Gérald ne parvint à s'arracher de l'inconscience qu'au prix d'un terrible effort. La première chose que réalisa son esprit lorsque s'ouvrirent ses paupières fut la puanteur exhalée par le lieu dans lequel il se trouvait emprisonné. Combien de temps s'était prolongé son sommeil forcé, il n'en avait pas la moindre idée.

Alors qu'il s'escrimait désespérément à ne pas vomir de dégoût, il nota le retour plus virulent que jamais de sa migraine avec une douleur atroce au niveau de la nuque. La souffrance physique qui le tourmentait n'était cependant rien comparée aux effluves insoutenables qui agressaient son odorat et l'empêchaient de respirer normalement.

Autour de lui, ne régnait qu'un abîme incommensurable. Sa lanterne ayant disparu, Gérald ne pouvait rien distinguer de l'environnement proche de lui. Il se redressa avec peine sur ses jambes et constata qu'il était trempé jusqu'aux os.

Avant d'envisager quoi que ce soit, il devait amener un peu de lumière afin de comprendre où on l'avait enfermé. Il se rappela avoir glissé quelques heures plus tôt une boîte d'allumettes dans l'une des poches de son pantalon. Avec fébrilité, le jeune homme se mit à sa recherche. Lorsque ses doigts tâtèrent enfin la surface cartonnée du paquet, il ne put retenir un soupir de soulagement. L'épaisseur de l'obscurité dégageait en effet une animosité oppressante, capable de réveiller les pires peurs ancestrales qui sommeillaient dans le cœur de chaque être doué de raison.

Avec un affolement à peine maîtrisé, Gérald gratta une allumette dont l'extrémité se brisa en deux sur la boîte. Il se hâta d'en saisir une nouvelle et réitérera sur le champ sa manœuvre, avec le même résultat désarmant. La troisième tentative fut heureusement concluante, mais la flamme famélique qui naquit alors dévoila un théâtre de désolation prompt à faire sombrer dans la folie même un esprit des plus endurcis.

L'infortuné avait pour cloître un mouroir sordide, un guêpier essentiellement bâti de vieilles pierres grisâtres suintantes d'humidité. Des tombeaux en céramique reposaient sur d'énormes dalles de granit. Gérald réalisa enfin dans quel endroit on l'avait enfermé : l'ancienne crypte découverte peu avant son agression !

Et soudain, tenant avec une nervosité flagrante son allumette, il comprit le piège grotesque monté à son intention : le fiacre abandonné dans la nuit, les empreintes de pas menant jusqu'au cimetière, le mausolée d'apparence déserte… toute cette mise en scène bien huilée n'avait pour autre but que de le rendre inoffensif ! La terrifiante logique de toute cette sinistre mascarade s'imposa d'elle-même au jeune français effaré : rien ni personne ne devait s'interposer cette nuit entre Marion et sa proie ! Charlotte, à présent livrée tout entière à la merci du mal gangrenant le manoir, ne pouvait plus compter sur aucun soutien pour sauver son âme mortelle. 

Cette inacceptable vérité eut pour effet de raviver quelques forces en Gérald, ou tout du moins lui insuffler une volonté suffisante pour ne pas sombrer dans l'apathie qui le guettait. Alors qu'il commençait à s'avancer vers ce qui semblait être l'unique issue pour sortir, sa chaussure s'englua dans une matière visqueuse.

L'allumette étant déjà presque consumée, Gérald s'empressa de quitter sa veste et de recycler cette dernière comme matière de combustion. À cette fin, il essaya d'embraser le tissu mouillé avec l'allumette. Lorsqu'il réussit enfin, non sans angoisse, à se fabriquer ce qui ressemblait à une torche de fortune, il put enfin identifier clairement ce dans quoi il venait de marcher : le sol était souillé d'un mélange fétide de sang et de résidus organiques !

L'écœurante matière s'étalait partout autour de lui et Gérald s'aperçut non sans horreur que ses propres vêtements en étaient maculés. Néanmoins, l'éclairage fourni par la torche ne révéla pas seulement cette répugnante substance. Éparpillés dans la pénombre alentour, des morceaux de corps décomposés jonchaient le sol crasseux de la crypte ! L'insupportable odeur de pourriture provenait de ces résidus infects. Le jeune de Lacarme ne put refouler l'irrépressible envie de vomir qui l'ébranla tout entier.

Lorsque son estomac voulut enfin se calmer, il entreprit de sortir au plus vite de cet antre de cauchemars avant que sa raison ne succombe définitivement devant tant d'épouvante. Tandis qu'il inspectait le passage condamné, celui-là même qui offrait la seule issue envisageable, l'érudit remarqua les traces de griffures et d'ongles qui parsemaient la pierre de la porte mortuaire. Avant lui, des gens s'étaient déjà retrouvés pris au piège de cette prison morbide et n'avaient rien trouvé d'autre que de s'acharner sur l'unique sortie envisageable en déployant une énergie frénétique. Gérald réfléchissait à la raison capable de provoquer chez quelqu'un pareil désespoir lorsqu'il perçut soudain une indicible présence toute proche de lui. Quelque chose s'avançait silencieusement dans sa direction au profit de l'obscurité !

