Le Mémoire de Gilbert de Voisins fut bien lu au Conseil et ne fut pas désapprouvé, il fut même communiqué à un prélat du Languedoc pour avis. Mais il n’eut aucune suite. Il faut attendre près de trente ans avant de voir appliquer ses suggestions. Pire, le parlement de Toulouse, en 1762, prononce encore quatre condamnations à mort et deux aux galères1. L’affaire Calas et les campagnes de Voltaire à partir de 1762 mettent bien en valeur les injustices dont souffrent les protestants. Choiseul peut bien écrire au philosophe : « Le jugement des Calas est un effet de la faiblesse humaine, et n’a fait souffrir qu’une famille, mais la dragonnade de M. de Louvois a fait le malheur du siècle2. » Cependant il n’en tire aucune conséquence politique, ou plutôt il ne réussit pas à faire évoluer le roi et ses services, même lorsque la cause est largement entendue. L’affaire des prisonnières de la Tour de Constance en offre la meilleure illustration.
Dans cette tour des remparts d’Aigues-Mortes étaient enfermées depuis longtemps des femmes opiniâtres, certaines depuis plusieurs dizaines d’années et deux d’entre elles avec leurs petites filles. Le cas le plus emblématique est celui de Marie Durand, la sœur du pasteur Pierre Durand, arrêtée en 1730 à l’âge de dix-neuf ans, sous prétexte d’un mariage au Désert, en réalité pour forcer son frère à se rendre, et qui serait responsable de la célèbre inscription sur une pierre de la prison, « Résister ». Les interventions au plus haut niveau en faveur des prisonnières se multipliaient. Ainsi, en 1752, le neveu du ministre de la Guerre, le marquis de Paulmy, se rendit à la Tour de Constance. Paul Rabaut raconta cette visite à Antoine Court : « Il témoigna être fort touché de leur état, leur promit de parler pour elles au Roi, leur donna deux louis et leur demanda par trois fois de prier Dieu pour lui. » Étrange demande ! Quoi qu’il en soit, les prisonnières ne furent pas pour autant délivrées, elles furent même rejointes par deux autres, la première en 1754 et la seconde en 1759. Elles finirent par attendrir le commandant de la prison, Canetta, qui à plusieurs reprises intervint en leur faveur. Enfin, en 1763, le prince de Beauvau, maréchal de France, était nommé gouverneur du Languedoc. À son tour, il voulut faire libérer les prisonnières. Mais il se heurta au moins deux fois à Saint-Florentin. Il ne se découragea pas et alla visiter Marie Durand et ses compagnes à la fin de 1766 ; il fut très ému aux dires de son neveu venu avec lui ; il fit immédiatement libérer deux prisonnières de son propre chef et promit d’obtenir l’élargissement des autres. Saint-Florentin blâma le gouverneur de cette initiative et semble même l’avoir menacé de lui faire retirer sa fonction. Il fallut encore près de trois ans pour délivrer les prisonnières. Marie Durand sortit le 14 avril 1768 après trente-sept ans et huit mois de captivité et ses deux dernières compagnes le lendemain de Noël de la même année3. Dans les lenteurs de l’évolution du gouvernement royal, jusque dans les plus petits détails, force est de constater le rôle de personnages intermédiaires comme ce comte de Saint-Florentin, un Phélypeaux, petit-fils de celui qui, en charge de la Religion Prétendue Réformée, avait contresigné l’édit de Fontainebleau. Son père occupait la même fonction lors de la Déclaration de 1724, on l’a déjà rencontré4 ; lui-même avait succédé à ce dernier dès l’année suivante, en 1725. Il s’occupait donc du problème depuis plus de quarante ans. Libérer Marie Durand, c’était aussi se désavouer et désavouer son père et son grand-père. Chaque fois que des mesures de simple humanité, en rapport avec l’esprit du temps, étaient proposées, il répondait de manière obsessionnelle par une formule, toujours la même, selon laquelle « il ne fallait pas laisser croire que Sa Majesté fût disposée à accorder la tolérance ».
On pouvait penser qu’avec la libération symbolique de Marie Durand les séquelles douloureuses de la Révocation étaient terminées : il n’en était rien. Au bagne de Toulon, qui avait succédé aux galères, restaient encore un tailleur de soixante-dix-sept ans, Antoine Riaille, et un cordonnier de soixante-quatre ans, Paul Achard, tous deux d’origine dauphinoise, qui avaient été condamnés en 1745. Ils étaient enfermés depuis plus d’un quart de siècle même si, quelques années auparavant, leur sort s’était considérablement amélioré et s’ils jouissaient d’une position privilégiée parmi les bagnards. Ils étaient quasiment oubliés : le dernier ministre de la Marine de Louis XV, Monsieur de Boynes, ignorait leur existence, quand un marchand de Marseille, Claude Eymar, et le fils d’Antoine Court, Court de Gébelin, intervinrent en leur faveur. Les démarches pour leur libération, commencées peu avant la disparition de Louis XV et un moment arrêtées par la mort du roi, aboutirent à l’arrivée au pouvoir de Turgot qui répondit « qu’on n’avait pas besoin de lui recommander de pareils objets, qui se recommandaient par eux-mêmes » : quinze mois furent cependant nécessaires pour obtenir ce résultat ! De la même façon, un bagnard protestant qui s’était échappé en 1770 et s’était réfugié à Genève voulut revenir à Paris légalement en 1777. On lui répondit verbalement qu’il pouvait rentrer et qu’il ne serait pas inquiété, mais qu’on ne voulait « plus rien entendre des démêlés de religion ». Il n’eut donc droit à aucun écrit officiel pour reconnaître sa libération5.
Expression parfaite de l’attitude des autorités royales : elles sont bien convaincues de l’anachronisme de la législation, mais elles ne font rien pour sortit de leurs contradictions, quand elles ne doivent pas couvrir les initiatives locales de subordonnés zélés qui prennent au sérieux la législation antiprotestante. Ainsi, dans la province du Poitou, l’intendant Blossac n’hésite pas à adresser à ses subdélégués une circulaire, le 25 août 1773, préconisant « de petits moyens de sévérité » sous forme d’amendes pour les protestants qui ne feraient pas baptiser leurs enfants à l’église ou ne respecteraient pas les fêtes d’usage. Circulaire étrange : comment croire à l’efficacité d’amendes quand les dragonnades, sans parler des galères ou des emprisonnements, avaient eu si peu d’effets ? C’est dire la cécité et l’absence de mémoire de certains administrateurs locaux qui ne peuvent plus employer les grands moyens. Voilà pourquoi, en Poitou, les pasteurs attendent le synode provincial de 1781 pour annoncer publiquement la prochaine assemblée à la fin du culte ; auparavant ils utilisaient un code secret, comme aux temps héroïques6.
