Lettre découverte dans les affaires personnelles de Gérald de Lacarme ; écrite à l'attention de son père Edmond de Lacarme.

Domaine de Kreuzburg, le 04 décembre 1898

Cher père,

Lorsque cette lettre vous parviendra, la mission qui m'a été échue aura été menée à terme depuis plusieurs jours.

Dès mon arrivée sur place au domaine, le mal contre lequel vous m'aviez mis en garde sévissait sans l'ombre d'un doute depuis plusieurs mois au sein même de la famille Kraemer. En effet, un de ses membres était déjà affecté de vampirisme. En ce qui concerne votre ami Hans ainsi que son épouse, les lieux en question se trouvaient désertés de leur présence. Ne restaient plus que ses deux jumelles, Marion et Charlotte, en compagnie de quelques membres du personnel de maison.

Charlotte, en plus de sa cécité et de sa santé des plus précaires, était en proie à une anémie foudroyante à un stade fort avancé. Mon investigation révéla que la responsable de son effroyable faiblesse était Marion, sa propre sœur. Cette dernière présentait tous les symptômes propres aux nosferatus. La jeune femme devenue morte vivante désirait emporter sa jumelle dans les ténèbres de sa damnation, ceci afin de la libérer de la maladie qui l'accablait depuis des années. À ma grande honte, je n'ai, hélas, pu mettre à jour au premier coup d'œil la nature impie pourtant évidente de la demoiselle. Cette incompétence de ma part a d'ailleurs sans doute contribué à la mort prématurée bien qu'inévitable de Charlotte.

En outre, le majordome au service de la famille, qui avait d'ores et déjà goûté au sang maudit, portait en lui les souches du mal. Réduire à néant la menace que représentait cet homme corrompu, non seulement pour le domaine, mais également pour tous les êtres vivants de la région, fut une entreprise particulièrement âpre mais finalement menée à bien. Enfin, l'élimination de la cause principale des malheurs qui sévissaient chez les Kraemer, Marion en l'occurrence, fut elle aussi couronnée de succès si l'on puit dire. Son âme est à présent purifiée de toute force néfaste et repose avec sa sœur dans quelque mystérieux royaume.

Je ne doute pas un seul instant de la peine immense à laquelle se trouvent maintenant confrontés les parents des deux jumelles. En tant que famille, mais également êtres humains, leur cœur et leur raison doivent être affectés au-delà du concevable par une perte aussi irremplaçable.

En ce qui me concerne, cette première investigation en solitaire sur le terrain, censée me donner l'occasion de mettre en pratique mes connaissances sans l'aide de personne, s'est révélée des plus désastreuses. Pour être honnête, il m'est difficile de trouver un terme suffisamment fort pour exprimer les dégâts irrémédiables que cette aventure a causés en moi. J'ai entaché la réputation de la famille mais surtout, failli aux règles les plus élémentaires qui régissent le clan.

Moi, un de Lacarme, suis tombé en profonde affection pour la créature damnée que j'étais censé combattre. Cela ne m'a heureusement pas fait oublier ma besogne, il s'en est manqué toutefois de peu pour que je ne succombe aux sirènes des maléfices me faisant face. Pour être franc, ma mission ne doit en grande partie sa réussite qu'à la chance ou à une opportunité éhontée, rien de plus.

Ce mea-culpa confessé, il est temps pour moi de vous révéler, père, pourquoi je ne puis moi-même vous faire le rapport de mon voyage en Allemagne. Voyez-vous, le cœur à ses raisons que la raison ignore. Malgré toute l'ignoble peur que m'inspirait Marion Kraemer, je fus dans la plus totale incapacité de me soustraire à son charme et sa beauté. Sa disparition en cela n'a rien changé. Son entière personne m'a si profondément envoûté que je suis, au moment même où je rédige ces quelques lignes, incapable d'oublier son image ne serait-ce qu'un bref instant. La splendeur du démon séraphique me poursuit sans cesse, même à présent qu'elle n'est plus. Le velouté de ses lèvres, l'or fin de ses cheveux, l'emprise émeraude de son regard sur mon âme… Cette obsession est ma folie, ma torture. Avoir provoqué la mort, ou la délivrance si l'on se place de notre point de vue, d'un ange déchu d'un tel éclat m'est insupportable. Mon cœur et ma conscience même ne peuvent supporter davantage le poids dont je me vois écrasé. Une unique solution me semble raisonnable afin de me soustraire à pareille souffrance : rejoindre dans les limbes de l'Au-delà celle que j'ai détruite sur notre morne terre. Je suis là, seul dans cette immense bâtisse, mon pistolet posé sur la table où je rédige ces quelques mots et la mort me semble le seul havre encore à même de m'apaiser. Ce ne sont pas là les dernières paroles d'un homme ayant perdu la raison ou la foi, mais les aveux sincères d'un être désespéré.

Pardon pour le déshonneur et la peine que je vous inflige, à toi et à la famille. Paul aurait su mieux que moi se charger de cette sinistre affaire. Malgré mes études et ma formation, les maléfices du domaine de Kreuzburg m'auront finalement vaincu.

Gérald de Lacarme