Un danger inconnu rôdait depuis son arrivée dans les ténèbres, observant avec malice chacun de ses gestes, guettant peut-être le moment le plus propice pour fondre sur lui. Pris de frayeur et de panique, le prisonnier brandit sa torche en direction de la menace insidieuse, conscient seulement de la formidable aura maléfique qui en émanait. Et c'est là, livré au piège d'une crypte cauchemardesque, abandonné de tous, que se révéla à Gérald le plus abject des chiens qu'il n'ait jamais été donné de contempler à un être humain.

La créature, monstrueux cerbère aux yeux rougis par le sang, avait la vague apparence d'un Rottweiler Metzgerhund doté d'une envergure presque aussi imposante que la carrure d'un homme. L'entité impie n'avait plus en guise de pelage qu'un résidu de fourrure marron clairsemé de chairs rosâtres. De la gueule effroyablement large de l'animal, dépassaient des crocs luisants et surdimensionnés synonymes de mort.

Si Gérald ne lâcha pas sa torche lorsque peur et panique mêlées le submergèrent, ce fut uniquement parce que l'idée même de se retrouver plongé dans les ténèbres en compagnie d'un pareil démon l'aurait sans doute fait mourir sur le champ de frayeur. Les frissons ininterrompus qui se déchaînaient partout sur sa peau firent s'accélérer les battements de son cœur affolé comme jamais auparavant. La bête hideuse dévorait l'intrus des yeux tandis qu'une bave écœurante, peut-être de la bile, dégoulinait de sa gueule contre nature.

L'érudit oublia alors sa mission, la mort imminente de Charlotte et même l'enivrante beauté de Marion… n'avait plus d'importance que l'horreur face à lui. Il conservait néanmoins assez de lucidité pour savoir qu'essayer de forcer la porte comme tant d'autres avant lui serait une vaine tentative. L'abomination aurait plus de temps que nécessaire pour l'éventrer de ses crocs. Ces derniers rappelaient d'ailleurs étrangement à Gérald certains croquis exposés un jour par son père au sujet de la dentition hors norme d'un vampire. La seule perspective que ce rejeton des enfers puisse être damné par la malédiction des nosferatus glaça un peu plus encore ses sangs pourtant déjà mis à mal.

Percevant la peur qui accablait le prisonnier, le chien se ramassa sur lui-même, tous muscles tendus, et plongea ses yeux bestiaux dans ceux de sa proie. Gérald vit alors, durant une brève mais hallucinante seconde de terreur, les affres de tourments qui l'attendaient s'il succombait à l'appétit de la bête cadavérique. Cette dernière émit un grognement proche d'un gargouillis et tous crocs en avant, fondit avec une rapidité inconcevable sur son adversaire. Tétanisé, le jeune homme enroula sa veste enflammée autour de ce qui ressemblait à un os de tibia, puis l'agita devant lui dans l'espoir de repousser le molosse. En vain. L'animal bondit avec agilité en direction de sa gorge, sans hésitation aucune.

Le captif eut alors le réflexe salvateur de mettre entre lui et le monstre sa torche improvisée. Le Rottweiler s'acharna de sa puissante mâchoire sur le faible rempart de tissu embrasé, mais infirmé par la flamme qui brûlait sa gueule putréfiée, il finit par battre provisoirement en retraite. Une haine sanguinaire éclairait le regard vitreux de cette parodie d'être vivant. La chose ne laissa aucune chance au mortel terrifié de reprendre son souffle et repartit aussitôt à l'assaut. Gérald se laissa alors emporter par le poids de la créature et les deux combattants roulèrent l'un sur l'autre à même le sol. Le chien, avantagé par sa dentition protubérante et sa force surnaturelle, représentait pour l'érudit un formidable prédateur dont le simple contact suffisait à provoquer chez lui une révulsion des plus insoutenables. Les griffes déchaînées lacérèrent à plusieurs reprises les membres du prisonnier, lui arrachant à chaque fois des cris de douleur.

De ses deux pieds, Gérald parvint à repousser une nouvelle fois son assaillant. Une partie de sa poitrine était d'ores et déjà ensanglantée et il avait conscience que si cet affrontement se prolongeait plus longtemps, il finirait tôt ou tard par se faire dévorer vif.

C'est alors qu'un éclat dans les ténèbres de la crypte attira son regard. Il s'agissait du crucifix familial tombé à terre lorsque le jeune homme avait sacrifié sa veste pour en faire une torche. Le scintillement de l'objet sacré était comme un phare d'espoir apparu au milieu de l'obscurité. D'après sa force terrifiante et la façon étrange avec laquelle il se mouvait, l'abominable chien possédait certaines facultés propres aux vampires. Mais comment un organisme vivant avait-il pu se pervertir ainsi ? Il était inconcevable que Marion ait pu alimenter une bête de son propre sang pour en faire une sorte de goule.