C’est dans la France du Nord, là où les protestants sont une très faible minorité, que la répression est la plus tardive, bien au-delà des années 1760 — paradoxe qui n’est qu’apparent. C’est aussi dans ces régions que les protestants se manifestent publiquement plus tardivement, à la stupéfaction des administrateurs qui réagissent violemment, comme le faisaient un quart de siècle plus tôt leurs collègues languedociens. Ces administrateurs sont d’autant plus rigoureux qu’en face, les protestants informés de ce qui se passe en Languedoc provoquent les prêtres. Ainsi, dans l’ancien diocèse de Bossuet, celui de Meaux, à La Ferté-sous-Jouarre, un tisserand nommé Beaudouin n’hésite pas à aller trouver le curé, le 4 mars 1770, lui disant que sa femme venait d’accoucher d’un fils que le ministre protestant avait immédiatement baptisé. Le curé lui enjoint d’amener le nouveau-né à l’église sous vingt-quatre heures pour être rebaptisé, ce qu’il refuse énergiquement et qui déclenche immédiatement une procédure. Finalement, le pasteur Charmusy, responsable du baptême, est arrêté le dimanche de Pâques 1771 en pleine chaire, garrotté et battu. Il meurt en prison neuf jours après. Une dizaine de fidèles, dont Beaudouin, sont arrêtés et quelques-uns interdits de résidence à La Ferté. Un Mémoire sur les entreprises des protestants est adressé à Saint-Florentin et à l’Assemblée du clergé. Ce mémoire insiste sur l’audace des « calvinistes » qui parlent de la liberté de faire l’exercice public du culte, liberté qui sera bientôt étendue à toute la France. Après avoir raconté l’histoire de Beaudouin, le mémoire élargit le propos en affirmant que si « l’Église et l’État ne répriment pas ces entreprises », le pire est à craindre. L’Église perdra « nombre de ses enfants », attirés par l’esprit d’indépendance, pour ne pas dire le libertinage : « chacun y vit avec liberté et au gré de ses passions ». Quant à l’État, il est menacé par les « maximes calvinistes […] absolument républicaines et antimonarchiques ». Et de citer comme preuve, entre autres, le soulèvement des Cévennes. D’où la nécessité de punir Charles Beaudouin, sinon les autres religionnaires l’imiteront, et même au-delà « les mauvais catholiques », plus nombreux qu’on ne le croit. Le mémoire se termine par un appel au respect strict de la Déclaration de 1724, en particulier pour les mariages et les baptêmes. Nous remarquerons seulement qu’il n’est plus question des derniers sacrements et qu’explicitement le mémoire reconnaît l’existence de protestants, tout à tour désignés comme « calvinistes », « sectaires », « religionnaires » ou tout simplement « de la religion prétendue réformée ». L’expression « nouveau converti » est bien oubliée7 ! Didier Boisson, dans son étude fort suggestive d’un protestantisme très minoritaire du Centre de la France, le colloque du Berry, offre plusieurs exemples de cette action répressive tardive8.
Les dernières manifestations repérées du système de Révocation sont encore plus tardives. La première se situe en Normandie : c’est la reprise du droit d’enlèvement d’enfants de plus de sept ans qui auraient manifesté le désir de se convertir ! Le 1er février 1782, le subdélégué de l’intendant du Havre reçoit l’ordre de mettre la fille d’un horloger âgée de onze ans au couvent des Nouvelles catholiques ; il n’en fait rien. Trois ans plus tard, Vergennes, sur plainte de la supérieure des Nouvelles catholiques du lieu, signe un nouvel ordre d’enfermement. Le subdélégué n’hésite pas à lui répondre que « le moment de soustraire la demoiselle Prévost à l’autorité de son père et de sa mère n’est point encore arrivé ». Finalement l’année suivante, en 1786, c’est le roi lui-même qui envoie un ordre impératif, enfin exécuté, un an avant l’édit de 17879 ! La seconde intervient dans une paroisse tout près de Bourges, Asnières, au protestantisme minoritaire mais bien implanté, avec une persécution faible et intermittente : pourtant, le 25 mai 1787, une assemblée est surprise et le prédicateur, Claude Delval, ouvrier tisserand venu de Picardie, est arrêté10. Événement significatif au moment même des dernières mises au point de l’édit accordant l’état-civil aux protestants et alors que le tolérant Malesherbes est chargé des « religionnaires » : la machine répressive continue à fonctionner grâce aux initiatives locales.
Cette obstination peut surprendre car, par ailleurs, les signes de coexistence pacifique, y compris sur les lieux d’affrontements, se multiplient. Ainsi, en 1776, le savant genevois bien connu, de Saussure, effectuant un voyage de recherches géologiques à travers le Massif Central, emprunte la route royale, créée par Bâville, de Florac à Saint-Jean-du-Gard (l’actuelle corniche des Cévennes). Il fait étape à midi au petit bourg du Pompidou, en plein pays camisard ; à la table d’hôte, il y rencontre l’évêque de Mende qui a couché la veille au soir chez un notable protestant convaincu, Laurent Parlier, « le seigneur du Pompidou11 », et deux pasteurs du Désert, pourtant toujours dans l’illégalité ! Au cours de la conversation, l’un des pasteurs raconte devant l’évêque qu’il y a seize ans, il s’est caché sous le foyer. L’évêque ne réagit pas et ne semble pas choqué de se trouver à côté d’hérétiques interdits dans le royaume12 !
D’autres témoignages de tolérance avant la lettre vont dans le même sens. Le même Laurent Parlier, qui accueillait chez lui l’évêque de Mende, veut donner une bonne éducation à son fils Jacques, âgé de quatorze ans en 1779. Il a donc l’intention de le mettre au collège de Nîmes, tenu par les doctrinaires. Il se fait recommander par ce même évêque de Mende. Sa femme est un peu inquiète : elle a le souvenir de jeunes protestants du début du siècle mis dans les collèges et qui en sont sortis catholiques convaincus. Le recteur du collège, le père Teissier, rassure Madame Parlier par l’intermédiaire de son mari :
S’il n’y avait que Monsieur votre fils qui fût protestant, vous auriez quelque raison de vous alarmer. Mais il y a plus de vingt pensionnaires qui pensent comme lui. Leurs parents qui nous connaissent sont tranquilles. Je vous prie de l’être vous-même. Rassurez Madame Parlier à qui j’offre bien mes respects13.
Jacques entre donc au collège. Il révèle dans les lettres à son père les rapports confiants et amicaux qu’il a établis avec le recteur. Laurent lui recommande de ne pas abuser des « honnêtetés » que celui-ci lui offre et il ajoute : « Tu lui deviendras à charge. Je serai désolé si nous perdions son amitié. » Dans la même lettre, il révèle l’atmosphère ouverte de l’établissement : « Profite, mon ami, de la liberté de faire ta prière soir et matin et plus souvent quand tu pourras. C’est le meilleur moyen de réussir dans tes entreprises14. »
On peut même rencontrer une reconnaissance des malheurs protestants chez un adversaire du parti philosophique, catholique convaincu, Lefranc de Pompignan, pourtant originaire de Montauban où les tensions entre les deux communautés étaient vives : « J’ai vu commettre bien des injustices, exercer bien des violences, faire bien des fautes en ce qui concerne les protestants15. » En Saintonge, à Mortagne plus précisément, des survivants du Désert racontent dans les années 1830 que des catholiques hébergeaient des protestants venus de loin pour assister aux grandes assemblées du Désert.
Le premier à marquer un changement officiel est Turgot qui, contrôleur des Finances et dépassant ses compétences, d’entrée de jeu, dans un mémoire sur la tolérance adressé au nouveau roi Louis XVI, suggère de supprimer dans le serment du sacre l’engagement traditionnel d’éteindre l’hérésie, ce que le roi n’ose accepter ; à l’occasion de la « guerre des farines16 », il reconnaît quasi officiellement les pasteurs du Désert puisqu’il leur communique l’instruction adressée aux ecclésiastiques afin qu’ils mettent en garde leurs paroissiens contre les spéculateurs et les pilleurs de grains. Immédiatement, Paul Rabaut remercie le Contrôleur général et l’assure de la fidélité de tous les protestants17. Conformément à son opuscule anonyme, Le Conciliateur18, il aurait voulu accorder aux protestants l’état-civil, mais il fut renvoyé avant de pouvoir le faire, sans parler du départ prématuré de l’ancien directeur de la Librairie, le protecteur des encyclopédistes, Lamoignon de Malesherbes, le petit-neveu de l’intendant Bâville.
