Lorsque Léonore s'extirpa des griffes de son cauchemar, elle se retrouva plongée dans la pénombre intime de sa chambre. Poursuivie par les visions de son mauvais rêve. Un cri étouffé avait accompagné son réveil brusque. Hébétée entre la moiteur de ses draps, haletante, quelques secondes furent nécessaires à l'esprit de la jeune femme pour dissiper les relents de sa panique nocturne. Depuis l'enfance, de terribles images peuplaient ses songes. Et même maintenant qu'elle était adulte, la dormeuse avait le plus grand mal à endurer les supplices qui l'assaillaient dans son sommeil.
Léonore de Lacarme ne partageait son lit avec personne. À y réfléchir, la platitude de sa vie sentimentale présentait certains avantages insoupçonnés, notamment celui de ne pas craindre de réveiller un éventuel compagnon à ses côtés. Une maigre consolation. Malgré elle, cette pensée fit naître un sourire sur ses lèvres, le premier depuis longtemps. Les récents évènements qui avaient ébranlé sa famille n'avaient guère été propices à manifester l'esquisse d'une joie ou d'un petit plaisir. Il est vrai que ce mois de décembre ne se prêtait à aucune réjouissance : deux décès en l'espace de quelques jours ! Deux êtres chers, irremplaçables, disparus à la suite l'un de l'autre ! Gérald, dont le corps avait été rapatrié d'Allemagne, et son père Edmond qui vit son dernier souffle expirer peu de temps après. Cette année, la période de fêtes censée apporter gaieté et espérance ne se résumait qu'à une succession d'enterrements.
À présent, l'unique représentante féminine de la famille de Lacarme avait recouvré son calme habituel. L'aube était encore loin, mais plutôt que d'essayer de se rendormir, elle préféra abandonner la chaleur de ses couvertures et se leva. Elle enfila ses chaussons, revêtit ses épaules d'un châle par-dessus sa chemise brodée, puis se dirigea vers le tiroir de sa coiffeuse. Après en avoir retiré une lettre pliée avec soin, sa lampe à huile en main, elle prit la direction du salon au rez-de-chaussée.
Un calme parfait régnait dans l'immense résidence livrée au silence révérencieux de la nuit. Les quelques domestiques qui officiaient au prieuré de Sainte-Rosière, le vaste domaine dans lequel son clan avait élu domicile depuis des générations, dormaient à poings fermés. Tant mieux ! Léonore n'avait envie de voir personne. Les gens qui la connaissaient la considéraient souvent comme une irréductible solitaire. Ils se trompaient ! En personne raisonnable, elle appréciait surtout la réflexion et les moments paisibles où elle pouvait méditer sans être distraite. Et plus que jamais en ces jours sombres, elle ressentait le besoin de faire le point sur sa vie.
Il ne fallait pas se méprendre, Léonore était une jeune femme de vingt-six ans à la beauté saisissante qui avait tout pour plaire. Sa blondeur naturelle et l'harmonie de son visage aux traits comme ciselés dans la porcelaine ne manquaient pas d'attirer les soupirants les plus enhardis. Au début de chacune de ses relations, ces prétendants successifs n'avaient jamais su voir en elle qu'une mignonne poupée influençable à souhait qu'ils pourraient facilement séduire. Ce n'est que lorsque leurs yeux se perdaient dans le lagon azuré de son regard qu'ils réalisaient leur erreur. Derrière son physique délicat, se dissimulait en réalité une grande force de caractère doublée d'un intellect farouche. Excepté ceux de sa proche famille, bien peu d'hommes avaient pu mettre à jour sa véritable personnalité. Mais ce n'étaient là que des apparences, des impressions trompeuses. Moderne, il y avait deux choses pour lesquelles elle était prête à se battre sans relâche : son aspiration à une existence libre de toute contrainte et le bien-être des individus chers à son cœur. Comme tous les de Lacarme, elle ne manquait ni de ressources ni de ténacité.
Même si en réalité, le sang de ces derniers ne coulait pas vraiment dans ses veines : ils l'avaient adoptée ! Ces gens au destin peu commun s'étaient chargés de la recueillir à l'âge de sept ans, elle, une orpheline démunie de tout.
Léonore se servit un verre de cognac et alla s'asseoir dans un fauteuil. Elle aimait prendre ainsi place face à la large baie vitrée qui donnait sur le jardin, surtout quand la lune et son cortège d'étoiles illuminaient les ténèbres. Sa longue chevelure lâchée tombait sur ses épaules avec négligence mais elle s'en moquait, personne n'étant là pour jauger sa mise. Lasse, elle avala une gorgée d’alcool, les paupières closes, elle poussa un long soupir, et se décida à déplier la lettre qu'elle tenait du bout des doigts.
Les premiers signes de vie de Paul de Lacarme depuis des semaines.
Le contenu de la missive, rédigée plus d'une dizaine de jours auparavant, n'apportait pas de bonnes nouvelles. Paul y détaillait les raisons pour lesquelles il ne pourrait pas assister aux funérailles de son père et de son frère aîné organisées conjointement.
Le jeune homme se disait trop affairé à résoudre quelques mystérieuses affaires aux confins de l'Europe de l'Est. Léonore, à qui s'adressait ce message maladroit, ne crut pas un traître mot des prétextes mis en avant, et nourrissait une inquiétude de tous les instants quant à l'état psychologique de son auteur. Pour avoir lu et relu son courrier de nombreuses fois, elle avait pu déceler derrière un style curieusement formel le profond malaise de ce dernier. Paul n'était pas d'une nature à se défiler face au sens du devoir. S'il avait laissé sa sœur endurer sans assistance le deuil pesant sur leur famille, c'est qu'il devait être en proie à un trouble sérieux.
Léonore n'avait qu'un seul souhait à présent : voir l'héritier de la famille revenir parmi les siens afin d'honorer à son tour la mémoire de son père et de Gérald ; et pouvoir veiller de près l'unique frère qui lui restait.
