroit pareil.
Sa lanterne brandit en avant, comme si la lumière vacillante de celle-ci pouvait à elle seule repousser les ténèbres hostiles, Gérald s'approcha de la porte de la crypte. Constituée d'une matière graniteuse, décrépite bien qu'encore solide, l'entrée de la sépulture était condamnée.
Le Français passa une main peu assurée sur la surface râpeuse à la recherche d'un moyen de pénétrer à l'intérieur. Son tâtonnement ne donnant aucun résultat, il se baissa afin d'inspecter la partie basse du passage, là où semblaient s'arrêter les traces de pas. C'est alors qu'il eut conscience d'une présence derrière lui. Une présence animée par une haine tangible.
Gérald tenta de se retourner afin de faire volte-face contre son agresseur, mais il ne fut pas assez rapide. Sa tentative d'esquive fut stoppée net dans son élan par un coup d'une violence inouïe au niveau de son crâne. Sonné, vaincu, il s'écroula lourdement sur le sol boueux du cimetière et sombra aussitôt dans les méandres de l'inconscience, sans avoir la moindre chance de comprendre ce qui lui arrivait.