Déjà connu pour son libéralisme, Malesherbes, nommé au secrétariat à la Maison du Roi qui parmi ses attributions comprenait les Affaires protestantes, succédant enfin à l’intolérante dynastie des Phélypeaux, suscita un grand espoir chez les huguenots. De fait, pendant les dix mois de son ministère, il donna rarement suite aux plaintes contre l’audace croissante des réformés, répondant habilement par de bonnes paroles n’engageant à rien comme celle-ci : « Sa Majesté pense que plus ces entreprises sont multipliées, plus elles exigent de sa part de profondes considérations19. » À la même époque, il envoyait des instructions aux évêques à propos des curés qui ajoutaient dans les registres de baptême le qualificatif de « naturels » aux enfants de protestants qui ne pouvaient justifier d’un mariage à l’église ; il y précisait « la fonction civile d’un curé dans cette occasion n’est que d’un témoin. Ce n’est point à lui à discuter de la légitimité de l’enfant et la validité du mariage du père et de la mère20. » On remarquera l’expression « fonction civile » et l’acceptation de fait de protestants non mariés à l’église sans que leurs enfants aient le qualificatif juridique de « naturels ». Bien mieux, Paul Rabaut raconta à Court de Gébelin que le ministre aurait écrit pendant son ministère à l’évêque de Nîmes pour lui notifier que les enfants ne pourraient pas se convertir avant quatorze ans, ce qui était contredire Louis XIV, qui avait fixé l’âge de conversion à sept ans, et toute la législation sur les relaps. Par ailleurs, il entretint des contacts avec les protestants de Nîmes et surtout de La Rochelle par l’intermédiaire d’un réfugié en Angleterre revenu en France, Louis Dutens. Celui-ci adressa au ministre un mémoire en faveur d’un mariage civil des protestants devant notaire. Le sujet, nous l’avons senti, tenait à cœur à Malesherbes et d’ailleurs21 celui-ci l’évoqua la veille de sa démission au Conseil du roi. Mais Louis XVI lui interdit d’engager la discussion sur le sujet. Pourtant, nul doute que l’opinion ait eu vent de réformes sur le sort des protestants. Un agent de la société typographique de Neuchâtel, en tournée dans la Guyenne, fait part de rumeurs persistantes.
Tout indique que l’affaire des protestants fut une des principales préoccupations de Malesherbes pendant plus de dix ans, jusqu’en 1788, pour ne pas dire son obsession, comme en témoignent les nombreux mémoires sur le sujet, mais aussi ses confidences. C’est ainsi qu’il expliquait à un correspondant nîmois en juin 1776 qu’il avait accepté la fonction ministérielle à cause de quelques « matières importantes sur lesquelles j’avais une pensée très décidée et l’affaire de la religion protestante est de ce nombre ». Il s’était rapidement aperçu que sa réputation d’ami des protestants ôtait du poids à ses interventions et lui faisait perdre du crédit sur le sujet. À chaque fois, on lui faisait des réponses dilatoires en affirmant que « cette affaire est très difficile […] qu’avant de se déterminer, il faut faire bien des réflexions et prendre bien des conseils ». Il aurait mieux fait d’être plus prudent ; il avait compris qu’avec lui dans le Conseil, l’affaire n’avancerait pas. Ce fut une des raisons de son départ22. Dans ce même texte, il écrivait qu’en quittant sa fonction ministérielle il avait demandé au roi la permission de lui envoyer des mémoires sur les affaires qui lui paraissent importantes et en rapport avec ses anciennes activités.
Moins d’un mois après son départ, début juin, il adressait à Louis XVI un mémoire détaillé sur ces affaires de religion. Ce mémoire abordait deux autres questions brûlantes, les jansénistes et les jésuites, mais l’essentiel portait sur le problème protestant et la question la plus urgente, le refus du mariage et des baptêmes dans les églises catholiques. En préambule, Malesherbes désapprouvait clairement la révocation de l’édit de Nantes, « aux conséquences funestes ». Il ne préconisait pas pour autant la « réhabilitation » de celui-ci, ni même le rétablissement du culte public, des temples et la reconnaissance des pasteurs. En revanche, il fallait révoquer les lois spécifiques et ne punir qu’en cas de troubles à l’ordre public. Derrière ces propositions, s’esquissait l’idée d’une situation intermédiaire, un culte toléré à condition de ne pas être trop visible. Il en venait ensuite au problème principal, celui des baptêmes et des mariages. Pour les baptêmes, il rappelait qu’en réalité le curé remplit deux fonctions, l’une religieuse, le sacrement, l’autre purement administrative et donnée par l’État, l’inscription sur le registre, et que dans ce dernier cas il était simple témoin, reprenant la formule qu’il avait fait entériner par le Conseil des dépêches et « que le roi lui-même a approuvée ». Pour le mariage, il préconisait la publication des bans et la déclaration de mariage auprès du juge du lieu.
Chemin faisant, apparaissait pour la première fois un des points de son argumentation qu’il estimait fort : la solution proposé à Louis XVI n’était pas contraire à la politique de son ancêtre. Pour appuyer ce point de vue, il faisait allusion à tous les documents qui subsistaient dans sa famille de parlementaires. Louis XIV, expliquait-t-il, était persuadé de pouvoir terminer l’entreprise dans un délai très court, rendant inutile un état-civil indépendant. Voilà « l’erreur énorme du Grand Roi ». Comme il existait alors presque autant de protestants, « ce n’est point aller contre les principes de Louis XIV que de faire ce que celui-ci aurait sans doute fait lui-même s’il eût prévu que l’opération violente qu’il commençait ne serait pas plus avancée qu’elle ne l’est en 177623 ». Si d’ailleurs Louis XIII et Louis XIV ont mené une politique violente à l’égard des protestants, c’est parce qu’ils formaient un État dans l’État. Or la loi qui rendait nuls les mariages protestants et illégitimes leurs enfants aboutissait au même résultat en créant à l’intérieur du royaume une véritable nation étrangère. La réponse du principal ministre, Maurepas, le 11 juin, ne fut guère encourageante. Il lui dit bien que « si l’on veut prendre ce parti, il n’y en avait pas de meilleur moyen », mais il craignait en particulier que, enhardis, les protestants demandent le culte public et que le refus entraîne des troubles : il ne s’engage sur aucun calendrier, lui affirme que le roi recevra toujours avec plaisir ce qu’il lui enverra et conclut : « Ce qui ne porte pas de fruit dans un temps peut le porter dans un autre24. »
Contrairement à ce qu’il espérait, son départ et celui de Turgot ne facilitèrent pas le règlement du problème protestant. Pendant quelque temps il se tint donc tranquille, sans pour autant abandonner la question. Tout était occasion d’y revenir : ainsi, d’Alembert prononça un éloge de Fléchier dans lequel l’encyclopédiste faisait un parallèle entre le tolérant Fléchier, assimilé à Fénelon, et l’intolérant Bâville. Petit-neveu de Bâville, Malesherbes se sentit obligé de répondre, en montrant preuve à l’appui le caractère erroné de cette opposition. Dans la suite de la controverse, il prépara donc deux lettres-mémoires, la première pour défendre son grand-oncle, la seconde, plus large, sur la guerre des Camisards. Il en est de même de ses nouveaux voyages dans l’ouest et le sud-ouest de la France, en Hollande et en Suisse : il y satisfaisait sans doute sa passion pour l’agriculture, la botanique et l’histoire naturelle. Mais, même là, il n’oublia jamais son autre centre d’intérêt. C’est ainsi qu’à La Rochelle, il rencontra le pasteur du Désert Bétrine et lui montra l’Instruction envoyée aux évêques sur la question du baptême.