Sans quitter l'infâme charognard des yeux, Gérald se jeta sans hésiter sur la croix. Il espérait que l'effet répulsif qu'exerçait l'artefact béni sur les vampires traditionnels ferait de même sur une créature de nature bestiale.

La scène se joua à peine en une seconde. Le chien en décomposition poussa ce qui semblait être un hurlement lugubre et caverneux, puis se précipita sur l'humain en un seul bond d'une puissance inouïe. Gérald, qui ne ralentit pas son geste, eut néanmoins le temps de s'emparer du précieux symbole chrétien avec son bras libre et de le brandir aussitôt devant lui comme un bouclier répulsif.

Le cerbère recula sensiblement. La vision du crucifix n'avait pas manqué de le troubler comme l'escomptait sa proie. Mais à voir la rage repoussante qui transparaissait sur la gueule de la chose maudite, il ne faisait aucun doute que ce subterfuge ne le tiendrait en respect seulement quelques instants.

Cela permit néanmoins à Gérald de reprendre son souffle et de rassembler ses esprits. S'il ne faisait pas le poids physiquement contre une pareille insulte aux lois de la nature, peut-être son intelligence parviendrait-elle à le sortir de cette situation désespérée.

Il brassa l'air autour de lui à l'aide de sa torche afin de discerner dans les ténèbres un éventuel objet qui pourrait lui servir d'arme. L'unique élément qu'il repéra fut l'une des énormes pierres effondrées du plafond délabré de la crypte. Lentement, il posa le crucifix sur le sol, créant ainsi une démarcation imaginaire, et recula ensuite jusqu'au bloc de granit. Il devait à tout prix éviter que son assaillant devine ses intentions.

Une fois franchit la distance qui le séparait du fragment de mur blanchi par les siècles, il se baissa, toujours sans mouvement brusque, afin de le ramasser. Sans doute le chien perçut-il d'instinct la menace, à moins que ce ne soit sa faim sanguinaire qui décuplait son audace, car l'animal se rua sur Gérald en faisant fi de la croix qui lui barrait le passage. Les crocs du Rottweiler se plantèrent à nouveau dans la chair du captif.

Mû par cette colère sourde, pareil à un chant du cygne, ressentie lors de certains moments fatidiques de l'existence, ce dernier cogna de toutes ses forces le crâne du molosse à l'aide de son arme improvisée. Il sentit les os du chien se briser dans un craquement révulsant, mais cela ne suffit pas à le calmer. Ignorant la souffrance de ses blessures, il asséna un nouveau coup à la créature damnée en plein dans son mufle difforme.

Telle une furie, l'horreur ne tarda pas à riposter malgré son triste état, plus déchaînée que jamais et laissant son écume fétide dégouliner sur le visage de sa proie. Machinalement, le jeune érudit saisit le cerbèr aux mâchoires qui claquaient à quelques centimètres de sa gorge et, rassemblant ce qui lui rester de force, s'acharna à écraser la brique sur la tête de la monstruosité. Un organe sensible finit par être endommagé car enfin, l'abjecte créature se retira pour s'écrouler peu après à terre, à côté du prisonnier.

Pantelant et couvert de sang, Gérald savait qu'il ne pouvait se payer le luxe de rester en état de choc. Le chien se trouvait momentanément hors d'état de nuire vu son triste état, mais s'il possédait des pouvoirs à l'image de l'engeance vampirique, ce n'était qu'une question de temps avant qu'il se régénère et ne recouvre ses esprits. Il se releva donc, hagard et plus affaibli que jamais. Sans se séparer du bloc de granit ensanglanté qu'il tenait dans sa main, il s'agenouilla devant la dépouille encore frémissante de l'animal impie et brandit la lourde pierre au-dessus de sa tête afin de prendre de l'élan. Fournissant un ultime effort, il écrasa cette dernière de toutes ses forces sur le crâne du monstre jusqu'à en faire une bouillie infecte. N'ayant rien d'assez tranchant pour décapiter le molosse, Gérald se vit contraint de réduire la tête de ce dernier à l'état de magma visqueux. Lorsqu'il eut fini son horrible besogne, seul avec la carcasse de la bête difforme, le jeune érudit lâcha enfin son arme.

Son corps tout entier souffrait de terribles brûlures, tandis que l'immonde matière poisseuse souillait ses vêtements et sa peau. Le survivant resta longuement à contempler d'un regard vide le décor sordide qui l'entourait. Ce qui lui restait de torche ne révélait qu'avec trop de clarté la vision démente composée d'os, de cadavres en décomposition et de flaques de sang séchées … Il comprit alors avec effroi de quelle façon ce chien ordinaire état devenu progressivement le démon infâme qui hantait aujourd'hui la crypte : à force de se nourrir de corps exsangues et vampirisés !

Le joli visage incolore de Charlotte se rappela au même instant à l'esprit de Gérald et raviva en lui une inquiétude des plus oppressantes, oubliée le temps de l'affrontement. Il lui fallait sortir au plus vite du piège morbide dans lequel on l'avait enfermé. L'âme d'une innocente encourait une menace innommable qui ne devait absolument pas arriver à terme. Quoi qu'il en coûte.