La noctambule se cala dans son fauteuil et but une nouvelle gorgée de cognac, soudain envahie par une mélancolie vainement refoulée. De fines volutes, libérées par les flammes du chandelier d'argent tout proche, l'accompagnaient dans un flottement éthéré. Le cœur serré, elle se souvint des années où tout semblait encore possible dans cette maison. Du temps où les enfants de Lacarme qui grandissaient entre ces murs, innocents, aspiraient à un bonheur futur encore envisageable.
Hiver 1879.
Léonore Mavel n'avait que sept ans lorsqu'une mystérieuse épidémie s'abattit sur le petit village breton où elle naquit. Malgré l'œuvre du temps, la sinistre contagion qui ébranla sa paisible campagne resta gravée dans sa mémoire. L'un après l'autre, les foyers des environs succombèrent à un mal d'une virulence inouïe. Des gens mouraient, exsangues, sans l'ombre d'une explication ! Les Anciens, au fait de certaines forces auxquelles la raison moderne interdisait de croire, osaient à peine murmurer l'origine de ce fléau au coin du feu. Lorsque la mère de la fillette fut à son tour frappée par cette anémie foudroyante, le glas de la malheureuse sonna. Mais elle n'en sut rien. Vidée de toute force, pâle comme la mort, la malade resta alitée plusieurs jours jusqu'à la nuit fatidique où son cœur cessa de battre. Toutefois, son temps imparti sur terre n'était pas achevé. Lorsque les yeux de la défunte se rouvrirent, une soif de sang impie s'y refléta à la place de son amour maternel. La femme de bien, tendrement éprise du fruit de ses entrailles n'était plus. Ne subsistait plus qu'une créature blême et damnée, affamée, en quête d'une proie vulnérable.
Épouvantée, Léonore s'évanouit de terreur lorsque sa mère, revenue d'entre les morts, s'empara d'elle avec une bestialité peu commune. Quand elle reprit connaissance, deux détails la frappèrent : les lèvres ensanglantées de sa génitrice penchée au-dessus d'elle, et l'irruption dans leur modeste appartement de deux étrangers : un gentleman de haute stature en costume trois pièces flanqué par un homme, bien plus jeune et imberbe, aux yeux écarquillés ; Edmond de Lacarme et Hildéric Labrière, son disciple ! Le chasseur de vampire, avec sa barbe brune taillée avec soin, son chapeau melon noir et son regard sombre, renvoyait une expression impassible malgré la menace à laquelle il faisait face. La vampire fraîchement ressuscitée, affolée, tenait encore entre ses griffes le corps frêle de sa victime sans défense. Une simple offrande offerte à la faim maudite qui la consumait. La volonté et les sentiments n'avaient aucun droit à ce moment-là : les nosferatus sont incapables de se maîtriser lors de leur premier éveil.
Léonore ne cria ni ne pleura. La panique filtrait au travers de chaque fibre de son corps, mais sous l'emprise d'un choc sans précédent, elle n'osait remuer le moindre cil.
Les événements qui suivirent s'enchaînèrent à une vitesse ahurissante. La mère de Léonore, tous crocs en avant, poussa un hurlement guttural et inhumain, lorsque Edmond brandit à sa vue un lourd crucifix d'argent. Comment avait-il eu vent du drame se tramant à l'intérieur du petit logis ? Par quel miracle providentiel le hasard le poussa-t-il à intervenir ? À surgir in extremis pour éviter à la kidnappée un funeste trépas ? Cela, Léonore ne le sut jamais. À dire la vérité, elle ne se risqua pas même à poser la question.
Paniquée et courroucée, la vampire se résolut à prendre la fuite en passant au travers des carreaux d'une fenêtre. Malgré la hâte de sa fuite effrénée, elle n'omit cependant pas d'emporter la jeune otage sous son bras comme une vulgaire marchandise. Une course contre la mort s'engagea alors.
Les rues austères et brumeuses du village étaient désertes cette nuit-là, livrées tout entières à la tragédie qui se jouait sur ses pavés humides. Charriée sans ménagement par sa ravisseuse, les mains glaciales pressées contre sa peau étaient l'unique sensation dont avait conscience Léonore. Dans un indescriptible tumulte saturé par des ombres floues, indistinctes, elle perçut une série de coups de feu se répercutant dans les ténèbres. Bien que la vitesse de la fuyarde fût prodigieuse, Edmond de Lacarme se lança aux trousses de celle-ci, déterminé à ne pas laisser filer son gibier. L'une des balles en argent parvint à atteindre sa cible au niveau d'une jambe et lui arracha un gémissement de douleur. La buveuse de sang pourchassée n'avait en cet instant plus rien de commun avec la mère, la femme, connue par l'enfant.
La poursuite effrénée parut s'éterniser, mais ne dura en réalité guère plus d'une poignée de minutes. Elle se termina dans l'impasse d'une ruelle crasseuse et sans issue. Un cul-de-sac ! Blessée, la vampire abandonna à même le sol son fardeau vivant devenu trop encombrant et concentra son attention sur l'homme qui ne l'avait pas lâchée d'une semelle durant sa cavalcade. Hors d'haleine, Edmond n'en était pas moins prêt à combattre pour achever son œuvre d'exécution.
Quelques instincts maléfiques incitèrent la créature livide à défendre sa peau sans concession. Après avoir évalué ses chances de l'emporter, elle se précipita dans une complainte déchirante sur son adversaire, mais son hésitation, aussi brève fut-elle, se révéla fatale : le chasseur la tenait déjà en joue ! Le canon du revolver pointé vers la non-morte déversa une nouvelle salve de détonations, relayées par-delà le silence nocturne empreint d'inquiétude. Les environs retinrent leur souffle. La vampire fut fauchée dans son élan et s'effondra à seulement quelques mètres à peine du tireur. Ce dernier ne céda pas un pouce de terrain car l'issue de l'affrontement était encore loin d'être déterminée. Edmond se dirigea vers sa proie d'un pas calme, armé d'une machette courte tirée d'une des poches intérieures de son manteau. Le tranchant de la lame étincela d'un mauvais présage dans le clair de lune, tandis que le chasseur risquait un contact direct avec la créature. Une femme écartelée par la frontière si trouble délimitant la vie du néant abyssal. Un être blafard mortellement blessé, aux abois, mais non pas moins redoutable.