L’exemple de l’empire d’Autriche, sous la nouvelle direction de Joseph II, pouvait créer un précédent : le 13 octobre 1781, un édit de tolérance était promulgué en faveur des chrétiens non catholiques pour l’Autriche et les terres d’Europe centrale, édit ensuite étendu à l’ensemble de l’Empire. Ces chrétiens « tolérés » recevaient la liberté de culte à condition que les bâtiments où étaient célébrées les cérémonies ne portent pas de signes extérieurs : c’était moins qu’un culte public officiel, mais plus que la dévotion privée, limitée à la famille et à l’entourage immédiat. Les ministres des cultes pouvaient d’ailleurs se rendre auprès des malades et les serments prêtés par les non-catholiques devaient être compatibles avec les principes de leur religion. Ceux-ci avaient accès à la plupart des métiers, y compris ceux de la fonction publique, et aux grades universitaires.
Malesherbes reprend l’offensive au printemps 1784, appuyé par de nouveaux protagonistes. Le premier d’entre eux est l’écrivain Rulhière. Celui-ci, poussé par son protecteur, le baron de Breteuil, qui avait succédé à Malesherbes à la tête de la Maison du Roi, demande et obtient un rendez-vous discret avec l’ancien ministre pour un « sujet très important », autrement dit la question protestante. Depuis plusieurs mois, en effet, il travaille lui aussi à un mémoire sur la situation des protestants, à l’instigation de Breteuil. Les deux hommes sympathisent et décident de joindre leurs efforts pour la même cause, sortir les protestants de la clandestinité. S’ensuivent une correspondance abondante et de nombreuses autres entrevues, tout aussi discrètes, en vue de préparer des mémoires complémentaires pour convaincre le Conseil du roi, avec l’appui de Breteuil lui-même. La stratégie se précise dans la continuité de la première démonstration de Malesherbes, mais plus radicale encore : en organisant un état-civil pour les protestants qui permet de légaliser leurs mariages et le baptême de leurs enfants, Louis XVI ne contredirait pas son aïeul mais réaliserait la politique de celui-ci. D’où l’importance de l’argumentation historique, de la connaissance des divers textes du temps du Roi-Soleil, et l’intérêt d’un échange d’archives sur l’époque ; Rulhière, par ailleurs diplomate, a ses entrées aux Affaires étrangères et peut donc, à l’aide de documents inédits, retracer l’histoire de la Révocation et de ses suites pour nourrir cette argumentation commune. Il remet son mémoire le 21 avril 178525.
À l’origine du dernier acte, on retrouve comme acteur principal La Fayette, tout auréolé du prestige de sa participation à la guerre d’Indépendance américaine. Rien ne prédisposait l’aristocrate libéral à s’intéresser à la question protestante. Originaire d’Auvergne, une région sans protestants, il n’eut dans sa jeunesse aucune relation particulière avec des huguenots. Nul doute que son aventure américaine a joué un rôle décisif. Il y rencontra d’abord des signes vivants de la Révocation sous la forme de descendants des réfugiés huguenots qui conservaient encore la mémoire forte du traumatisme engendré par la politique de Louis XIV et de son influence négative sur l’image du royaume de France : deux sont au moins attestés, et non des moindres, Henri Laurens, le président du Congrès, et John Jay, un des futurs négociateurs du traité de Paris pour l’indépendance américaine, avec qui il correspondit26. Il y découvrit aussi une pluralité religieuse qui n’affaiblissait pas l’État, sans parler du protestantisme facteur de liberté. Il en a très probablement discuté avec son « père spirituel », Washington27. Un fait est certain : à peine s’est-il emparé du problème, au début de 1785, peu après la fin de son deuxième voyage en Amérique, qu’il expliquait son projet à George Washington dans une lettre du 11 mai 1785. Après lui avoir rappelé la situation des protestants français, « soumis à un intolérable despotisme » et « dépendant du caprice du roi, de la reine, du Parlement ou d’un ministre », il poursuivait : « Je voudrais amener un changement dans leur situation. Pour cet objet, je vais, sous quelque prétexte, avec le consentement de Castries [secrétaire d’État en charge de la Guerre] et un autre [Breteuil] visiter leur principales résidences. Je tâcherai ensuite d’obtenir l’appui de M. de Vergennes et du Parlement avec celui du Garde des sceaux qui fait les fonctions de Chancelier. C’est une œuvre qui demande du temps et qui n’est pas sans quelque inconvénient pour moi, parce que personne ne voudrait me donner un mot écrit, ni soutenir en quoi que ce soit. Je cours ma chance. » À travers cette lettre, d’ailleurs en langage codé, transparaissait encore la difficulté du sujet, les nécessités du secret. Il n’osait citer Malesherbes. Plus loin, il lui recommandait de ne pas lui répondre sur cette question28.
Selon son projet, il se rendit dans le Languedoc ; en juin 1785, sous prétexte de négociations commerciales, il rencontra Paul Rabaut et son fils, Rabaut Saint-Étienne, pasteur à Nîmes. Il convainquit ce dernier de s’installer un temps à Paris sous prétexte « de faire imprimer un livre et de s’entretenir avec quelques savants ». Rabaut Saint-Étienne n’était pas seulement le fils de son père. Né en 1743, il prêchait dans la plus importante Église du royaume depuis 1765, mais, surtout, il participait activement au combat pour la reconnaissance officielle du protestantisme par la plume, grâce à la publication anonyme de son conte philosophique Le Vieux Cévenol qui, à travers la vie d’un huguenot centenaire, Ambroise Borely, racontait tous les malheurs arrivés aux protestants français depuis la fin du XVIIe siècle29. Les consistoires du Midi, de Bordeaux à Nîmes, financèrent ce voyage. Le secrétaire d’État à la Maison du Roi, Breteuil, mis au courant par une indiscrétion de la véritable raison du voyage de Rabaut Saint-Étienne, lui interdit ce déplacement alors qu’il était déjà en route, à la grande inquiétude de Paul Rabaut. La Fayette rassura le père. Finalement Breteuil toléra la présence du fils, mais en le faisant surveiller. C’est encore La Fayette qui guida le pasteur nîmois dans ses premiers pas à Paris, et lui fit rencontrer les principaux protagonistes. Il lui ménagea en particulier une entrevue avec Malesherbes, un temps méfiant30.
