Chapitre IX

AU TEMPS DES LUMIÈRES,
UNE CULTURE DE L’INTOLÉRANCE

Une constatation historiographique, directement en rapport avec notre sujet : autant les protestants sont bien présents dans les innombrables histoires générales consacrées au Grand Roi, autant ils ont souvent disparu dans celles qui traitent de son successeur, y compris les plus récentes. Regardons par exemple les biographies de Louis XV. Les tables de matières détaillées ou les index, lorsqu’ils existent, heureusement de plus en plus nombreux, en apportent la preuve : aucune allusion à l’Église du Désert, à la Déclaration de 1724, à Antoine Court ou à Paul Rabaut, à la poursuite des emprisonnement ou des envois aux galères. Les questions religieuses qui ne manquent pas d’être évoquées concernent pour l’essentiel les conflits autour du jansénisme. Quelques exceptions heureusement : la grande synthèse sur l’Ancien Régime d’Emmanuel Le Roy Ladurie et, plus récent, l’ouvrage d’Olivier Chaline ou le volume de la nouvelle « Histoire de France » dirigée par Joël Cornette1. Pour la plupart des historiens, tout se passe comme si, après 1715, il n’y avait plus de protestants en France. La seule allusion, mais en rapport avec Voltaire, est l’affaire Calas. Des ouvrages contemporains, qui sur plusieurs points ont renouvelé la vision d’un règne souvent décrié, sont dans la continuité de leurs prédécesseurs.

Le contraste est fort avec la réalité telle que les archives elles-mêmes nous la révèlent, et pas seulement les archives de quelques intendances, particulièrement celles du Languedoc. La résistance protestante est un des faits visibles de la Régence. La réunion convoquée par Antoine Court, neuf jours avant la mort de Louis XIV, fait rapidement sentir ses effets, d’autant plus qu’une fois encore les protestants se remettent à espérer, sinon dans le rétablissement de l’édit de Nantes, au moins dans une tolérance de fait. Ainsi Jacques Roger venait d’accepter un poste de pasteur dans la prestigieuse église huguenote de Hesse-Cassel, dans le Refuge germanique, à cinquante ans. Quand il apprit la mort de Louis XIV, « croyant que cela apporterait du changement aux affaires », il renonça à ce poste sans risque pour aller prêcher en Dauphiné où il arriva à l’automne. Dès août de l’année suivante, il organisa une réunion comparable à celle dirigée par Antoine Court en Cévennes, qui établit un règlement et nomma des Anciens2. Il n’était pas le seul à espérer : une chanson qui traduisait cette confiance retrouvée se répandit parmi les huguenots de France : « Faut oublier le temps passé / Et vivre comme frères […] / Faut s’assembler tous de bon cœur / Et dire nos prières / La grand troupe des protestants / Faut qu’il [sic] se multiplie3. »

La première déclaration du Régent pouvait prêter à confusion ; s’il affirmait qu’il maintiendrait les édits contre les religionnaires, il précisait ensuite « qu’il espérait trouver dans leur bonne conduite l’occasion d’user de ménagements conformes à sa prudence ». Tout ne pouvait que conforter les protestants dans cette illusion. Sur de nombreux points, Philippe d’Orléans s’était démarqué de Louis XIV, et sa mère la princesse Palatine, d’origine protestante, avait montré ses réserves sur l’édit de Fontainebleau. L’échec de la politique de Révocation était patent : les nouveaux convertis restaient de bien mauvais catholiques et les enfants qui devaient, à défaut de leurs parents, répondre aux espérances de la Cour et du clergé, une fois devenus adultes étaient au mieux indifférents, au pire opiniâtres. Les manifestations d’opposition sous différentes formes n’avaient jamais cessé depuis trente ans. Le rapprochement du Régent avec les Anglais était une autre raison d’espérer. Le Procureur du Parlement de Paris, Joly de Fleury, s’en fait l’écho : « Les nouveaux convertis se sont persuadés, depuis la mort du feu Roi que l’indulgence dont on a usé pendant les premières années du règne de Louis XV pouvait leur faire espérer le rétablissement de l’exercice de leur religion4. » Par ailleurs, à plusieurs reprises, on sent le Régent désireux de faire quelques gestes : un mois après la prise de pouvoir de celui-ci, sa mère, la Palatine, écrit à une parente : « En cachette, j’ai sollicité pour les pauvres galériens. On m’a fait des promesses, ce que mon fils a fait pour plaire au roi d’Angleterre. » Un peu plus tard, soixante-neuf d’entre eux étaient libérés, dont un noble cévenol bien connu, le baron de Salgas. Philippe d’Orléans fit aussi relâcher des protestants qui à Paris avaient assisté à un culte à l’ambassade anglaise.

Or, à la surprise générale, les autorités ne ferment pas rapidement les yeux mais réagissent violemment. Dès le printemps 1716, une Ordonnance rappelait toutes les lois du règne précédent et poursuivait :

Rien n’est changé dans l’attitude des autorités. Ainsi, au mois de décembre 1717, un jeune prédicant, Étienne Arnaud, réunit une assemblée près d’Alès. Celles-ci, informées, réussissent à l’arrêter et l’envoient à Montpellier pour y être jugé. Un projet d’enlèvement pendant son transfert est envisagé par quelques protestants. Antoine Court s’y oppose, craignant de « fâcheuses affaires sur la province6 ». Derrière cette expression sibylline se cache la crainte de voir se rallumer une nouvelle insurrection dans cette région qui conservait fortement la mémoire camisarde, avec des anciens combattants encore vivants. Le prédicant, rapidement jugé et condamné à mort, est pendu à Alès le 22 janvier 1718, en présence d’une énorme affluence. Cette mort frappa énormément la population protestante, bien au-delà des Cévennes ; plusieurs complaintes circulèrent, célébrant celui qu’elle considérait comme un martyr. De l’autre côté du Rhône, à Bourdeaux en Dauphiné, dans un lieu où autrefois, en 1688, s’étaient tenues des réunions d’inspirés, s’organisent plusieurs assemblées à peine dissimulées. Elles sont dénoncées et l’intendant envoie immédiatement un bataillon qui rappelle au pays le temps des dragonnades. Sept maisons sont rasées, plusieurs femmes violées : la terreur s’installe dans toute la région. La déception est immense, à la mesure de l’espérance passée. Plusieurs notables osent le dire ouvertement en adressant des lettres aux autorités7. Ce qu’ils ignoraient, c’est que le Régent avait la velléité de revenir sur la Révocation et que l’un de ses conseillers influents se vanta de s’y être opposé, le célèbre Saint-Simon.

SAINT-SIMON OU LE DOUBLE LANGAGE

Le célèbre mémorialiste se glorifie en effet d’avoir joué un rôle décisif sur le sujet ; il en fait le récit dans le tome XIV de ses Mémoires, au premier chapitre8. Dans celui-ci, il évoque d’abord la recrudescence des assemblées clandestines de « huguenots », jusque dans les environs de Paris, et la place que le thème occupe dans les conseils de la Régence, preuve d’un problème toujours brûlant. Puis il en vient à la conversation avec Philippe d’Orléans :

Nul doute qu’en consultant Saint-Simon, Philippe d’Orléans s’attendait à être soutenu dans son projet de rappel des huguenots. Or il n’en fut rien, bien au contraire. À travers le commentaire du mémorialiste sur les propos de Philippe d’Orléans, on comprend immédiatement son hostilité : il y voyait l’influence de ses rivaux qui avaient proposé une alliance avec l’Angleterre et les puissances maritimes, « le duc de Noailles, Canillac ou l’abbé Dubois ». Il se lança alors dans une critique violente de l’alliance anglaise, affirmant que l’Angleterre avait plus à craindre que la France. Il pensait, en effet, que grâce aux jacobites et à leur Prétendant, le fils de Jacques II, le Régent aurait pu « faire naître une révolution » qui aurait renvoyé le roi Georges dans ses terres de Hanovre, et se plaignait de l’aveuglement « d’un prince d’ailleurs si éclairé ».