Hagarde, Léonore assista alors à toute la scène : le moment où l'homme faillit se faire énucléer par les griffes de la harpie déchaînée, l'ouverture qui lui permit de décapiter la furie d'un geste net et précis… le sillon écarlate éclaboussant les pavés de la ruelle ! L'intégralité du massacre se déroula sous ses yeux horrifiés ! Cette mise à mort inévitable devrait hanter la rescapée durant les années à venir chaque nuit, tel un fardeau. Un bien lourd handicap que ces cauchemars pour une âme fragile !
Quand la tension retomba enfin ce fameux soir, Edmond avait survécu une fois de plus. Son visage souillé de sang, impénétrable comme celui d'une statue immuable, ne laissait rien transparaître de ses pensées, de ses émotions. À voir son calme détaché, il eut semblé avoir vécu ce genre de situation un nombre incalculable de fois. Avant qu'une foule de curieux ne vienne troubler le répit momentané, il s'accorda le temps de ranger avec soin ses armes. Cette précaution accomplie, il se dirigea vers Léonore dont le regard vaquait du corps meurtri de sa mère jusqu'au sauveur qui venait de l'arracher à une mort certaine, ou pire encore. La tourmente apaisée, la peur s'éclipsa pour laisser place à des larmes légitimes.
Lorsqu'il prit la petite sanglotant dans ses bras, le regard dur d'Edmond de Lacarme s'adoucit en faveur d'une bienveillance difficile à soupçonner chez quelqu'un d'aussi massif et taciturne. Le masque sans faille de son inflexibilité tomba, laissant place à la nature véritable de ses sentiments. Sans un mot, il se contenta de serrer contre lui la jeune victime accablée de chagrin. Là, dans la ruelle mal éclairée, son visage enfoui contre le large torse de son protecteur, l'orpheline pleura longtemps pour apaiser sa peine que rien n'aurait pu endiguer. Une inspection sommaire révéla les traces de morsures laissées par la mère possédée : au niveau du poignet droit et de la carotide. Son pouls battait à tout rompre suite à une pareille agitation, mais elle vivrait. Et puis il y avait la force intérieure d'Edmond, communicative, qui insuffla à cette dernière une étincelle de courage inespéré.
Hildéric arriva sur les lieux accompagné d'hommes et de femmes ayant perçu les éclats de la traque. Un attroupement de gens effrayés, prêts à déverser à tout moment leur amertume ; cette exacerbation provoquée par les trop nombreuses et inexplicables mises en terre qu'ils s'étaient vu infliger ces derniers jours. Ils ignoraient que l'épidémie vampirique sévissant sur leurs terres planait toujours, tel un couperet au-dessus de leurs têtes. Car le responsable de tant de souffrances, de tant de malheurs, se trouvait encore en liberté, quelque part à l'abri de la vindicte villageoise.
Par mesure de sûreté, Edmond s'empressa d'envelopper l'enfant dans son manteau. Les villageois hostiles, aveuglés par leur colère, s'approchèrent du cadavre du vampire décapité. Oubliant toute civilité, ils donnèrent libre cours à leur rage et entreprirent de s'acharner sur celle qu'ils considéraient comme un démon. Ils la démembrèrent avant de brûler ses restes sur la place publique dans la fournaise d'un bûcher improvisé.
Un moyen comme un autre d'exorciser leur tourment et mettre un terme à cette sombre période d'incertitude.
Le chasseur emmena Léonore, toujours nichée dans ses bras, jusqu'au fiacre stationné dans une rue à l'écart. Il voulait avant toute chose éviter que les habitants du coin ne remarquent la présence de sa protégée et ne dirigent vers elle leurs représailles. Hildéric, qui avait lui aussi observé les marques de morsures, protesta avec véhémence devant la clémence de son aîné. Selon sa doctrine, toute personne ayant eu un rapport direct avec un nosferatu devait être réduit à néant sans autre forme de procès. Une mesure radicale destinée, à son avis, à assurer la survie de l'humanité face aux monstruosités la menaçant.
Edmond ne voulu rien entendre de ses théories fumeuses. Depuis quelques temps, les opinions entre le maître et son disciple divergeaient sur bien des sujets et le jeune homme dépourvu de compassion durcissait sans cesse ses préjugés. Sa haine se propageait envers tout ce qui s'écartait à ses yeux de la norme rationnelle. Entre l'érudit expérimenté et son apprenti, le torchon s'était consumé jusqu'à un point de non-retour et leur collaboration devrait bientôt toucher à sa fin.
Edmond décida cette nuit-là d'ignorer les exhortations venimeuses du jeune Hildéric Labrière. Léonore vivrait, pour lui cela ne souffrait nulle discussion ! La mort de sa mère était un drame épouvantable à tous les égards. Le spécialiste en vampirisme se promit de faire son possible pour soigner cette réchappée à présent seule, et peut-être aussi ramener un sourire sur ses lèvres… veiller à ce qu'un avenir clément soit possible pour elle.
Le voyage de retour en calèche fut pour Léonore un périple vers l'inconnu. Rythmé par le galop des chevaux, elle fit ses adieux à sa Bretagne natale pour gagner la région niçoise. L'expédition débuta dans l'atmosphère feutrée de la nuit et se poursuivit toute la journée durant. Après réflexion, Edmond avait jugé préférable d'emprunter la voie des chemins et des sentiers à la défaveur de l'option ferroviaire, pourtant plus rapide et confortable. Cependant, le chasseur ne négligea pas les soins de la petite murée dans le silence. Son chapeau melon posé non loin, il ouvrit sa mallette de cuir et administra aux endroits meurtris de son épiderme un remède de sa fabrication pour apaiser les démangeaisons. Cela fait, il recouvrit avec une bande spécialement prévue à cet effet les stigmates gravés dans sa chair. La morsure d'un vampire ne se révélait dangereuse que sur le long terme, si l'étreinte de sang se répétait sur plusieurs nuits. Une agression unique avait peu de chance de laisser des séquelles irréversibles.