On retrouve La Fayette dans une autre circonstance importante. Les difficultés financières et l’opposition parlementaire ont conduit Louis XVI, sous l’influence de son Contrôleur général, Calonne, à convoquer une assemblée de notables que le roi choisit. La Fayette en faisait partie. Dans son discours introductif, le 17 février 1787, Calonne fit une allusion claire à la Révocation, disant que sous le règne de Louis XIV « le royaume se dépeuplait par l’intolérance ». L’assemblée était divisée en bureaux. La Fayette faisait partie du second bureau, présidé par le comte d’Artois, second frère du roi, et qui comprenait aussi Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse et grand opposant de Calonne. Devenue lieu d’opposition, cette assemblée finit par être renvoyée par le roi. Lors de la dernière réunion du bureau auquel il appartenait, La Fayette présenta une motion en faveur des protestants à transmettre à Louis XVI, « pour que cette portion de ses sujets cesse de gémir sous un régime de proscription également contraire à l’intérêt général de la population, à l’industrie nationale et à tous les principes de la morale et de la politique ». En principe, l’assemblée n’avait pas vocation à traiter de ce type de question, comme il l’avait d’ailleurs dit à Washington. Le comte d’Artois souligna normalement l’incompétence du bureau sur le sujet, mais ne s’opposa pas à une mise en discussion de la motion et accepta de la transmettre au roi si elle était adoptée. Le texte fut soutenu par La Luzerne, pair de France et par ailleurs évêque de Langres, mais aussi neveu de Malesherbes, qui déclara : « J’aime mieux des temples que des prêches et des ministres que des prédicants31. » Il voulait dire qu’il valait mieux une institution religieuse reconnue qu’une agitation non contrôlée. Finalement la motion fut adoptée à la quasi-unanimité. La Fayette l’annonça triomphalement à John Jay qui lui avait certainement reproché un jour ou l’autre la législation antiprotestante du royaume de France. L’assemblée de notables a, d’une autre façon, aidé Malesherbes : renvoyée, elle a quand même réussi à déstabiliser Calonne qui dut partir et fut remplacé par Loménie de Brienne, considéré comme favorable aux protestants puisqu’on a pu lui attribuer Le Conciliateur32. Celui-ci fit revenir Malesherbes « aux affaires », avec le titre de ministre d’État et la tâche implicite d’accorder un statut aux protestants.
La phase ultime se déroule autour de la collaboration entre Rabaut Saint-Étienne et Malesherbes, au départ assez méfiant, puis finissant par le recevoir chez lui à déjeuner, une à deux fois par semaine. Cette collaboration ne va pas sans tension, ni malentendu. D’entrée de jeu, Rabaut Saint-Étienne a perçu le point discutable, en tout cas inadmissible pour les huguenots, de la tactique suivie par Malesherbes et ses amis : présenter le projet d’édit comme la prolongation de ce que Louis XIV avait laissé en suspens et aurait voulu faire. Le pasteur voit « subsister ce fantôme effrayant de Louis XIV » ; à partir de là, il est possible de justifier à la rigueur un état-civil pour les protestants en s’appuyant sur l’arrêt du 15 septembre 1685 ou celui du 12 novembre de la même année33, en tordant la réalité comme l’ont fait Condorcet et Rulhière, en remplaçant une fiction par une autre fiction, mais il est impossible d’accepter un deuxième culte, même en position inférieure comme au temps de l’édit de Nantes : ce serait contredire frontalement Louis XIV. Le pasteur du Désert est bien obligé d’accepter cette stratégie qu’on lui affirme la seule possible. Mais il en a vu immédiatement les conséquences, la non-reconnaissance d’un culte public en contradiction totale avec la politique suivie par les Églises du Désert dès leurs origines, depuis Antoine Court et sa première réunion de 1715, pour ne pas parler de Claude Brousson ni même du mouvement de 1683. Néanmoins, il s’obstine : il envoie un contre-projet en 37 articles, comme le projet d’édit définitif, mais qui prévoit une véritable liberté de culte et la possibilité d’accession des protestants à la plupart des charges ; il souhaite qu’au moins l’édit abolisse explicitement la législation contre les protestants, sachant être véhément :
Si l’on n’accorde que l’état-civil aux protestants, on n’aura donné que ce qu’exigeait impérieusement la politique […] Et certainement, il n’y a nulle gloire à recueillir d’une opération forcée et beaucoup trop tardive. Mais à donner aux protestants la liberté du culte, à réparer ainsi les maux passés, à inviter par cette manière noble et généreuse les étrangers à accourir dans le royaume, voilà Monsieur où il y aurait de la gloire pour le gouvernement.
Audace d’un modeste pasteur du Désert face à un ministre de Louis XVI et descendant de l’une des grandes familles ; lucidité aussi quant à la modestie des concessions prévues et à leur caractère tardif. Accorder un état-civil au sortir de la crise du milieu du siècle, après 1752, avait encore une signification pour les huguenots, mais en 1787, alors que la plupart des mariages se célébraient au Désert et étaient déjà reconnus de fait par tous, c’était régler une question administrative et non pas faire acte de tolérance. Fin octobre, Rabaut Saint-Étienne harcèle encore Malesherbes. Ne serait-il pas au moins possible d’ajouter un article, même ambigu, ouvrant la porte à la liberté de culte ? Le 16 novembre, la veille de la signature de l’édit, il doit bien constater : « Il est sûr que lorsque l’édit paraîtra, chacun dira : “N’y a-t-il que cela ?”34. »
Comme le craignait le pasteur du Désert, l’édit ne fait rien d’autre que régulariser une situation, même si, chemin faisant, il prend acte de l’existence de non-catholiques. Le texte, comme ses prédécesseurs, comprend un préambule assez court et un texte long, mais qui en dehors des premiers articles, est précis et très technique.
Curieux préambule : il commence logiquement par un retour en arrière historique qui, comme les textes antérieurs, veut établir la continuité de la politique royale, ce qui le conduit à une interprétation originale et pour le moins imprévue de l’action de Louis XIV. Celui-ci aurait voulu interdire tout exercice public d’une autre religion que la religion catholique dans l’espoir d’amener « ses peuples à l’unité si désirable du même culte », sans pour autant nier l’existence de fidèles non catholiques ! Il aurait donc bien eu l’intention d’établir un état-civil pour ces derniers, et seules « de trompeuses apparences de conversions » l’auraient détourné de ce projet. On retrouve ici les thèses développées par le groupe de Malesherbes dont Rulhière est le meilleur interprète. En revanche, la suite de la justification de l’état-civil pour les « protestants » — le terme ici retenu, et non pas « religionnaires », ou la périphrase traditionnelle « gens de la Religion Prétendue Réformée » — s’appuie sur une analyse beaucoup plus réaliste. Celle-ci met en cause la fiction « aujourd’hui inadmissible » d’une France entièrement catholique, fiction sur laquelle était fondée, entre autres, la Déclaration de 1724 ; elle reconnaît l’alternative inévitable dans laquelle étaient enfermés les protestants, faute d’état-civil : ou profaner les sacrements ou contracter des mariages frappés d’avance de nullité — allusion claire aux mariages du Désert. Pour éviter de donner aux protestants trop d’illusions et ne pas mécontenter les opposants, ce préambule se termine par la précision suivante : « La Religion Catholique, que nous avons le bonheur de professer, jouira seule, dans notre royaume, des droits et des honneurs du culte public […]. » Ce qui doit donc donner le sentiment que l’édit de 1787 ne fait que reprendre l’objectif de Louis XIV à travers l’édit de Fontainebleau en l’adaptant seulement aux conditions nouvelles.
La première phrase du premier article reprend les limites de l’édit fixées dans le préambule : « La Religion Catholique Apostolique et Romaine continuera de jouir seule, dans notre royaume, du culte public […]. » Ensuite seulement sont précisées les concessions faites aux sujets « non catholiques » : le droit de propriété, y compris pour la transmission, l’exercice de commerces, arts, métiers, « sans que, sous prétexte de leur religion, ils puissent y être troublés ni inquiétés ». Immédiatement, cependant, sont prévues plusieurs exceptions. En réalité, l’édit de 1787 est beaucoup moins tolérant que l’édit de Nantes, qui ne prévoyait pas ces exceptions. Le deuxième article poursuit les concessions en accordant un mariage civil aux non-catholiques, ayant le même effet que le mariage religieux des catholiques, la légitimité des enfants et la transmission des propriétés. C’est le cœur de l’édit et l’essentiel des articles, du huitième au trente-sixième, qui met en forme cette concession en donnant le choix aux futurs époux de faire les bans et de déclarer leur mariage auprès des curés et vicaires ou des officiers de justice du lieu de leur domicile. Le curé ou le vicaire, qui peut refuser, agit en simple officier d’état-civil, sans aucune fonction religieuse.