Faute de pouvoir convaincre le Régent sur sa politique anglaise, Saint-Simon est plus heureux sur le sujet des protestants. Pour cela, il se garde bien d’évoquer la situation internationale, et même les difficultés posées par l’application de l’édit de Fontainebleau, pourtant évoquées juste avant cette conversation, mais revient sur les arguments historiques traditionnels qui rendaient les huguenots seuls responsables de l’affaiblissement de la monarchie, allant jusqu’à en faire les créateurs de la Ligue catholique :

Il explicite ensuite les accusations politiques portées contre eux, les présentant comme

, il conclut sur l’inutilité du rappel de huguenots « puisque le feu roi avait fait la faute beaucoup plus dans la manière de l’exécution que dans la chose même, il y avait plus de trente ans, et que l’Europe y était maintenant accoutumée » et il précise que le Régent ne lui en a plus jamais parlé.

Attitude et propos stupéfiants : dans le tome précédent, au chapitre II9, faisant un bilan du règne de Louis XIV et abordant le rôle néfaste à ses yeux de Madame de Maintenon, le mémorialiste se livre à une vigoureuse condamnation de la Révocation, prise « sans le moindre prétexte et sans aucun besoin ». C’est pour lui le résultat d’un « complot affreux » entre le confesseur, Madame de Maintenon et le ministre Louvois, complot « qui leur donna le spectacle d’un si prodigieux peuple proscrit, nu, fugitif, errant sans crime, cherchant asile loin de sa patrie ». Saint-Simon poursuit en montrant que cette politique a entraîné des « parjures » et des « sacrilèges » et devient plus sévère que Vauban lui-même :

La contradiction ne peut pas être plus totale.

Plusieurs raisons peuvent expliquer cette contradiction radicale. Ces deux positions obéissent à deux contextes différents. Au tome XIII des Mémoires, Saint-Simon se veut observateur historique. La Révocation lui permet de « régler ses comptes » avec quelques-uns de ses adversaires, Madame de Maintenon en tout premier lieu, mais aussi le ministre Louvois et les jésuites. Au tome suivant, il est devenu acteur, « conseiller du Prince », il se présente en garant de la continuité d’une monarchie absolue que le Régent doit transmettre à Louis XV. Chemin faisant, il lutte contre des rivaux tenants d’une autre politique. Signalons aussi que Saint-Simon reflète l’a priori de l’opinion cultivée tout au long du XVIIIe siècle, dont Montesquieu donne l’expression la plus systématique dans un chapitre de l’Esprit des lois intitulé « Que la religion catholique convient mieux à une Monarchie et que la protestante s’accommode mieux d’une République11 ». L’exemple privilégié étant évidemment les Provinces-Unies, mais aussi Genève. Dans ses contradictions mêmes, il exprime parfaitement l’ambiguïté du pouvoir royal au XVIIIe siècle, et au-delà de l’opinion éclairée qui regrette la Révocation, dans son exécution plutôt que dans son principe : cette opinion reconnaît volontiers les conséquences fâcheuses, parfois dramatiques, de celle-ci, elle ne nie pas l’impasse dans laquelle s’est installé le pouvoir royal, mais il est impossible de revenir en arrière. Saint-Simon, loin d’aider le Régent, plus lucide, à revenir sur une décision funeste, est le premier d’une longue suite de conseillers contribuant à enliser la monarchie dans une politique contradictoire et sans issue, prouvant son incapacité radicale à évoluer.

 

Un fait est certain : la fin de la Régence et les années qui suivent sont caractérisées par une recrudescence des persécutions dont l’affaire de la Baume-aux-fées donne un excellent exemple. Le dimanche 14 janvier 1720, Court et Corteiz, avec quatre proposants dont l’ancien Camisard Bonbonnoux, autrement dit les principaux responsables de la jeune Église du Désert languedocienne, convoquent une assemblée près de Nîmes dans les cavernes de la Baume-aux-fées. Cinq cents personnes sont alors réunies. Dénoncée par un chasseur, cette assemblée doit se disperser précipitamment après les premières prières à l’approche des troupes. Mais, à la fois pour raffermir le courage des assistants et effrayer les soldats, Court et ses amis font entonner à la foule le psaume 51. Le résultat est assuré : l’armée n’ose pas directement attaquer l’assemblée, se retire et se contente de dresser des embuscades à l’entrée de la ville afin d’arrêter pour l’exemple une cinquantaine de participants, parmi lesquels quelques marchands et bourgeois, les âges s’échelonnant de dix à quatre-vingts ans. La procédure est rapidement menée dans les dix jours qui suivent. Les autorités n’arrivent à obtenir aucun renseignement précis sur les responsables de la réunion mais, selon la Déclaration royale du 12 mars 1689, vingt et un hommes sont condamnés aux galères à vie, avec confiscations des biens, dix-neuf femmes sont laissées en prison, le cas étant réservé pour cinq autres. Immédiatement, l’intendant suggère de commuer cette peine en déportation en Amérique, dans la région du Mississippi. En 1720, le Régent finit par accepter la libération de galériens condamnés et, deux ans plus tard, le représentant du roi d’Angleterre Sutton obtient aussi l’élargissement de condamnés à la déportation. À chaque fois, Philippe d’Orléans se heurte à son entourage, au Conseil de conscience en charge des questions religieuses, ou plus tard à son Premier ministre Dubois. Le clivage qui oppose alors violemment amis et ennemis des jansénistes ne joue pas ici : c’est le seul point d’accord entre les deux partis. Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, tombé en disgrâce à la fin du règne de Louis XIV pour son soutien au parti janséniste, immédiatement revenu au premier plan, est le premier à réclamer des mesures de rigueur12. On peut d’ailleurs se demander si les protestants ne sont pas victimes de la surenchère entre les deux factions catholiques. N’est-ce pas aussi, pour un pouvoir aux prises avec cette division, un moyen de les dépasser autour d’un objectif commun, qui pour une fois est approuvé par tous ?

1724 : UNE RÉVOCATION RENOUVELÉE
ET AGGRAVÉE

Le point d’orgue de cette politique est la terrible Déclaration de 1724. Celle-ci est pourtant précédée de signes avant-coureurs. Ainsi les efforts pour faire partir les prédicants à l’étranger, comme la proposition faite à Court de pouvoir vendre ses biens s’il accepte de s’exiler. En même temps sa tête est mise à prix, un peu moins cher que celle de Corteiz qui valait 2 000 livres. L’autorité royale intervient aussi par l’intermédiaire du Refuge, par exemple auprès du Magistrat de Genève pour trancher les liens du pasteur Bénédict Pictet avec les Églises clandestines. Les rapports s’accumulent : Saint-Florentin, en charge du dossier à Versailles, en fait la synthèse, apprenant que dans certaines provinces « le signal de la cloche pour la messe, le jour du dimanche, sert pour convoquer les assemblées des prédicants, et que souvent le prêtre sortant de l’autel entend de la porte de son église chanter les psaumes de Marot13 ».