L'attelage arriva seulement en début de soirée au prieuré de Sainte-Rosière, le domaine occupé par la famille de Lacarme depuis plusieurs générations. Un repaire retranché, à l'abri de la curiosité de toute personne indésirable. Malgré sa faiblesse et l'appréhension qui la taraudait alors, le souvenir de cette première approche avec son nouveau chez soi restait aujourd'hui encore empreint en elle de façon inaltérable. Son esprit nota le moindre détail, la moindre couleur ou odeur, même la plus insignifiante. Elle ne s'était encore jamais aventurée hors des limites de son village et ne connaissait que les rues sinueuses du quartier l'ayant vu naître.
En posant pied-à-terre, Léonore réalisa qu'elle était capable de se mouvoir par ses propres moyens. Le traitement improvisé par celui qui serait à compter de ce jour son tuteur lui permettait de tenir sur ses jambes malgré une relative faiblesse.
En guise de bienvenue, l'air vif de l'hiver caressa son visage sans une once d'agressivité. Une brise clémente, enrobée par l'arôme des oliviers qui peuplaient le jardin du prieuré réaménagé.
La main puissante d'Edmond se referma avec précaution sur les doigts bien plus délicats de sa pupille afin de la rassurer. Ils empruntèrent une allée de gravier pour franchir le porche de l'édifice central. Le prieuré de Sainte-Rosière avait appartenu autrefois à un ordre monastique avant que la famille de Lacarme ne décide de s'y établir plus de deux cents ans auparavant. Le domaine s'étendait sur un large territoire coincé entre les hauteurs d'une calanque et la végétation éparse d'une forêt typique de la Côte d'Azur. Ses limites se trouvaient démarquées par un muret en ruine s'efforçant de résister tant bien que mal aux sévices du temps. Trois bâtisses construites en pierres sèches d'un blanc argileux, qui formaient à une époque lointaine les fondations d'une abbaye, se dressaient au milieu de la cour : un hangar, une résidence principale où vivaient les propriétaires et un modeste gîte faisant office de chapelle de campagne.
La demeure des Lacarme était aussi cossue qu'immense, mais dépourvue dans son emménagement de toutes fioritures superflues. L'intérieur, meublé avec un goût indéniable mais discret, laissait transparaître un confort humble, fonctionnel, qui se dispensait de déployer une opulence tape à l'œil.
Léonore traversa le hall décoré d'une armure moyenâgeuse préservée avec soin et pénétra à l'intérieur du grand salon destiné à accueillir amis et visiteurs. Pendant qu'Edmond s'entretenait en aparté avec une femme d'un âge certain à la chevelure au blanc neigeux montée en chignon, la fillette intimidée put observer à loisir le nouveau cadre où elle grandirait. Le mobilier possédait quelque chose de rustique, patiné, comme s'il se transmettait dans cette famille depuis des siècles. Pas un seul grain de poussière, aucun objet déplacé pour venir perturber l'ordre établi… Tout n'était que propreté et harmonie. Un endroit agréable pour une enfant ayant besoin plus qu'autre chose de repos et de stabilité à ce moment difficile de sa vie. Le plus curieux, sinon le plus impressionnant, demeurait la série de portraits recouvrant les murs. L'un d'eux, disposé au centre de la pièce juste au-dessus de la cheminé éteinte, affichait une dimension imposante. L'œuvre paraissait considérer du haut de son mur les occupants du salon. Elle représentait l'une des femmes les plus belles que Léonore n'ait jamais eu l'occasion de voir, l'une des plus tristes également. Vêtue d'une robe pourpre au col de dentelle, le visage mince du modèle, encadré par une chevelure au noir de jais identique à son regard affecté, semblait tourmenté par quelques mystérieuses mélancolies. Une morosité palpable émanait de chaque délicate nuance concédée sur la toile.
Tandis que Léonore se demandait qui pouvait être cette dame solennelle à l'aura si respectable mais résignée, Edmond vint la rejoindre dans sa contemplation du portrait. Sa voix profonde et rassurante lui expliqua qu'il s'agissait de sa défunte épouse. Il se garda par pudeur de mentionner à son auditrice les conditions dans laquelle celle-ci avait perdu la vie, mais elle apprendrait plus tard l'origine de sa disparition. Un vampire s'était vengé du chasseur au travers de la personne la plus précieuse de sa vie : sa femme !
Deux garçonnets un peu plus âgés que Léonore firent bientôt leur apparition dans la pièce en compagnie de Mathilde, la gouvernante aperçue un peu plus tôt en train de s'entretenir avec le maître de maison.
Edmond s'approcha d'eux et après une salutation peu démonstrative, posa une de ses mains sur chacune des tignasses brunes de ses fils, candides et si frêles comparés à la masse de leur père. Ainsi, Léonore fit la connaissance de Gérald, âgé de dix ans, et de Paul, son cadet de deux ans. À la simple expression de leurs regards, les sentiments bien distincts éprouvés par les deux garçons transparurent avec clarté. Ils étaient si différents l'un de l'autre en cet instant particulier, chacun fidèle à une personnalité propre. Aimables et conformément à la demande de leur père, ils souhaitèrent la bienvenue à leur timide invitée. Ils n'avancèrent aucune question lorsqu'il leur fut annoncé que l'inconnue à la blondeur d'orge serait à compter de ce jour leur nouvelle petite sœur. L'éclat de leurs yeux trahissait pourtant les vagues de questions nourries par les gamins, mais ils parvinrent admirablement à en contenir le flot.
Les années qui suivirent leur permirent d'étancher leur curiosité à l'égard du membre tout récent de la famille.
Les garçons et la fille s'évitèrent bien sûr lors des premiers jours, aucun des deux camps n'étant pressé de faire le premier pas. Puis, au fil des semaines, Gérald et Paul commencèrent à s'habituer à la présence de Léonore. Ils se risquèrent à lui parler, d'abord avec prudence et moult manières, puis plus intimement. Ils s'amusèrent à sonder la teneur de leur cœur comme les enfants en ont le secret. D'intruse un peu mystérieuse, cette étrangère qu'avait ramenée leur père de l’une de ses excursions devint un maillon indéfectible de leur clan fermé. Privés de leur mère très jeune, une présence féminine avait longtemps manqué au sein du foyer des Lacarme, et la venue de Léonore, si pondérée et prévenante, apporta la lumière qui manquait dans la vie des deux frères. Une lumière sur laquelle ils allaient s'employer à veiller âprement.