Mais avant d’expliquer longuement la procédure, le texte édicte plusieurs interdictions de grande portée. Il tire d’abord les conséquences de la déclaration initiale d’un culte catholique exclusif dans le royaume. Les fidèles d’une autre religion ne peuvent pas « se regarder comme formant […] un corps, une communauté ou une société particulière ». Toutes les institutions ecclésiastiques protestantes n’ont donc aucune existence légale ; elles ne doivent jamais apparaître publiquement et toutes les professions juridiques, notaires, greffiers ou juges, doivent soigneusement éviter tout acte qui pourrait être une forme de reconnaissance. Tous ceux qui se « prétendent d’une autre religion que la religion catholique » ne doivent pas apparaître comme tels dans un aucun acte, ni « porter en public un habit différent » de celui de leurs coreligionnaires. Bien entendu, ils doivent respecter « la Religion Catholique » et « ses Saintes cérémonies », observer les fêtes catholiques en n’ouvrant pas leurs boutiques ces jours-là et participer financièrement, comme les catholiques, à l’entretien des églises et du clergé, autrement dit payer la dîme. Enfin l’édit, dans son dernier article, n’oublie pas, pour une fois, à la différence de 1685 et 1724, de confirmer les concessions accordées aux luthériens d’Alsace ainsi qu’à « ceux de nos autres sujets, auxquels l’exercice d’une religion différente de la religion catholique a pu être permis dans quelques provinces ou villes de notre royaume ». Ce membre de phrase le démontre, l’édit de 1787 n’est donc en aucune façon une révocation de l’édit de Fontainebleau et une restauration de l’édit de Nantes. Une formule du préambule met parfaitement en valeur l’infériorité persistante, voire humiliante, des protestants français : « nos autres sujets non catholiques, privés de toute influence sur l’ordre établi dans nos États, déclarés d’avance et à jamais incapables de faire corps dans notre royaume […] ne tiendront de la Loi que ce que le droit naturel ne nous permet pas de leur refuser ». D’ailleurs, dans la dernière partie du préambule, les protestants sont qualifiés de « sectes », ce qui permet de ne pas les considérer comme formant une religion. Ce mot dévalorisant disparaît de l’édit pour les colonies. Le mot « tolérance » souvent accolé à cet édit doit être pris dans son sens le plus ancien, le fait de « supporter ce que l’on ne peut éviter », et non celui qui s’est dégagé depuis un siècle, l’acceptation de la diversité des croyances et incroyances, grâce à un huguenot ariégeois, Pierre Bayle35. L’écart entre les efforts déployés, les personnalités engagées, la longueur des débats et les faibles résultats obtenus est considérable.
L’enregistrement devant les différents parlements ne posa pas de problème majeur. La procédure intervenait pourtant en plein conflit entre l’autorité royale et les parlementaires sur les problèmes financiers, conflit qui devaient aboutir à la convocation des États généraux. Le sujet apparaît donc bien secondaire, mais il pouvait être l’occasion d’une nouvelle opposition. Relevons tout d’abord que certains parlements avaient anticipé la décision royale par la jurisprudence établie à travers différents jugements : ainsi le Parlement de Grenoble avait admis dès 1778 la validité des mariages au Désert et, quatre ans plus tard, son Procureur général prononçait un vigoureux plaidoyer en faveur de la création d’un état-civil pour les protestants. Le Parlement de Toulouse, qui n’était pas particulièrement favorable aux huguenots, avait précisé dès 1770 qu’à défaut de mariage, la possession d’état, autrement dit la présomption de filiation, créait la légitimité !
Trois parlements seulement refusèrent l’enregistrement. Pour Bordeaux, c’était le résultat d’une attitude d’opposition générale, le refus de tout type d’enregistrement. Seuls Douai et Besançon, encore marqués par l’esprit de la Contre-réforme, manifestèrent leur hostilité à l’état-civil protestant. Rennes et Toulouse firent aussi quelques difficultés. Le cas du Parlement de Paris est significatif des véritables difficultés d’enregistrement de l’édit, non pas l’opposition à celui-ci, mais l’interférence avec le conflit entre les parlements et l’autorité royale. Ainsi, le texte est présenté au Parlement deux jours après sa signature, le 19 novembre, et il aurait été enregistré sans difficulté si un conflit très violent n’était intervenu entre le duc d’Orléans et le roi. Le duc d’Orléans fut alors exilé. Le Président fit ensuite traîner l’enregistrement, non par hostilité à l’édit, mais dans l’espoir de faire ainsi revenir le duc d’Orléans et libérer deux parlementaires emprisonnés. Ce retard permit à l’opposition de s’organiser, non sans susciter une réponse vigoureuse des partisans de l’édit. Quoi qu’il en soit, deux parlementaires favorables à l’édit furent chargés de rédiger des remontrances. Celles-ci portaient la marque d’une véritable ouverture d’esprit, allant parfois bien au-delà des concessions accordées : elles demandaient la suppression du certificat de catholicité pour l’accès aux métiers, la restitution des biens des fugitifs non dévolus à leurs propriétaires et surtout l’abrogation des lois pénales contre les protestants ! Louis XVI accepta les deux premières suggestions mais refusa la dernière, sous prétexte que les lois pénales étaient nécessaires pour interdire les cultes publics réformés ; ailleurs, il précisait : « L’Église réformée avait autrefois des institutions légales, elle a été officielle. Les protestants ne sont même pas nommés dans mon Édit. » On ne peut pas être plus clair, ni plus méprisant. Finalement l’édit fut enregistré à une très forte majorité, quatre-vingt-dix-sept voix contre dix-sept. Faut-il accorder de l’importance à certaines phrases ou certains gestes spectaculaires et excessifs, comme celui d’un parlementaire d’Espremenil se tournant vers un crucifix en s’écriant que Jésus-Christ était crucifié pour la seconde fois ? Cependant les parlementaires, même les plus favorables, refusaient la liberté de culte pour les protestants et restaient profondément attachés à l’exclusivité du culte catholique36. Un siècle sous le régime de la Révocation avait fait son œuvre, même chez les plus ouverts, lecteurs des nombreux mémoires ou traités luttant pour une véritable tolérance et la liberté de conscience.
Sans surprise, le monde protestant est très déçu, comme l’avait prévu Rabaut Saint-Étienne qui confirme son diagnostic après la publication de l’édit : « La classe du peuple n’est pas généralement satisfaite. Elle ne croit pas que cette loi lui donne autre chose que ce dont elle est en possession depuis de nombreuses années37. » Encore est-il optimiste, car nombre de notables sont tout aussi réservés. Le consistoire de Nîmes envoie à celui de Bordeaux un mémoire très critique le 12 octobre 1788. Pour lui, cette loi n’accorde qu’une tolérance très incomplète ; il pointe tous les silences : rien sur la pratique du culte ni sur l’instruction des jeunes protestants, la fermeture des nombreuses professions juridiques, pas de révocation de la législation contre les assemblées. Il suggère donc une concertation entre les Églises protestantes du royaume, la création d’un centre de correspondance à Paris dont Rabaut Saint-Étienne serait le secrétaire, centre financé par les consistoires en fonction de leurs ressources. Mais l’histoire nationale rejoint l’histoire protestante. La préparation des États généraux, à laquelle participe activement le pasteur nîmois qui publie un opuscule à grand succès sur les intérêts du tiers-état, fait passer au second plan cette organisation. Cependant un médecin poitevin, le docteur Gallot, membre associé de l’Académie royale de médecine, profite de l’envoi d’un mémoire sur la convocation des États généraux pour y joindre un long mémoire sur l’édit, très détaillé.