Ainsi pourrait s’expliquer la Déclaration de 1724 qui veut se situer comme un des tout premiers actes du nouveau roi, devenu majeur, afin de montrer l’importance qu’il attache à l’unité religieuse du pays :

Mais, en même temps, la Déclaration témoigne d’un échec : elle avoue dans son préambule justificatif qu’un grand nombre d’anciens de la R.P.R. se laissent influencer par quelques-uns d’entre eux, mal convertis, sont excités par les mouvements de l’étranger et elle affirme qu’elle veut remédier aux principaux abus, « les assemblées illicites ».

Texte long, beaucoup plus long que l’édit de Fontainebleau, tant par le nombre d’articles, dix-huit au lieu de douze, que par l’ampleur de l’ensemble (au moins le double). Il se veut en effet la reprise en une seule déclaration de la multiplicité des lois et règlements sur le sujet, avec cependant une grande absence, la législation sur l’interdiction d’émigrer, pratiquement abandonnée, on l’a vu, dès 168815, sauf indirectement, à propos des biens confisqués ou du mariage. Confirmant l’aveu d’échec, les deux premiers articles affirment que seule « la Religion Catholique, Apostolique et Romaine » doit être exercée, à l’exclusion de toute autre : les assemblées du Désert sont donc interdites sous peine de galères perpétuelles pour les hommes, de prison à vie pour les femmes et de mort pour les prédicants. La Déclaration s’intéresse ensuite aux enfants qui doivent être obligatoirement baptisés dans les églises, dans les vingt-quatre heures après leur naissance (article 3) et éduqués dans la religion catholique, dans le royaume et non à l’étranger (articles 4 à 7). À l’autre bout de la vie, les derniers instants préoccupent l’autorité royale qui reprend l’ancienne législation de 1670 sur les relaps, c’est-à-dire ceux qui refusent l’extrême-onction, et, pour éviter toute contestation juridique, le texte, en accord avec la Déclaration du 8 mars 1715, précise que le seul refus du sacrement des mourants définit « le crime de relaps », avec simplement une atténuation des peines en cas de survie, le bannissement au lieu des galères et de la prison. Ces dernières peines sont cependant prévues pour ceux qui encouragent les mourants à ce refus (articles 8 à 11). Les trois articles suivants imposent des certificats de catholicité donnés par les curés pour obtenir des grades universitaires, occuper des charges et des offices, ou des professions stratégiques telles que médecin, chirurgien, sage-femme, libraire ou imprimeur. Puis la Déclaration se préoccupe du problème des mariages qui doivent être contractés selon les « solennités » des Saints Canons, autrement dit à l’église devant les curés, avec interdiction des mariages à l’étranger et possibilité aux mineurs dont les parents ont quitté le royaume de se marier sans leur consentement. Le dernier article, plus technique, concerne un fonds d’aide aux « nouveaux réunis » dans le besoin, alimenté par les amendes et les confiscations des biens des fugitifs.

Au total, formellement, le texte est bien construit, résumant point par point la législation antérieure. Sur le contenu, il est d’une rigueur extrême, à quelques nuances près. Loin d’aller vers l’apaisement et un modus vivendi qui sauvegarde les apparences, il signifie un retour en arrière au plus beaux temps de 1685, en pire, au moins pour la forme. Il ne concède rien, ne tolère rien. L’article XII de l’édit de Fontainebleau sur la dévotion privée, jamais appliqué, est définitivement enterré, puisque par définition toute personne d’origine ou d’ascendance protestante est censée être convertie. L’objection faite par le Procureur général d’Aguesseau à l’Ordonnance du 8 mars 1715 est bien oubliée. C’est certainement dans le rappel de la conduite à tenir à l’agonie avec l’imposition des derniers sacrements que se manifestent le plus l’intolérance et la volonté d’une application stricte de l’édit de Fontainebleau. Pourtant Louis XIV et ses ministres avaient de fait abandonné très tôt cette législation en recommandant aux autorités locales de fermer les yeux sur l’attitude des mourants « opiniâtres », sauf dans les cas extrêmes de provocation manifeste16. Tout se passe comme si l’expérience de cette quarantaine d’années avait été inutile. Voilà précisément la faiblesse de cette déclaration théorique. Elle suppose de la part des autorités une surveillance de tous les instants avec l’aide d’une armée de dénonciateurs, des tribunaux en activité permanente et l’appui de nombreuses troupes. Elle semble si décalée par rapport à la réalité que Malesherbes, le futur auteur de l’édit de 1787, y voit une manœuvre des magistrats pour s’emparer du dossier. Les peines prévues sont si lourdes qu’elles sont forcément laissées à l’appréciation des magistrats ; j’ajouterai de tous les échelons locaux : une fois de plus, les principaux bénéficiaires seront les intendants qui ont ainsi à leur disposition un instrument juridique très efficace, faisant peser sur les protestants une menace permanente. C’est aussi la porte ouverte à tous les arbitraires, y compris les vengeances personnelles, puisque la Déclaration contient d’innombrables occasions de mettre en infraction n’importe quelle personne d’origine huguenote — rien ne lui échappe. Un seul exemple : un officier d’infanterie, Antoine Benech, de la paroisse de Revel en Languedoc occidental, revenu au pays en 1742, se lie d’abord d’amitié avec le curé Camboulas, puis se brouille avec lui. Il tombe malade en janvier 1747 et reçoit alors la visite du curé apportant l’extrême-onction, selon la Déclaration de 1724 appliquée à la lettre. Il refuse en se déclarant réformé comme il l’a toujours été. De fait, il n’a jamais abjuré, ni fait le moindre acte de catholicité. Le curé dépose plainte et Benech mort est déclaré relaps, « sa mémoire éteinte » et ses biens confisqués. Son héritier, un cousin, ayant fait appel, le Parlement de Toulouse, en 1770, plus de vingt ans après, revient sur la sentence du présidial et rend les biens saisis17 !

Dans l’immédiat cependant, certaines autorités locales ont bien vu le manque de réalisme de ce texte, pour ne pas parler d’absurdité. Ainsi l’intendant de Caen n’hésite pas à faire part de sa perplexité au Contrôleur général des finances :

Monsieur de La Vrillière avait en charge le problème des protestants ; il avait donc joué un rôle important dans la fabrication de cette Déclaration. Pourtant il reçoit tout à fait les arguments de l’intendant et convient avec lui que celle-ci ne doit pas être exécutée avec rigueur ! « Il fallait s’attacher à punir seulement ce qui se ferait avec trop de scandales. » Finalement, il laisse à l’intendant toute liberté pour interpréter la Déclaration. C’est dire combien il croit à son efficacité18 !

Pourtant, malgré son caractère extrême et inapplicable, la Déclaration ne sera jamais abolie, ni oubliée. Elle réapparaît périodiquement, y compris dans des temps de relative tolérance, lorsque les troupes ne sont plus disponibles. Ainsi, en Guyenne, elle est réimprimée en octobre 1757, peu après le début de la guerre de Sept ans et, un mois plus tard, le Parlement de Bordeaux rend un arrêt recommandant son application rigoureuse19 ! En 1770, c’est au nom de l’article 3 qu’une procédure est engagée contre un tisserand de La Ferté-sous-Jouarre, dans le diocèse de Meaux, qui refuse de faire rebaptiser par le curé son fils baptisé au Désert20.