À cause des épreuves qu'ils eurent à endurer très tôt, ces derniers étaient unis comme les doigts de la main. Rien ni personne n'aurait pu les séparer. Un tandem discipliné et fidèle aux recommandations de leur père malgré son âge précoce. Leur respect laissait pourtant assez de place à leur malice espiègle pour s'exprimer lorsqu'une occasion se présentait. Et les opportunités, souvent, ne manquaient pas il est vrai : espionner les occupants de la maison, organiser des excursions gourmandes en cuisine, fureter du côté de la salle interdite où étaient entreposés les artefacts…
Par mesure de sécurité, les fils d'Edmond de Lacarme n'allaient pas à l'école, les activités de ce dernier interdisant à sa progéniture autant que possible le contact avec l'extérieur. Leur enseignement était assuré par des précepteurs choisis avec soin. Gérald et Paul vivaient donc reclus au prieuré de Sainte-Rosière, mais ne souffraient pas outre mesure de leur isolement. Léonore pouvait observer des soirées entières les deux frères s'affronter dans des joutes de dés ou de cartes à la lueur des lanternes, à défier leur chance et leur adresse dans un élan toujours empreint de complicité. Et même certaines nuits, au profit du sommeil des adultes, elle voyait par l'entrebâillement de sa porte l'inséparable duo se faufiler hors de leur chambre en quête d'aventures imaginaires dans les couloirs de la demeure. Déjà happés par la soif de fantastique et de mystère ! La fillette, bien sûr, n'osait prendre part à ces escapades nocturnes lors des toutes premières années. Il lui fallut s'être affranchie des entraves de sa timidité pour se joindre à ses compagnons de jeux.
La ressemblance physique entre les deux garçons avait une similitude naturelle et frappante à la fois. Néanmoins, ce fut leurs regards respectifs, si différents, qui saisit Léonore tandis qu'elle apprenait à les connaître. À leur façon de se comporter avec les gens, il était possible de se faire une idée précise de leurs caractères spécifiques. Malgré son air toujours un peu distant et rêveur, on devinait le sens des responsabilités et la fragilité pesant déjà sur les épaules de Gérald. Jamais un mot plus haut que l'autre, toujours à l'écoute de ceux requérant son aide… son attitude calme était remarquable pour un gosse. Paul, quant à lui, avait quelque chose de plus enjoué, de plus espiègle et passionné. Son impétuosité se reflétait dans chacun de ses gestes, ses yeux marron pétillant d'une malice qui n'avait d'égal que sa soif de découvrir le monde. À l'inverse de son aîné, il appréciait les longues conversations, l'humour et dégageait déjà un formidable charisme. Quand Léonore comparait les deux héritiers d'Edmond, ils lui faisaient penser à des éléments opposés, tout en contraste, mais de natures complémentaires.
En leur compagnie, la jeune fille vécut les années les plus riches en sentiments de sa vie. Entourée par l'affection des frangins bientôt incapables de se passer d'elle, Léonore s'épanouit et développa son tempérament de femme mieux qu'elle n'aurait jamais pu le faire ailleurs.
L'existence au quotidien n'était pourtant pas toujours facile au prieuré de Sainte-Rosière.
Les blessures physiques infligées à Léonore par sa mère, après la transformation en non-morte de cette dernière, guérirent comme prévu au bout de quelques semaines. Ne subsistèrent ainsi plus que de petites cicatrices pouvant passer à vue d'œil pour de simples grains de beauté. Les dégâts occasionnés sur le plan psychique se révélèrent par contre incurables. Chaque nuit au moment de fermer les paupières, les rêves de l'orpheline prenaient l'allure de terrifiants cauchemars ; des songes teintés du sang le plus écarlate. Elle revivait dans ses moindres détails l'exécution du vampire l'ayant mise au monde, ressentait la frayeur intacte du moment où des mains glaciales s'étaient emparées d'elle par la force… toutes ses pensées s'enlisaient dans un univers décrépi aux funestes couleurs de perversion et de souffrance.
Les cris nocturnes de Léonore ne manquaient pas de réveiller les occupants de la demeure pourtant vaste, qui accouraient alors à son chevet afin de dissiper sa terreur et lui faire retrouver sérénité et quiétude. Quand Edmond ou Mathilde ne répondaient pas présent, il y avait toujours Paul ou Gérald pour se dévouer. Parfois même, c'était ensemble que le duo prenait la peine de réconforter au mieux sa sœur. Si Morphée interdisait les bienfaits de son royaume à Léonore, du moins cette dernière ne manquait-elle pas d'affection. La tendresse de ses proches l'accompagnait dans les moments où son âme affrontait ses craintes les plus sombres, avec la chambre à coucher pour champ de bataille.
De leur côté, les garçons n'avaient pas non plus des journées faciles. Car en plus d'une éducation classique et rigoureuse, Edmond inculquait à ses fils les valeurs héritées de leur famille ainsi que tous les secrets de traque pour comprendre et appréhender le fléau sans équivalence incarné par le vampirisme. Du haut de leurs huit et dix ans, les frères furent initiés aux arts occultes, à l'étude de la magie et aux phénomènes inexplicables. En dehors de toute cette érudition amassée au fil de longs siècles de sacrifices, Gérald et Paul s'adonnaient également au rude apprentissage de la boxe, des exercices physiques, ainsi qu'à certaines approches du maniement des armes blanches ou à feu… Une véritable formation destinée à faire des successeurs du clan des soldats dévoués à une cause dont ils ne saisissaient pas encore toutes les nuances ni la gravité.