Malgré tous les efforts, la monarchie n’est donc jamais revenue sur l’édit de Fontainebleau, toujours en vigueur après celui de novembre 1787. La Révocation n’a jamais été révoquée. La liberté de culte n’a jamais été officiellement reconnue et l’appareil législatif répressif jamais aboli, même s’il ne fut plus jamais appliqué. La comparaison entre l’édit de tolérance de Joseph II et celui de Louis XVI montre le retard du second sur le premier et l’incapacité profonde de l’État monarchique français à se réformer et à s’adapter aux réalités de l’époque.
N’oublions pas que la discussion autour du futur édit se déroule dans un climat de tension extrême où la monarchie se débat dans des difficultés financières insurmontables et se heurte à un faisceau d’oppositions de plus en plus déterminées qui font renvoyer successivement plusieurs ministres. Le problème pour l’autorité royale était donc devenu très secondaire et ne devait pas aggraver cette tension. D’où cette grande prudence et ce secret conservé très tardivement. Le conflit avec le clergé pour le maintien ou la diminution des privilèges fiscaux ne devait pas être alourdi par ce problème plus symbolique que réel. On ne doit pas non plus sous-estimer l’incapacité à trancher, qui est un des traits dominants de la monarchie absolue déclinante, à évoluer et à se réformer, si visible dans de multiples domaines.
Cette excessive prudence est-elle uniquement due à la peur des réactions du clergé ou à un souverain exagérément timide sur le sujet ? Rabaut Saint-Étienne avait bien analysé un des obstacles à l’évolution de la législation, y compris chez les partisans les plus convaincus de la nécessité de son évolution : le « fantôme » de Louis XIV.
Ce fantôme est vénéré encore autour du trône et soit religion, soit habitude, soit paresse de réflexion, soit amour-propre national, soit préjugé, il aurait été impossible de renverser ce colosse et de poser une loi simple sur les principes immuables du droit naturel38.
Soyons justes. Cette vénération ne touche pas seulement le roi et son entourage, elle est largement partagée par des opposants déclarés, et plus largement par le parti des philosophes. Il suffit d’évoquer Voltaire et son célèbre Siècle de Louis XIV. La critique de la Révocation porte sur la forme plus que sur le fond. Voltaire n’a pas beaucoup d’indulgence pour les huguenots « républicains » et il approuve la condamnation de Brousson comme criminel d’État pour avoir quelques années auparavant négocié avec les ennemis de la France. Les protestants ne s’y sont pas trompés. Paul Rabaut écrivait au Genevois Moultou, correspondant de Voltaire et de Rousseau, le 24 octobre 1755 : « J’ai vu avec chagrin que le fameux Voltaire, sans craindre d’attirer de nouvelles persécutions à des gens qui ont tant souffert le plus injustement du monde, a répandu sur eux le fiel de la plus maligne satire39. » Sans rendre Voltaire responsable des dernières persécutions, force est de constater que l’auteur du Siècle de Louis XIV ne s’intéressait pas aux pasteurs exécutés ni aux participants aux assemblées du Désert ou aux prisonnières de la Tour de Constance jusqu’à l’affaire Calas, en 1762. Plus significatif encore, deux générations plus tard, Condorcet, dont l’engagement philosophique et plus tard révolutionnaire est bien connu et qui participe aussi à la campagne engagée par Malesherbes, reste fasciné par le Grand Roi et exonère celui-ci de la législation funeste :
On ne reconnaît point, dans cette législation, le petit-fils de Henri IV, qui plaça un de ses descendants sur le trône de Philippe II, qui disputa aux Anglais l’empire de la mer, résista seul à l’Europe entière liguée contre lui, et rétablit l’empire français dans ses anciennes limites ; on n’y reconnaît que le pénitent de La Chaise et de Le Tellier, ou plutôt, cette législation est l’ouvrage de ces deux moines40.
Louis XIV est en quelque sorte l’ancêtre du despotisme éclairé. Cette tendance des philosophes à exonérer systématiquement le pouvoir politique dans la répression antiprotestante et à tout faire retomber sur le clergé, et précisément sur les jésuites, conduit à s’interroger sur la capacité de la France des Lumières à saisir l’enjeu de la question protestante au XVIIIe siècle ; celle-ci comprend de moins en moins les phénomènes religieux, particulièrement sous leur forme collective. Cette incompréhension touche en priorité la religion dominante, le catholicisme, mais elle n’épargne pas le protestantisme. Il suffit de constater le ton méprisant de Voltaire à l’égard des huguenots, en contraste avec l’admiration à peine déguisée pour la Cour de Louis XIV dans ce texte du Siècle de Louis XIV publié en 1751 :
Les fêtes magnifiques d’une cour galante jetaient même du ridicule sur le pédantisme des huguenots. À mesure que le bon goût se perfectionnait, les psaumes de Marot et de Bèze ne pouvaient plus insensiblement inspirer que du dégoût. Ces psaumes, qui avaient charmé la cour de François II, n’étaient plus faits que pour la populace sous Louis XIV. La saine philosophie, qui commença vers le milieu de ce siècle à percer un peu dans le monde, devait encore dégoûter à la longue les honnêtes gens des disputes de controverse41.
De ce point de vue, les philosophes sont beaucoup plus scandalisés par l’obligation faite aux huguenots d’aller à la messe et d’y communier que par l’interdiction de fréquenter leur propre culte. Il est frappant de voir que Voltaire s’est ému d’injustices faites aux protestants avant de s’émouvoir de l’exécution des prédicants puis des pasteurs dans le Traité sur la tolérance, publié en 1763. Il n’intervint que pour la dernière exécution, celle du pasteur Rochette, et encore sans beaucoup y croire, avec une certaine ambiguïté, puisqu’il appelle le malheureux condamné « un de ces faquins de huguenots » braillant des psaumes de David : il n’hésite pas à plaisanter sur la condamnation à mort : le « Parlement de Toulouse n’aime pas les mauvais vers42 ». La plupart des défenseurs des protestants ne comprennent pas la logique religieuse qui anime face à face Église catholique et Église du Désert. Pour eux, la volonté des ecclésiastiques de demander de véritables preuves de catholicité aux protestants voulant se marier est un signe de fanatisme ou au mieux une volonté d’opposition à la Puissance publique ; elle n’obéit pas à la fidélité à une foi. Ils n’osent le dire ouvertement, mais ils ne comprennent guère plus l’exigence des mariages et des baptêmes au Désert. Tout aurait été si simple si les prêtres avaient fermé les yeux sur la conviction des époux qu’ils devaient marier et si les huguenots n’avaient pas refusé de jouer la comédie.