Ainsi peu importe que ce texte n’ait été qu’épisodiquement appliqué, et jamais partout en même temps, que les autorités royales ou locales aient davantage cherché à faire des exemples qu’à engager une répression massive, la culture de l’arbitraire et de l’intolérance est pérennisée, laissant des traces de longue durée. L’ensemble de la politique royale, tout au long du XVIIIe siècle, jusqu’à la Révolution, est placée sous la tutelle de ce texte, comme la fin du règne de Louis XIV sous celle de l’édit de Fontainebleau.

UNE RIPOSTE EFFICACE :
LE REFUS DU MARIAGE CATHOLIQUE

Nouvelle et grave déception pour les huguenots : certains songeaient même à prendre les armes, ou à s’enfuir, comme à Caen. Antoine Court en témoignait dans ses Mémoires : « Ce que je fis de plus important, c’est de calmer les esprits et de les retenir dans les termes de la plus scrupuleuse obéissance et je réussis21. » Les responsables de l’Église du Désert convoquèrent alors un synode pour réfléchir à la conduite à tenir. Une solution au moins était initialement écartée : dissimuler, pratiquer le double jeu. Fallait-il émigrer ? C’était avouer l’échec du travail de reconstruction entrepris depuis une dizaine d’années. L’Église du Désert conseilla de rester. Mais il y eut une émigration de familles de Picardie. La meilleure réplique fut dans l’instauration systématique du refus du baptême et du mariage catholique. Ce refus apparaît avant même la Déclaration dans le premier synode dont nous ayons le texte complet, celui du Vivarais en 1721, dans son article 11 :

Audace étonnante, pari surprenant, cette assemblée ne comprend que quelques proposants et refuse tout compromis. Au début, les résultats sont bien médiocres et décourageants. En cinq ans, de 1721 à 1726, l’un des pasteurs les plus actifs dans le Vivarais, Pierre Durand, ne célèbre que dix mariages et baptise sept enfants, dix-sept actes en tout pour une population de quarante mille fidèles environ. Le pouvoir royal, malgré le faible nombre de cas, avait parfaitement compris le danger potentiel, plus administratif que religieux : les registres paroissiaux tenaient lieu de registres d’état-civil, seul le mariage devant le prêtre entraînait la légitimité de l’union matrimoniale et donc celle des enfants qui, sans cette attestation paroissiale, étaient bâtards ; pire encore, non baptisés par un prêtre, ils n’existaient pas officiellement. Voilà pourquoi la Déclaration de 1724 avait bien précisé la double obligation du mariage et du baptême catholiques. En 1726, ce qui est considéré comme le premier synode national réitère la volonté de la petite Église du Désert de refuser mariage et baptême dans les églises catholiques. Tout en restant très minoritaires, mariages et baptêmes au Désert progressent d’une façon significative. Dans le seul dernier semestre 1726, le même Pierre Durand célèbre vingt-six mariages et trois baptêmes. Finalement, en dix ans de ministère pastoral, de 1722 à 1732, il a inscrit dans son registre trois cent soixante-deux mariages et seulement quarante et un baptêmes. Cette inégalité s’explique aisément : le baptême est un sacrement reconnu par les deux confessions et sans l’implication théologique de la communion — la présence réelle du corps du Christ — refusée par les protestants. Le faire administrer par les curés est moins grave que le mariage, sacrement pour les catholiques mais non pour les réformés. Ajoutons qu’évêques et prêtres multiplient les conditions préalables de respect de bonne catholicité — assistance régulière à la messe, confession et communion pascales — avant d’accepter de célébrer les mariages. On peut s’interroger sur l’influence diffuse du jansénisme dans cette rigueur renforcée. Ils deviennent des « alliés objectifs » des pasteurs du Désert contre les autorités royales qui accepteraient volontiers des bénédictions de pure forme : la logique religieuse entre en conflit avec la logique administrative. Dans un mémoire adressé à la Cour en 1737, le grand vicaire d’Alès l’explique très clairement :

L’auteur décrit ensuite la diversité des pratiques selon les diocèses, les épreuves plus ou moins longues sous des formes différentes et il conclut : « Tout cela finit par quatre sacrilèges à savoir par la double profanation des sacrements de pénitence et de mariage pour l’une et l’autre partie. » Avec lucidité, il démontre comment la législation royale détruit aussi la religion catholique22.

Comme les huguenots voient irrégulièrement leurs pasteurs itinérants, un nombre croissant d’entre eux préfèrent encore n’avoir aucune cérémonie plutôt que de se présenter devant le curé. Ils établissent donc en présence du notaire un contrat de mariage où ils promettent de s’unir : c’est ce qui leur tient lieu d’acte de mariage. Éventuellement, plus tard, ils tiennent cette promesse à une assemblée du Désert, mais elle n’a évidemment aucune valeur légale. La transcription de ces actes sur les cahiers des pasteurs du Désert le montre bien ; ainsi Pierre Durand « bénit » le 14 septembre 1728 le mariage de Jean Jaunac et de Marie Astier, ils ont passé contrat devant le notaire en 1706 et le pasteur précise :

À travers cette dernière phrase transparaît la crainte des mariés tardifs de voir leurs enfants considérés comme illégitimes et ne pouvant hériter. Précaution sans valeur puisque l’autorité ne reconnaît officiellement que le seul culte catholique. D’ailleurs les registres catholiques sont souvent très explicites à cet égard. Ainsi pour un couple de Saint-Vincent-de-Durfort en Vivarais qui a fait baptiser son fils à l’église catholique en juin 1729 : « A été baptisé le 3e du dit mois et an André Gui, fils naturel et illégitime d’Antoine Badel et Jeanne Lissignol du lieu Saint-Vincent, qui ont fait leur mariage par quelque protestant, par Durand, dans le Désert. » On notera les contradictions du texte, d’un côté illégitimité de l’enfant mais de l’autre reconnaissance implicite d’un mariage, dont le curé mentionne le nom du célébrant sans lui accorder un titre quelconque23. À travers ce modeste acte de baptême d’une paroisse catholique bien éloignée de Paris et de Versailles se dessine l’impasse dans laquelle s’est engagé le pouvoir royal, faute d’avoir reconnu la réalité. Dans ces premières décennies du règne de Louis XV, la situation de la minorité protestante reste encore simple, car les mariages au Désert sont alors peu nombreux et les baptêmes encore moins fréquents. Mais il n’en sera pas de même un demi-siècle plus tard, au début du règne de Louis XVI.

Les gens de terrain ne se font d’ailleurs aucune illusion et le redisent sous des formes différentes, comme le prévôt de la cathédrale de Nîmes, l’abbé Robert, en 1726. Deux ans après le renouvellement de l’édit de Fontainebleau, il constate : « Tout ce qu’a produit jusqu’à présent la prétendue conversion générale n’a été que d’ôter à une partie des sujets du Roi tout exercice réglé dans leur religion, presque tout sentiment de vrai christianisme24. » Modéré et pragmatique, celui-ci proposait déjà un mariage particulier pour les protestants, simplement béni par un prêtre mais sans caractère de sacrement et à effet purement civil. Trop audacieuse pour le temps, la suggestion ne fut évidemment pas retenue.