Dissimulé derrière sa froideur apparente et son air intransigeant, Edmond considérait Léonore comme sa propre fille. Il la traita sur un pied d'égalité avec ses fils, avec peut-être même plus d'attention et d'égard. Toutefois, il était un domaine auquel il se refusa dans un premier temps de la mettre au fait : les activités réelles de la famille de Lacarme et les menaces indicibles contre lesquelles ils luttaient si âprement depuis des générations, sans relâche. Il prenait soin de la tenir à l'écart des leçons de démonologie, des études peu recommandables sur les cercles de nécromancies liées aux manifestations paranormales. Comme si cela faisait partie de la plus légitime des logiques, le père de Léonore refusait à celle-ci de toucher à une arme sous aucun prétexte. À ses yeux, une femme n'avait nul besoin de savoir utiliser un pistolet ou pire, un couteau.
Cependant, un évènement le fit changer d'avis et prendre la mesure de sa négligence.
Une nuit d'été, alors que les effluves de lavande se mêlaient au chant des grillons, un vampire en quête de représailles attaqua le prieuré de Sainte-Rosière. L'assaillant âgé de plusieurs siècles aurait pu agir de jour, mais sans doute préféra-t-il jouir de ses pouvoirs alloués par les ténèbres pour passer à l'action. La place était préparée à une éventualité de ce genre. Gérald et Paul savaient quoi faire en pareille situation de danger grâce à des consignes précises. Mais Léonore, alors âgée de huit ans, se laissa prendre au piège lorsque l'intrus immortel s'immisça dans son esprit encore fragile. Après avoir pioché sans vergogne dans ses souvenirs, pillé le vivier de ses émotions les plus intimes, il lui fit entendre la voix de sa défunte mère afin de l'attirer à l'extérieur, là où il n'y aurait aucune protection pour la sauver d'un funeste sort.
Une fois de plus, comme lors de leur première rencontre, Léonore ne dut sa survie qu'à l'intervention d'Edmond. Ce dernier parvint à prendre à revers le vampire et à le terrasser par surprise d'un coup de fusil bien placé. La tête de son agresseur vola littéralement en éclats sous la puissance de l'impact, tandis que la créature d'outre-tombe, ivre de vengeance, s'agrippait encore à sa proie. Les balles en argent peuvent avoir un effet dévastateur sur les êtres damnés lorsqu'elles sont utilisées avec adresse.
Après cette triste mésaventure qui avait frôlé la catastrophe, l'expert en vampirisme se ravisa et oublia ses idées préconçues. Il jugea enfin la petite capable, elle aussi, de connaître ces forces maléfiques que les civilisations modernes tendaient dangereusement à occulter. Néanmoins, il demeura intraitable sur la question du maniement des armes à feu, et prohiba à Léonore leur utilisation. C'est seulement après son quinzième anniversaire, sous la supervision clandestine de Paul, qu'elle eut enfin l'opportunité d'apprendre à recharger un barillet et viser correctement. Elle aima d'ailleurs cela à tel point que la demoiselle se prit d'une véritable passion pour l'univers des carabines et des revolvers ; une passion qu'Edmond ne vint jamais à soupçonner. Déjà, la persévérance était l'une des principales qualités du membre féminin de la famille !
Comment est-ce possible d'instiller tant d'espoir et de bonheur à une personne aimée quand on en est soi-même si cruellement dépourvu ? Léonore retourna cette question des centaines de fois dans sa tête sans jamais trouver une ébauche de réponse. L'avenir promis à Edmond de Lacarme et ses fils n'avait rien de reluisant, tout comme le passé de leurs ancêtres, souvent gangrené par le malheur et le sacrifice pour un plus grand nombre. Et pourtant, ils parvinrent à raviver un sourire lumineux sur les lèvres de celle qu'ils avaient adoptée et décidé de chérir, mieux que quiconque n’aurait pu en être capable.
Le sort fit de Léonore la spectatrice impuissante de la tragique destinée de ces gens si importants pour elle. Les années avançaient, les saisons filaient sans répit, mais les contraintes du clan restaient figées, immuables. La petite fille déracinée laissa place à une adolescente bien dans sa peau malgré l'anxiété de ses nuits. Elle suivit l'évolution de ses frères qui de mioches adorables, devinrent de beaux jeunes hommes sérieux, conscients à chaque instant des responsabilités pesant sur leurs épaules. Ils ne manquaient jamais le sermon hebdomadaire du dimanche à l'église du village, l'une de leurs rares occasions de sortie en public. Edmond tenait à voir les siens entretenir leur foi religieuse, bien que lui-même parût se rembrunir lors de certaines paroles du curé ou versets bibliques. Silencieuse dans le recueillement paroissial, Léonore se demanda bien des fois si son père adoptif croyait en Dieu. Elle-même, qui avait frayé de si près avec le mal, doutait parfois d'une existence supérieure et bienveillante. Un être illuminé par la grâce divine laisserait-il sa création entre les griffes de créatures aussi funestes que les vampires ? Accepterait-il de voir la vie ainsi profanée, les âmes pieuses tourmentées ? Permettrait-il seulement que de simples mortels éphémères aient à subir les affres d'une damnation à même de proliférer si des humains ne parvenaient à lui faire obstacle ?
À toute heure du jour ou de la nuit, des gens en proie aux tourments les plus divers venaient quérir la sagesse d'Edmond de Lacarme : malédiction, envoûtement, mauvais œil… les efforts du chef de famille étaient bien souvent bénévoles, motivés par aucune aspiration au profit. Son altruisme ne lui faisait payer que les personnes aisées bénéficiant de larges moyens. Les victimes de forces innommables aux revenus plus modestes n'avaient quant à elles à s'acquitter de rien, hormis leur confiance envers celui qui représentait souvent leur espoir le plus concret… leur salut dans un monde livré en pâture au scepticisme moderne.
Les autorités ne manquaient pas de faire régulièrement appel aux services de l'érudit en vampirisme et occultisme. Des émissaires, en provenance de divers gouvernements européens, pouvaient venir à tout moment pour demander l'assistance de ce dernier au sujet d'affaires gravissimes, le plus souvent macabres, sur lesquelles lui seul était en mesure de faire la lumière. Léonore et ses deux frères observaient alors discrètement par les fenêtres de l'étage leur père partir en compagnie d'hommes vêtus aussi bien en civil qu'en uniforme. Ils ignoraient toujours s'ils le reverraient, car le péril de ses voyages n'avait rien d'un mystère. C'était alors Mathilde, leur gouvernante à la sagesse rigide, qui veillait sur eux, sur le suivi de leur éducation. Toutefois, Edmond revint toujours ! Même si certaines de ses expéditions tenues sous le sceau du secret ne manquèrent pas de lui infliger leur lot de blessures en souvenir. Gérald et Paul vivaient dans une inquiétude permanente, car ils avaient également partagé l'effroyable expérience de perdre leur mère sous la vindicte d'un non-mort.