Même si bien d’autres sujets préoccupent les Français, l’abolition définitive de la Révocation n’est pas absente de la préparation des États généraux et de l’intense débat suscité par la rédaction des cahiers de doléances, ne serait-ce que par la place que tiennent dans les assemblées les notables protestants, et parmi les premiers d’entre eux les pasteurs eux-mêmes, le plus célèbre étant évidemment Rabaut Saint-Étienne. Pour Nîmes et Montpellier, pas moins d’une vingtaine de ministres sont députés, dont certains bien connus, tel Gal-Pomaret. À plusieurs reprises, plus ou moins discrètement, les cahiers de doléances mettent en valeur les insuffisances de l’édit de 1787 et demandent d’aller beaucoup plus loin dans la liberté de conscience. Ainsi celui de Sommières qui réclame « un culte privé » et l’accès « aux emplois de confiance43 ». Dans le Poitou, c’est le docteur Gallot qui insère dans le cahier de doléances du bailliage de Vouvant « une extension convenable à cet édit » ; élu député aux États généraux, il prend contact avec Malesherbes et cherche à nouveau à rencontrer Necker, sans comprendre d’abord que désormais le pouvoir s’est déplacé vers l’Assemblée nationale. Un autre cahier de doléances du Poitou évoque les biens confisqués des fugitifs qu’il faudrait rendre aux héritiers légitimes. Fait significatif : personne ne remet en cause l’édit de 1787 ni l’état-civil pour les protestants, même pas dans les cahiers de doléances du clergé. En revanche, près de la moitié de ces derniers (64 sur 131) prend soin de réaffirmer le monopole du culte public pour l’Église catholique.
Position sans surprise mais qui paraît largement partagé par le Tiers44. On le vérifiera dans la préparation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui permet de revenir sur le sujet. Et voilà de nouveau Rabaut Saint-Étienne au centre du débat. Dès le début de la discussion, il présente un projet dans lequel est affirmé : « Les consciences sont parfaitement libres ; nul n’a le droit de les gêner et chacun a le droit de professer librement la religion qu’il croit la meilleure. » Son texte n’est pas accepté puisqu’il affirme la liberté du culte. Au moment de la discussion, le comte de Castellane propose un texte plus concentré : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses ni troublé dans l’exercice de sa religion. » Rédaction qui de fait reconnaît aussi la liberté de culte, mais implicitement. Malheureusement, l’abbé Dillon, curé de Pouzauges-le-Vieux, en plein Poitou protestant où la résistance huguenote fut particulièrement forte et les assemblées du Désert nombreuses, propose la modification suivante : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses, pourvu qu’elles ne troublent pas l’ordre public. » Réserve qui aujourd’hui nous paraît normale, mais argument qui depuis longtemps était utilisé par les adversaires catholiques et royaux contre les assemblées du Désert, considérées comme troubles à l’ordre public. Indirectement, c’était en réalité une sérieuse limite à la liberté des cultes.
C’est alors l’occasion pour l’ancien pasteur de Désert d’intervenir vigoureusement le 23 août 1789, sans cacher son engagement protestant. Il affirme parler au nom de la sénéchaussée de trois cent soixante mille habitants dont cent vingt mille protestants qui a chargé ses députés « de solliciter auprès de vous le complément de l’édit de 1787 ». Il donne alors son véritable sentiment sur cet édit « plus célèbre que juste », avec une violence qui traduit celle de toute une communauté qui a tant de fois espéré en vain et qui a été tant de fois déçue :
Les non-catholiques (quelques-uns de vous, Messieurs, l’ignorent peut-être) n’ont reçu de l’Édit de novembre 1787 que ce que l’on n’a pu leur refuser. […] C’est ainsi, Messieurs, qu’en France, au XVIIIe siècle, on a gardé la maxime des temps barbares, de diviser une Nation en une caste favorisée, et une caste disgraciée […] Encore les formes auxquelles la Loi les a soumis sont-elles accompagnées de gênes et d’entraves ; et l’exécution de cette Loi de grâce a porté la douleur et le désordre dans les Provinces où il existe des Protestants.
Et un peu plus loin il trace le chemin que les constituants doivent encore parcourir, dans la continuité d’un de ses grands ancêtres, né un siècle avant plus à l’Ouest, Pierre Bayle :
Mais, Messieurs, ce n’est pas même la tolérance que je réclame ; c’est la liberté. La tolérance ! le support ! le pardon ! la clémence ! Idée souverainement injuste envers les Dissidents, tant qu’il sera vrai que la différence de Religion, que la différence d’opinion n’est pas un crime. […] L’erreur, Messieurs, n’est point un crime ; celui qui la professe la prend pour la vérité ; elle est la vérité pour lui ; il est obligé de la professer, et nul homme, nulle société n’a le droit de le lui défendre.
Dans le même mouvement, il associe à sa demande de liberté et d’égalité des droits les juifs, « ce Peuple arraché de l’Asie, toujours errant, toujours proscrit, toujours persécuté depuis près de dix-huit siècles ». Comme il craint de s’être mal fait comprendre et de s’attirer la défaveur de l’Assemblée par ce plaidoyer pro domo, il revient sur la question la plus délicate pour la majorité, la liberté de culte donnée aux Dissidents, en expliquant que le culte libre est un « culte commun » à plusieurs, qu’il n’y a pas de religion sans culte qui implique forcément « la réunion de plusieurs », et comme « l’idée d’un culte commun est un dogme, un article de foi, c’est donc une opinion religieuse ». Priver les non-catholiques de leur culte serait attenter à leur liberté d’opinion45. Ici, c’est aussi le pasteur du Désert justifiant les assemblées vis-à-vis de coreligionnaires réticents. Touché, l’abbé Dillon est prêt à retirer son amendement, mais d’autres membres du clergé ne l’entendent pas ainsi. La formule retenue est finalement plus restrictive encore avec l’adjonction de l’adjectif même : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses pourvu que leurs manifestations ne troublent pas l’ordre établi par la loi. » La liberté de culte n’est pas encore pleinement reconnue… Les protestants des Hautes et Basses-Cévennes font part à l’Assemblée nationale « de la consternation qu’a répandue dans tous les esprits l’article X de la Déclaration des droits de l’homme ». La discussion et l’adoption de la Constitution civile du clergé en 1790 semblent prolonger cet état d’esprit, puisqu’il n’est jamais question d’établir des pasteurs à côté des curés. Tout se passe, encore une fois, comme si l’Assemblée constituante ne reconnaissait que le culte catholique.
La Constitution du 3 septembre 1791 rattrape la Déclaration et progresse dans l’abolition de la Révocation. Elle déclare tout citoyen libre « d’exercer le culte religieux auquel il est attaché » et, plus encore, elle accorde la citoyenneté française à « ceux qui, nés en pays étranger, et descendant, à quelque degré que ce soit, d’un Français ou d’une Française expatriés pour cause de religion ». Décision hautement symbolique qui persiste bien au-delà de la courte durée de cette Constitution, tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, par crainte de voir affluer trop d’Allemands et parmi eux des nazis désireux de trouver un refuge, non sans de sérieuses limites en 1886, puis en 1927.
Paradoxalement, c’est Napoléon Bonaparte qui, par les articles organiques en 1802, établit une égalité entre les confessions et clôt définitivement la période ouverte par l’édit de Fontainebleau. Parallèlement aux négociations qu’il mène avec le pape pour un nouveau concordat, le Premier consul donne un statut officiel aux protestants, aussi bien luthériens que calvinistes. Alors vient le temps du bilan, de la mémoire et de la résonance de l’événement. Mais, auparavant, il est nécessaire d’examiner l’autre face de la Révocation, les suites de sa dimension européenne et le rapport des huguenots de la diaspora avec leur pays d’origine, ne serait-ce que pour mesurer l’écho de la décision de la Constituante sur le retour des descendants des huguenots partis au Refuge.