Onze ans plus tard, en 1737, le grand vicaire d’Alès, au cœur de la Cévenne huguenote, n’est pas plus optimiste dans un mémoire adressé à la Cour particulièrement sévère :

Pourtant rien ne fait dévier l’autorité royale de sa pratique constante. Témoin une affaire symbolique dans une époque, les années 1730, sans excès de répression, celle de Suzanne Cappe, née à Londres ; à la mort de son père, la jeune fille revient vivre chez sa grand-mère maternelle à Dieppe vers 1733. En 1737, elle est arrêtée et enfermée dans un couvent. On cherche à la libérer, ne serait-ce qu’à cause de sa nationalité anglaise. Mais les autorités répondent que, son père étant Français, elle le demeure, puisque seul le roi peut juger de la qualité de « régnicole » [française] sans que le sujet ait son mot à dire26.

Par ailleurs, les autorités continuent à poursuivre les assemblées interdites. Dans la plupart des cas, cela se termine par des amendes qui pèsent souvent lourdement sur les communautés, mais une quinzaine, entre 1730 et 1740, donnent lieu à des arrestations et à des emprisonnements. La tête des pasteurs et des prédicants continue à être mise à prix. C’est ainsi qu’Antoine Court, trop menacé, doit définitivement s’installer à Lausanne en 1729. Trois ans plus tard, Pierre Durand est arrêté en Vivarais et exécuté à Montpellier. « On ne pouvait guère se dispenser de faire cet exemple », dit-on à Versailles. En 1738, un prédicant est pendu à Poitiers27.

Pourtant, paradoxalement, c’est dans cette décennie, en 1736, que le pouvoir reconnaît par une Déclaration, pour la première fois officiellement, l’existence de protestants et la nécessité d’une législation particulière à propos de leur sépulture : les huguenots, à qui le curé refuse le cimetière paroissial, peuvent être enterrés par leur famille la plupart du temps dans leur propriété ; le juge local doit donner son autorisation et tenir un registre. C’est le début d’un état-civil, mais qui ne dit pas son nom28.

UNE COURTE ACCALMIE

L’entrée en guerre pour la succession d’Autriche, en 1740, procure une accalmie. Tous les responsables royaux l’attestent. Le commandant des troupes du Languedoc l’avoue clairement : se trouvant « avec si peu de troupe », il faut bien « laisser faire ce que l’on ne peut empêcher29 ». Ainsi, dans la région d’Uzès, les assemblées attirent les foules, toutes catégories sociales confondues ; les notables, qui vingt ans auparavant n’osaient s’y rendre, n’hésitent plus à y participer, « procureurs, notaires, marchands, bourgeois, notables, gentilshommes » ; « on y voit jusqu’à des enfants qui commencent à marcher » et l’évêque donne des détails précis : « On y portait une chaise décorée pour le ministre et des chaises pour les auditeurs30. » Partout c’est le même constat : à Vébron, les actes pastoraux du curé, qui étaient de quarante-cinq en moyenne annuelle pendant la période de paix, tombent à vingt-cinq en 1742, onze en 1744 et sept en 1745 avec la guerre de Succession d’Autriche et le départ de la garnison de Vébron31. Certains huguenots poussent la provocation plus loin. Dans un village proche d’Uzès, ils nettoient la place de l’ancien temple sous la direction de l’un d’entre eux ; ils « n’espèrent pas sans doute qu’on les laisse venir à la construction ; ils ne veulent apparemment que donner un spectacle pour entretenir leurs gens dans les idées de temples et de liberté de conscience », au point qu’en 1743 et 1744, les synodes méridionaux autorisent la tenue d’assemblées de jour. L’intendant du Languedoc Bernage affirme même qu’à Nîmes des catholiques sont séduits : « On compte cent catholiques apostats pour un protestant qui se convertit32. » Du Languedoc le mouvement se propage au Nord au Vivarais, à l’Ouest en Guyenne. Les instructions royales confirment complètement cette modération :

Antoine Court peut venir en France participer au synode national de 1744 sans être réellement inquiété. À Uzès, comme à Nîmes, il y réunit une assemblée de plusieurs milliers de fidèles. Il y reste quatre mois, de début juin à fin octobre. C’est alors que mariages et baptêmes au Désert se multiplient. Les mariages en particulier reprennent la pratique traditionnelle de la publication de bans dans deux assemblées consécutives, comme si la situation était normale. Le synode national s’ouvre le 18 juin dans une métairie à Aigremont, non loin de Nîmes, rencontre qui peut paraître modeste puisqu’elle comprend dix pasteurs et vingt Anciens, mais parfois venus de loin : un représentant de la Normandie, trois du Poitou et de ses marges, et quatre du Dauphiné, dont le pasteur Roger, animateur de la première réunion dauphinoise en 1716. D’entrée de jeu le synode veut répondre à l’accusation récurrente de protestants séditieux cherchant à remettre en cause la monarchie. D’où la décision d’un jeûne solennel pour le succès des armes de Louis XV et la paix, l’obligation pour les pasteurs de faire au moins un sermon annuel sur les devoirs des sujets envers le roi et l’exhortation faite aux fidèles de souffrir la persécution éventuelle patiemment, sans chercher à se révolter. D’ailleurs il ne faut pas trop insister sur les souffrances du protestantisme et éviter dans les sermons les sujets de controverse. Il est aussi décidé d’adresser au roi une requête pour les assemblées avec leurs mariages et leurs baptêmes. Comme l’intendant Bernage, ayant eu vent de ce synode, cherche à en connaître le contenu, le principal successeur de Court, le pasteur Paul Rabaut, n’hésite pas à satisfaire sa curiosité en lui envoyant quasi officiellement la copie des actes du synode !

En fait, comme pendant toute cette année les assemblées se tinrent ouvertement sans être jamais inquiétées, les protestants, toujours persuadés que la Cour n’était pas au courant de l’attitude des autorités locales, imaginèrent une fois de plus que la tolérance était proche et que le roi allait publier un édit dans ce sens. Une rumeur se répandit même en Dauphiné selon laquelle le pasteur Roger avait lu le texte de cet édit au cours du synode national. L’autorité royale démentit fortement cette rumeur, comme le pasteur Roger. De cette période privilégiée, nous avons un témoignage curieux du futur adversaire de Voltaire, le Cévenol Laurent Angliviel de la Beaumelle. Alors étudiant en théologie à Genève, il fit en même temps ses premières armes littéraires dans le Journal helvétique en publiant en novembre 1745 une Lettre sur l’état présent de la religion protestante en France, à la fois à partir de son expérience personnelle et d’après les informations reçues depuis son départ de France. Grâce à l’accalmie de la guerre de Succession d’Autriche, « tout le royaume a fourmillé de protestants et le huguenotisme s’est relevé avec autant de promptitude qu’il s’était abattu ». Il décrit ensuite, à la manière d’un reportage, les assemblées du Désert, les sermons qui évitent la controverse et prêchent la fidélité au roi de France, et conclut en montrant l’impossibilité pratique pour le pouvoir de disperser tant de réunions qui rassemblent plusieurs milliers de participants34. Nombre de curés paraissent se résigner, pour ne pas dire tolérer la situation, tel celui de Vébron, Veygalier, qui écrit à cette époque à son évêque : « Mon plus proche voisin, Jean Agulhon, a fait baptiser son enfant au Désert… Il m’a prié de ne pas lui faire de chagrin et je serais fâché qu’il lui en arrivât35. »