Si une part d'ombre ne trouva jamais d'éclaircissement aux yeux de Léonore, ce fut sans doute d'évaluer les sentiments qu'éprouvait Edmond pour son épouse. Quand ils rendaient visite tous les quatre à la sépulture de cette dernière, à l'abri du petit cimetière privé, le regard du veuf se perdait vers un horizon de souvenirs n'appartenant qu'à lui. La mélancolie de l'être perdu l'enveloppait comme un linceul lorsqu'il se recueillait devant la tombe d'une femme aimée à tel point qu'il n'avait pu lui trouver remplaçante. Oui, Léonore aurait donné cher pour connaître la mère défunte de Gérald et Paul, quel genre de personne avait été à même de laisser une empreinte aussi indélébile dans le cœur de ceux lui ayant survécu.
Et pourtant, malgré tant de tristesse contenue, que de bons souvenirs à cette époque ! Que de tendresse déployée, d'amour et de confidences dans le décor intime du prieuré replié sur lui-même !
Le caractère de Paul s'affirma sans cesse à l'inverse de celui de Gérald. Lui s'amourachait de tous les livres susceptibles de tomber entre ses mains. Le plus jeune des deux frères avait même affligé son aîné du sobriquet affectueux de « rat de bibliothèque », taquinerie que l'intéressé ne prenait même pas la peine de contredire.
L'été de ses seize ans, Edmond demanda à des amis parisiens de faire découvrir à Léonore les plaisirs de la capitale. D'après lui, toute jeune fille respectable se devait d'être au fait des us et coutumes de la plus grande ville de France. Léonore accueillit avec enthousiasme ces vacances prometteuses, mais ressentit dans le même temps un indéfinissable malaise. L'idée qu'on veuille l'écarter provisoirement du prieuré lui effleura l'esprit ; n'ayant toutefois rien pour confirmer ses soupçons, elle finit par enfouir ses réticences.
C'est ainsi que la fraîche demoiselle, vierge de toute expérience touristique et ombrelle en main, put appréhender à plus soif les monuments de Paris, ses restaurants, l'achalandage astronomique de ses boutiques… Elle s'habitua bien vite à l'art de vivre de ses hôtes aux petits soins pour elle. Durant cette parenthèse aventurière qui devait lui faire franchir le pas ultime de sa féminité, Léonore connut sa première amourette, passagère mais intense. La fréquentation étroite de certains esprits brillants dans les cafés à la mode et dîners mondains lui permirent d'enrichir son sens de la réflexion et d'affûter ses capacités de déduction déjà formidables.
Lorsqu'au crépuscule de l'automne Léonore regagna la Côte d'Azur au terme de son séjour, son flegme ainsi que son intelligence avait grandement évolué, gagné en maturité.
Une bien triste constatation allait pourtant gâcher la joie de son retour parmi les siens.
Dès le moment où ses yeux au bleu délavé se posèrent sur ses frères, elle saisit que quelque chose s'était produit durant son absence. Une cassure irréparable. Ce changement insidieux, désavoué par ses proches eux-mêmes, Léonore en éprouvait cependant le trouble avec clarté. Paul, et surtout Gérald, avaient tous deux l'éclat de leur regard terni par une cause indéfinissable. Les jours suivants, elle comprit bien vite l'origine de son appréhension : ce n'était rien de moins que l'innocence qui avait déserté le cœur de ceux incarnant sa seule famille.
À force de questions et de persévérance, Léonore parvint un soir à faire avouer à Paul les circonstances leur ayant infligé de tels stigmates. Edmond avait pris la précaution d'éloigner la jeune fille afin de faire subir à ses fils une épreuve initiatique, un baptême du feu au cours duquel les héritiers du clan s'étaient vus contraints de participer à l'exécution d'un authentique vampire qui semait la désolation dans une bourgade anglaise. Toutefois, l'opération ne s'était pas déroulée comme prévu et se transforma en une épouvantable boucherie !
L'immortel, traqué durant des jours et des nuits pleines de fureur, se révéla en réalité bien plus ancien et puissant que prévu à l'origine. Pour mettre un terme à ses agissements, les de Lacarme eurent toutes les peines du monde à piéger le buveur de sang et lui porter un coup fatal. L'affrontement se termina dans un effroyable carnage dont les visions persécutaient encore Paul dans son sommeil. Gérald, quant à lui, en avait perdu le goût de vivre, de lire, ou d'espérer. Son univers se cantonnait jusque-là au cadre rassurant des étagères chargées de livres. La destruction de monstres immortels, à la beauté aussi diaphane que dangereuse, n'était décemment pas une activité envisageable pour son avenir. Et pourtant, l'aîné de Paul surpassa par quelques mystérieux prodiges son dégoût et persévéra coûte que coûte à marcher dans les pas de son père.
Cette période marqua la fin d'une époque et le début d'une autre, bien plus sombre. Les frères de Léonore commencèrent à s'éloigner d'elle, pour voyager à leur tour aux quatre coins de l'Europe, partout où les ténèbres répandaient mort et malédiction. Par prudence, et afin de pallier leur inexpérience, Gérald et Paul joignaient leurs efforts. Edmond, de son côté, continuait à faire cavalier seul dans ses déplacements. Un vieux loup habitué à flirter avec la mort ne peut bouleverser ses mœurs de chasseur…
Par la force des choses, Léonore se retrouva en charge de toute l'intendance des affaires de la famille. Les courantes, les relationnelles, et les plus complexes… Elle réussit de façon magistrale l'administration du prieuré de Sainte-Rosière. Jamais elle ne refusa conseil et assistance aux gens qui requéraient son aide, le plus souvent pour de bien sinistres négoces. Elle se dévoua avec un tel entrain qu'elle ne tarda pas bientôt à devenir elle-même une experte des domaines touchant au paranormal, aux forces inconcevables.