À NOUVEAU LA TEMPÊTE

Brutalement, au début de l’année 174536, la répression reprend. Des Ordonnances au début février rappellent toutes les peines prévues depuis des décennies. Le Dauphiné en donne la première illustration : en mars, un pasteur surpris à Livron alors qu’il allait baptiser un enfant est conduit à Die et pendu. Plus spectaculaire : encore un mois plus tard, le pasteur Roger, le plus âgé de tous, est à son tour arrêté et condamné à mort ; il sort de sa prison en chantant le psaume 51. Pendu, son corps reste sur le gibet un jour entier, puis il est traîné dans les rues et jeté dans l’Isère : Roger avait quatre-vingts ans ! Et nous n’évoquons pas les condamnations aux galères, les emprisonnements et les maisons rasées. En Languedoc, les protestants de Millau sont dragonnés comme au XVIIe siècle. Ces exécutions pourraient sembler absurdes si elles n’étaient pas tragiques. Ainsi celle du Vivarois Louis Ranc, pasteur dans le Dauphiné, arrêté dans une auberge de Livron tenue par un coreligionnaire à la suite de la dénonciation du curé du lieu, le 16 février 1745. Il fut d’abord amené à Valence où il reconnut tout. Pendant douze jours, on chercha à le convertir en vain et l’un de ses convertisseurs, admiratif, écrivit à sa famille : « Ranc est un homme d’esprit et il est impossible qu’il soit devenu si savant au Désert. » Il fut ensuite transféré à Grenoble pour y être jugé par le Parlement. Une fois de plus, des protestants auraient voulu le délivrer pendant le trajet, mais il refusa comme ses collègues pour ne pas être accusé de « sédition ». Son procès en mars de la même année révéla des hésitations. Le conseiller Roux de Gaubert qui requit contre lui, frappé par sa personnalité, proposa une condamnation aux galères plutôt que la mort, mais le président obtint la peine capitale. Un juge en désaccord refusa sa voix et se retira. Le pasteur fut ensuite transporté à Die pour être exécuté. Il marcha vers la mort en chantant le psaume 118, tandis que les tambours battaient pour étouffer sa voix. Après sa pendaison, les autorités coupèrent sa tête et l’exposèrent là où il avait été arrêté, le corps mutilé fut traîné à travers les rues, livré à toutes sortes d’insultes, puis jeté à l’égout. Mais, scandalisée, une dame catholique fit retirer le corps pour l’ensevelir37.

L’absurdité est à son comble avec l’arrestation et l’exécution d’un autre pasteur Vivarois, Majal-Désubas, à la fin de la même année. De la même génération que Ranc, il est arrêté sur le plateau du Chambon-sur-Lignon le 11 décembre 1745 et transporté d’abord à Vernoux où une foule de protestants manifeste pour qu’il soit délivré ; le capitaine de la garnison serait prêt à le faire, mais l’officier qui l’avait arrêté s’y oppose. Les soldats finissent par tirer sur la foule, faisant plusieurs blessés et quelques morts. Le massacre de Vernoux et l’arrestation d’un pasteur particulièrement aimé émeuvent profondément les huguenots languedociens qui, un peu partout, se rassemblent pour chercher à libérer le ministre. Celui-ci et ses confrères, à de nombreuses reprises, tout au long du trajet, les dissuadent. Paul Rabaut doit même intervenir, non sans susciter des critiques, par exemple du jeune La Beaumelle dans une lettre à son camarade cévenol Gal-Pomaret ; à partir du principe « que le souverain n’a aucun empire sur les consciences et qu’on peut repousser par la force les violences de ceux qui veulent empiéter sur les droits de la divinité. Je crois qu’il est permis aux réformés de France de se faire rendre justice les armes à la main38. » Arrivé à Montpellier, Désubas est immédiatement jugé en présence de l’intendant Jean Le Nain. Si l’on en croit Armand de La Chapelle, un pasteur de La Haye qui défendait les assemblées clandestines :

Un peu plus loin l’écrivain hollandais raconte la pendaison en signalant une émotion partagée par les catholiques aussi bien que les protestants39.

Idéalisation de la réalité par un défenseur des Églises du Désert ? Peut-être. Mais un témoin direct, Théophile de Bordeu, médecin catholique, élevé chez les jésuites, est à Montpellier lors du procès et de l’exécution ; il en fait le récit dans une lettre écrite à son frère dès le lendemain. Il confirme une bonne partie des propos du ministre protestant : « Il [Désubas] a répondu avec une douceur et une présence d’esprit qui a arraché des larmes à Mr l’intendant. » Il se montre ensuite très admiratif devant l’attitude du pasteur tout au long de son supplice. Celui-ci arrive, escorté de deux jésuites, cent hommes et des tambours :

Les rôles paraissent inversés : les assistants ont le sentiment que c’est lui qui « exhortait les jésuites que l’on menait à la potence ». Quand il meurt, « on entend des gémissements dans l’assemblée ». Théophile de Bordeu conclut sa lettre sur un jugement qui ne laisse pas de doute sur l’impression profonde que lui a laissé l’événement : « il est mort en honnête homme, en héros, en homme qui avait la conscience blanche. Je l’ai vu, je puis l’assurer. Ici finit mon récit tout historique, car point de réflexion.40 » Jamais le système n’a paru plus en décalage avec les objectifs qu’il s’était fixés. D’un côté, ceux qui sont chargés de l’appliquer se divisent, le font sans toujours manifester une grande conviction et une partie de l’opinion s’interroge. De l’autre, les protestants sortent confortés dans leur détermination et fiers de leurs martyrs. Si nous en voulions une preuve, nous la verrions dans la multiplication des complaintes qui vont suivre ces deux exécutions.

Les difficultés rencontrées par la France dans la guerre de Succession d’Autriche accordaient à nouveau quelques répits aux protestants. Des rumeurs faisaient état de la présence d’agents anglais cherchant à soulever les huguenots. Non seulement on ne les poursuivait plus, mais des contacts informels furent établis avec les principaux ministres pour que ceux-ci incitent les protestants à la fidélité. Sans hésitation, les pasteurs du Désert répondirent positivement par une lettre collective et chacun par ailleurs rivalisa dans l’attestation de fidélité. Ainsi Rabaut, rappelant que les protestants avaient beaucoup souffert dans leurs personnes, leurs enfants et leurs biens, poursuivait en affirmant qu’on n’avait rien négligé pour former les fidèles « à la soumission, la patience et au détachement du monde41 ». Ses émissaires n’ont existé que dans l’esprit des autorités, mais le souverain britannique souhaitait bel et bien renforcer la colonisation huguenote en Irlande, d’où un projet d’émigration qui allait prendre tournure dans la tourmente qui suivit la paix. Dans l’immédiat se créa une société, une collecte fut organisée et le chapelain du vice-roi d’Irlande, Serce, entra en correspondance sur le sujet avec Antoine Court.

Dès que la menace étrangère s’éloigne, la pression sur les communautés protestantes reprend : amendes systématiques, enlèvements d’enfants de parents particulièrement opiniâtres. Mais surtout la paix d’Aix-la-Chapelle, en 1748, libère à nouveau les troupes pour intervenir beaucoup plus activement sur le front des assemblées illicites : par exemple, une assemblée est surprise près d’Uzès, deux cents participants sont faits prisonniers et conduits à Uzès. Les notables présents sont relâchés après promesse de suivre les cérémonies catholiques, les enfants aussi sont renvoyés chez eux, des femmes sont libérées contre de l’argent ou des bijoux ; quarante-trois personnes sont jugées et condamnées, trente-six à un court emprisonnement de six mois, sept plus opiniâtres reçoivent de lourdes peines, deux femmes sont rasées et enfermées de longues années dans la Tour de Constance à Aigues-Mortes. Elles y meurent après dix-huit ans de captivité et cinq hommes deviennent galériens, un seul survécut et, libéré après quinze ans, émigra au Refuge42. Mais la poursuite d’assemblées si répétitives montre ses limites. La majorité échappe à la vigilance des autorités et le nombre de baptêmes et de mariages au Désert ne diminue guère, même si leur clandestinité augmente.

Aussi le nouvel intendant du Languedoc, Saint-Priest, imagina un nouveau moyen de pression. Il croyait que le succès des assemblées venait de leur rôle dans la célébration des baptêmes et des mariages, dans la mesure où les prêtres étaient trop exigeants. Avec l’appui de la Cour, il publia donc une Ordonnance en avril 1751 qui obligeait les protestants à faire rebaptiser leurs enfants, sous peine de sanctions sévères, dans les plus brefs délais. Les curés devaient dénoncer les récalcitrants. Une fois encore, l’autorité politique était au cœur de pratiques religieuses et tranchait de problèmes théologiques, même si une question administrative était aussi en jeu : la légitimité ou non d’un enfant. Faut-il rappeler que pour un chrétien, le baptême est valable même donné par le fidèle d’une autre confession, voire par un incroyant ? À de rares exceptions près, les protestants ne réagirent pas. L’intendant demanda alors à ses subordonnés, les subdélégués, de lui désigner les personnes à arrêter, souvent les plus en vue de chaque communauté. Malgré quelques communiqués de victoire et des délais supplémentaires, la correspondance entre l’intendant et son subdélégué de Nîmes montrait l’inefficacité des menaces, même suivies des premiers emprisonnements ou de fortes amendes. La tension montait, un informateur de l’intendant fut mystérieusement assassiné, la répression s’accentua. Pris de peur, nombre de protestants fuyaient : « Des religionnaires ont quitté leurs maisons et se sont mis aux champs », écrivait l’intendant, furieux, à ses subdélégués. Six mois après le début de la campagne de rebaptisation, les résultats étaient décevants, les dragonnades furent alors systématiquement utilisées pour forcer les parents. Deux prédicants furent arrêtés au début de 1753, l’intendant réussit à faire abjurer l’un et fit exécuter l’autre, opiniâtre ; les femmes qui les avaient hébergés furent enfermées à la Tour de Constance. Pendant tout le premier semestre de 1753, le Bas-Languedoc fut empli de troupes qui s’activaient pour conduire le maximum d’enfants à l’église, avant de se préparer à agir en Cévennes. Des résultats étaient obtenus, mais non sans susciter beaucoup de rancœur et de haine qui se tournèrent d’abord vers les instruments de ces rebaptisations, les prêtres. Les rumeurs les plus folles se développèrent : on prétendit que la femme qui avait dénoncé Désubas avait été assassinée.

Au début du mois d’août, le 11, à Lédignan, petite ville du piémont cévenol, une altercation violente oppose le curé d’une bourgade voisine, Ners, à un prédicant armé d’un fusil ; ce dernier tire un coup de fusil qui le blesse grièvement : le prédicant affirme avoir riposté à une agression, et le curé dit avoir été attaqué alors qu’il venait de dépasser le prédicant. Les deux hommes ne s’aiment pas. Le soir même, un peu plus au Sud, le curé de Quillan, dans la même région, dort tranquillement, il est réveillé et ouvre sa fenêtre : il reçoit à son tour un coup de fusil. Le lendemain, non loin de là, un troisième ecclésiastique, le curé d’une paroisse voisine, Logrian, revenant chez lui, tombe dans une embuscade ; trois hommes le laissent pour mort sur la route. Finalement, comme le précédent, il va en réchapper ; seul le curé de Ners meurt quelque temps après. Mais l’émotion dans toute la province est considérable. Nous sommes en plein pays camisard et chacun se souvient de la manière dont l’insurrection a commencé, par le meurtre d’un ecclésiastique, l’abbé du Chaila. On craint d’un côté comme de l’autre le renouvellement de l’histoire. Les rapports les plus alarmistes parviennent à l’intendance, comme celui-ci, du même mois d’août : « Les rebelles sont à nos portes ; ils sont six cents dans les bois de Saint-Bénezet commandés par Defferre et Coste, ministres. Plusieurs curés tués ou blessés vous avertissent que nous avons besoin d’un profond et puissant secours43. » À travers ces quelques lignes, apparaissent la part de la réalité, de la rumeur et de la manœuvre, le tout étroitement imbriqué. Nul doute que pour échapper aux dragonnades, des protestants ont pris à nouveau la campagne, sans que l’on puisse pour autant parler de groupes organisés pour déclencher une révolte. Mais nombre d’adversaires des protestants les considèrent comme des « séditieux » par nature, toujours prêts à se rebeller et il faut donc toujours plus de troupes dans la province qui agissent avec plus de rigueur.

L’enquête immédiatement commencée mit rapidement en évidence pour le premier meurtre la responsabilité de Coste, sans que l’on ait pu établir la préméditation, mais on ne trouva jamais les coupables des deux autres tentatives d’assassinat, ni des liens éventuels entre les trois affaires. Bien entendu, rien n’indiquait la préparation d’une révolte. Saint-Priest s’empressa de le faire savoir à la Cour dès le 21 août, de peur de la voir renoncer à la politique qu’il avait imaginée et commencée à exécuter. Il mit en garde contre cette tentation « dans un temps où nous avons beaucoup de troupes dans la Province » et il poursuivait, fort de l’expérience passée : « Quelles espérances ne concevraient pas les N.C. [nouveaux convertis] dans un temps moins heureux où la guerre forcerait de retirer les troupes44. » Saint-Florentin en charge du dossier le rassurait apparemment : « Ce serait tout perdre que de mollir en une pareille circonstance, et l’intention du Roi est que vous continuiez à agir avec la même fermeté et la même prudence. » La dernière expression tempérait cependant le reste du propos. La suite en révéla l’importance. Au-delà de l’approbation verbale, la réalité se révéla bien différente. Beaucoup à la Cour se rendaient compte que ces troubles, s’ils ne révélaient pas un projet prémédité, exprimaient une exaspération dangereuse, et la crainte d’un nouvel embrasement était suffisante, un demi-siècle après, pour conduire à la modération, tant le souvenir de la guerre des Camisards était fort, sans parler des contraintes militaires. Une fois de plus, les autorités royales se trouvaient dans des contradictions insolubles que traduit parfaitement cet extrait de lettre de Saint-Florentin à Saint-Priest, le 18 octobre 1752 :

Quoiqu’il en soit, faute de troupes suffisantes, l’autorité royale abandonne la rebaptisation et en revient à sa politique traditionnelle de lutte contre les assemblées publiques et les prédicants. Ce sont les instructions du maréchal de Richelieu, venu pour la tenue périodique des États du Languedoc en 1754, qui confirment la poursuite de la persécution. Celui-ci n’hésite pas à recommander à chaque commandant des troupes de tirer sur les pasteurs et les prédicants pour éviter leur fuite. De fortes récompenses sont données aux dénonciateurs. Quelques résultats sont ainsi obtenus : un nouveau prédicant, Teissier-Lafarge, est pris et exécuté. On s’attaque aussi aux femmes de pasteurs en les arrêtant pour conduire leurs maris à s’enfuir et à quitter le royaume. Saint-Florentin recommande à ses subordonnés de délivrer des passeports aux pasteurs et à leurs épouses ; « Soyez seulement censé l’ignorer », ajoute-t-il. Saint-Priest propose même un passeport à Paul Rabaut et à sa femme. Celui-ci refuse et sa femme se cache au Désert pendant deux ans46.