Elle, la jeune enfant arrachée à sa Bretagne natale ! Sauvée d'un sort peu enviable, recueillie et aimée par des individus à l'altruisme discret, hors du commun. Cette famille qui malgré la terrible mission lui incombant, fit de Léonore son bien le plus précieux, son joyau préservé de toute souillure dans un écrin d'affection. Elle, le trésor caché du clan de Lacarme ! Tant de bons souvenirs à l'évocation des après-midi ensoleillés et heureux à jouer à l'ombre du grand micocoulier dressé dans le jardin verdoyant ! Tant de plaisirs partagés parmi les effluves odorants des parterres de jonquilles, sous le regard taciturne d'Edmond qui assistait aux récréations de ses enfants par la fenêtre de son bureau ! Léonore revoit encore parfaitement ces moments où elle détachait ses yeux des amusements de ses frères pour croiser l'espace d'un instant fugace l'attention bienveillante, quoique inquiète, de l'homme si protecteur à son égard.
Gérald, Edmond… Des souvenirs simples, mais si inestimables pour la jeune femme en cette difficile période de funérailles ! L'incroyable pouvoir de la mémoire capable de retranscrire des tranches de vies irremplaçables, de capter l'essence d'émotions précieuses, lui apportait un réconfort réel. Un apaisement empreint de mélancolie et de regrets… un soutien essentiel pour supporter sa profonde affliction du moment.
Le silence hivernal berçait la nuit paisible, solitaire. D'un geste machinal, Léonore écrasa la larme qui glissait sur les courbes de sa joue. Son verre de cognac était vide à présent, un peu comme son âme depuis quelques jours. Et l'imperceptible sensation de réconfort éprouvée par la jeune femme n'avait rien à voir avec l'alcool ! Les images de son enfance, les souvenirs engrangés de tous les instants passés ici même au prieuré de Sainte-Rosière… toutes ces bribes d'autrefois étaient parvenues à rasséréner son âme mise à mal, à insuffler en elle un peu de chaleur. Une paix intérieure au vernis fragile, mais qui l'aiderait toutefois à endurer les épreuves qu'elle se voyait contrainte de subir.
Les épaules lourdes, les yeux fatigués et brûlants, Léonore se leva de son fauteuil. Elle abandonna le paysage nocturne du jardin nimbé par l'éclat lunaire et rejoignit sans un bruit le confinement de sa chambre. Edmond et Gérald, le père et le fils, n'étaient plus à présent. Elle devait se résoudre à cette idée déchirante, accepter cette intolérable fatalité ! C'est elle qui avait organisé et présidé les offices funéraires. Le jour des obsèques simultanées, beaucoup de personnes importantes ou anonymes avaient tenu à faire le déplacement, quitte à parcourir des distances considérables. Tandis qu'elle observait cette mobilisation pour honorer une dernière fois les défunts, Léonore réalisa tout le bien qu'Edmond et ses fils avaient apporté autour d'eux. Combien ils inspiraient le respect et la gratitude pour leur dévouement désintéressé.
Même le très controversé Hildéric Labrière fit le voyage pour l'occasion. L'ancien disciple d'Edmond avait depuis fondé un mouvement baptisé "Le cercle des chasseurs de Ténèbres", un groupuscule extrémiste qui rassemblait des fanatiques prêts à anéantir toute forme de sorcellerie ou de vampirisme, quitte à recourir aux pires méthodes. Cette organisation sinistre à la réputation sans cesse croissante se targuait d'être les inquisiteurs de cette fin du XIXe siècle. Le groupe ne manquait d'ailleurs jamais un prétexte pour critiquer la renommée du clan des Lacarme que son chef jugeait trop indulgent et laxiste à son goût.
L'homme n'avait rien à envier aux intentions malsaines des suceurs de sang qu'il traquait. Il escomptait tirer profit du déclin de la famille de Léonore. Tout au long de la cérémonie grise et pluvieuse, il n'avait cessé de fixer cette dernière d'un regard où transparaissaient la haine et l'écœurement nourris à son égard. Lui qui aurait voulu la voir périr sur un bûcher lors de cette nuit funeste, ce cauchemar où la transformation de sa mère avait changé à jamais son existence.
Néanmoins, Hildéric se fourvoyait lourdement. La famille adoptive de la belle rescapée était loin de s'avouer vaincue. Elle avait bien l'intention d'empêcher le cercle des chasseurs de Ténèbres de répandre son venin et salir le travail des siens. La chasse aux vampires et aux forces obscures devait rester une affaire confidentielle, aux agissements feutrés. Ne pas se transformer en une exhortation à la peur et à la violence. Et puis, Léonore savait ne pas être seule pour défendre le flambeau légué par Edmond. Il y avait encore le plus jeune fils de celui-ci, Paul. Le dernier représentant d'une longue lignée d'érudits en occultisme et vampirisme. Lui aurait à cœur de faire barrage aux propagandes de Hildéric et des siens ! Lui serait en mesure d'assurer la relève confiée par ses proches.
Toujours en essayant de raisonner au mieux son chagrin, la flamme de sa lampe vacillante, la jeune femme s'avança vers la surface laquée d'ocre de sa coiffeuse et y rangea la lettre aussi soigneusement pliée que lorsqu'elle l'en avait retirée. À sa place, ses doigts fuselés s'emparèrent avec délicatesse d'un cadre en bois. Fixée à l'intérieur, se trouvait l'une des rares photos noir et blanc qu'Edmond de Lacarme avait prise en compagnie de ses trois enfants. Un instant figé sur pellicule qui renvoyait des visages aux mines presque trop sérieuses.
Cette photographie, Léonore en connaissait par cœur le moindre détail. Elle la serra pourtant tout contre sa poitrine, s'y accrochant tel un talisman salvateur. Assise sur son lit défait, elle désira soudain avec ardeur croire en cette destinée qui molestait les siens si cruellement, les mettait au supplice de mille tourments. Croire qu'un lendemain serait encore possible pour elle et son frère Paul. Sa dernière famille, l'héritier de sang du clan de Lacarme.