Pendant toute l’année 1755, de nombreuses assemblées prévues ne peuvent se tenir, d’autres sont surprises. Le 1er janvier 1756, une assemblée se tient près de Nîmes, elle est découverte et deux hommes sont arrêtés, dont un vieillard. Son fils se précipite et demande à le remplacer, ce qui lui est accordé ; mais l’autorité lui propose de le libérer à condition que Paul Rabaut quitte le royaume, ce qu’il refuse : il est alors condamné aux « galères perpétuelles ». Malgré plusieurs interventions soulignant la générosité de son geste, il reste six ans au bagne. À chaque fois, Saint-Florentin s’oppose à sa libération. Finalement, il faut que Choiseul, plus influent, impose la grâce, non sans susciter un grand mécontentement chez son collègue. Cette affaire a un prolongement imprévu ; le geste est bientôt connu, la littérature s’en empare, et Jean Fabre, tel est son nom, devient le héros de L’Honnête Criminel, pièce qui connaît un réel succès et contribue à populariser le malheur protestant.

Des solidarités locales conduisent aussi à la tolérance. Ainsi un habitant de Faugères, au sud de Bédarieux, dans l’Hérault actuel, est arrêté en août 1754 pour avoir participé à une assemblée du Désert. L’autorité ne trouve aucun catholique à Faugères pour témoigner contre lui. Il est quand même condamné aux galères à perpétuité et ses biens sont confisqués. Lors de la vente aux enchères, aucun acquéreur ne se présente pour que sa femme puisse les racheter au plus bas prix47.

Peu après, une fois de plus, un nouveau conflit international sauva les huguenots. La guerre de Sept ans éclata en 1756. Les troupes engagées sur les théâtres extérieurs ne pouvaient plus poursuivre les assemblées. Le successeur du maréchal de Richelieu en Languedoc, le maréchal de Mirepoix, chercha un modus vivendi avec les pasteurs modérés : après accord de la Cour, il toléra des assemblées de dimension modeste (autour de cinq cents personnes). Il espérait ainsi éviter les tentatives d’intervention des ennemis, comme cela avait été le cas dans le passé. Ailleurs apparaissait une même tolérance de fait, aussi bien en Poitou qu’en Normandie ou en Dauphiné. Certains songeaient même à reconstruire les temples, mais c’était aller trop loin. Dans d’autres provinces, le Béarn ou la Guyenne, la sévérité était plus grande. Cependant, l’Assemblée du clergé avait toutes les raisons de se plaindre de la mollesse des autorités civiles et les réponses dilatoires ne pouvaient pas la rassurer. Le nouveau commandant du Languedoc qui remplaça en 1758 Mirepoix décédé, le maréchal de Thomond, venant de Guyenne où il avait mené une politique répressive, reçut des instructions prudentes : « Il faut contenir et ne pas révolter, user d’autorité sans la compromettre, dissimuler à propos, plus menacer que punir48. » Politique que l’on retrouve en Poitou comme en Normandie, mais avec des exceptions notables, toujours la Guyenne ou le Béarn. Ces contradictions étaient permanentes ; on le voit à nouveau en revenant au Languedoc.

Pour le Languedoc, la cause est largement entendue depuis longtemps. Un rapport fait le point des deux dernières décennies et conclut que

Pourtant, la même année, les autorités locales, une fois de plus, donnent l’ordre aux protestants de Montpellier et de Nîmes de faire célébrer leur mariage et rebaptiser leurs enfants par les prêtres ; ceux-ci doivent adresser au roi une supplique pour lui montrer tout ce qu’on exige d’eux pour leur accorder l’état-civil, mariage et baptêmes. Passons sur le baptême, les curés inscrivent les enfants huguenots comme « bâtards » faute d’une preuve de mariage devant le prêtre. Le problème du mariage est d’une autre ampleur : les prêtres ne se contentent pas d’une simple demande, ils imposent une série d’épreuves de catholicité : confession, assistance régulière à la messe, quatre mois de surveillance. Par cette méthode, les curés encouragent au sacrilège. Les protestants voient dans ces mariages du XVIIIe siècle un équivalent des communions sacrilèges de Pâques 1686, quoique moins fort symboliquement mais plus massif et de plus longue durée, alors que la profanation de la communion a été limitée dans le temps et dans l’espace et a suscité des oppositions au sein même de l’épiscopat50. À terme, l’invitation à la profanation du mariage est plus grave et contribue à discréditer la pratique catholique.

Visiblement le problème préoccupait le pouvoir royal. Au moment même de la violente campagne de Saint-Priest en Languedoc, en 1752, probablement à la demande des autorités royales, un magistrat très respecté, ancien Procureur général au Parlement de Paris, Guillaume-François Joly de Fleury, rédigea un rapport sur le sujet. Il y suggérait qu’en cas d’épreuves trop grandes exigées par un curé pour accorder le mariage, des protestants, après procédure judiciaire, auraient la possibilité d’obtenir un autre prêtre pour célébrer leur mariage. Mais au-delà du problème administratif, l’affaire intéressait vivement l’opinion si l’on en juge par les publications sur cette question et les polémiques qui s’ensuivent. Le premier, sans nom d’auteur, en date de 1754, Le Conciliateur ou Lettre d’un ecclésiastique à un magistrat sur les affaires présentes, était un plaidoyer pour la tolérance civile, c’est-à-dire celle qui conduisait à séparer droit de la religion et droit du pouvoir politique, à accepter donc la diversité religieuse dans un État, même dans le cas d’une religion officielle. Il condamnait la Révocation et préconisait implicitement le retour au système de l’édit de Nantes : possibilité pour les protestants de célébrer des cultes et d’accéder aux différentes charges, état-civil sans passer par le curé. Le texte n’eut guère d’écho, mais il était significatif par les auteurs présumés. Il fut d’abord attribué à Loménie de Brienne, futur archevêque et principal ministre de Louis XVI après Calonne. Mais il était en réalité d’un condisciple de Brienne, lui aussi promis à un brillant avenir, Turgot, comme le révèle la deuxième édition du texte en 1788 par son ami Condorcet51. Tout aussi anonyme, mais de beaucoup plus grand rayonnement, parut l’année suivante un Mémoire théologique et politique qui le premier proposait explicitement un mariage civil en se référant à la décision de Louis XIV le 15 septembre 1685 sur le mariage des protestants n’ayant plus de pasteur52. Le texte fut attribué à un autre grand magistrat, le Procureur général du Parlement d’Aix, qui ne démentit pas, même s’il n’en était pas véritablement l’auteur53. Réédité dès l’année suivante, ce mémoire suscita de nombreuses réponses de ses adversaires. Le débat fit rage, en rapport même avec l’acuité de la question. Ce fut une des raisons du rapport demandé en 1758 à Pierre Gilbert de Voisins, conseiller d’État, rentré au Conseil des Dépêches l’année précédente. Dans son Mémoire sur les moyens de donner aux protestants un état civil, composé sur l’ordre du Roi Louis XV, celui-ci suggérait d’accorder un culte privé et familial aux protestants et de les autoriser à enregistrer leur mariage devant un officier civil si le curé n’avait pas réussi à les convaincre d’accepter une cérémonie à l’église. Ce dernier, par ailleurs, n’aurait pas le droit de mettre la mention « illégitime » pour les enfants des huguenots mariés au Désert54. Était-ce l’espoir d’une fin de l’édit de Fontainebleau ?