Chapitre XI

LE REFUGE ET LE DÉSERT
ENTRE SOLIDARITÉS
ET MALENTENDUS

Pendant la plus grande partie du siècle, les réfugiés maintiennent des liens avec la France, mais dans un contexte radicalement différent. Désormais, ils ont fait le deuil d’un retour au pays d’origine. La dernière espérance, c’est la mort du roi et le début de la Régence. En 1717, le pasteur suisse Hollard, relatant un voyage en France, évoque les avantages que le Régent pourrait retirer du retour des réfugiés en revenant sur la Révocation, et une chanson circule en Hollande sur le rappel des réfugiés : « On nous promet pour caution […] un très irrévocable édit […] Hâtons-nous donc d’y retourner / Mais avec nos finances / Puisqu’on veut bien nous y donner / Selon nos consciences / Liberté de religion. » Le ton ironique révèle au moins un certain scepticisme1. Scepticisme justifié par le renouvellement des persécutions. Ensuite il existe bien, de loin en loin, quelques individus rêvant encore d’un rétablissement de l’édit de Nantes, ainsi ce correspondant berlinois de Paul Rabaut, de faible influence qui, en 1752, en plein retour de persécutions, a composé un plaidoyer de plus sur les avantages que le roi de France tirerait du retour des réfugiés : il suffirait d’accorder la liberté de conscience dans le Languedoc et quelques villes maritimes2.

S’il existe fort peu de retours définitifs, qui supposeraient une conversion au catholicisme, des retours provisoires pour raisons familiales ou pour retrouver ses biens ne sont pas rares, comme en témoignent les registres consistoriaux du Refuge qui censurent des fidèles passés en France ayant assisté à la messe pour éviter l’arrestation. Au retour, ceux-ci demandent à être à nouveau admis à la communion et le sont assez facilement3.

En revanche, les communautés huguenotes à l’étranger continuent de jouer pleinement leur rôle de recours ultime pour les protestants français, lorsque la pression des autorités est trop forte ou que se précisent des dangers individuels. C’est souvent le cas des prédicants et pasteurs du Désert. L’exemple le plus célèbre est le restaurateur du protestantisme, Antoine Court, trop menacé, qui se réfugie à Lausanne en septembre 1729, précédé de quelques semaines par sa femme et ses deux enfants. Moins connu, Jacques Bonbonnoux se retire dans la même ville en 1730, après vingt-sept ans d’existence errante et clandestine, d’abord comme Camisard puis comme prédicant, adjoint de Court. Dernier exemple, celui de Jean-Laurent Bost, ancêtre de la grande lignée du même nom. Agriculteur de Beaumont-lès-Valence, il est obligé de quitter précipitamment ses terres pour Genève vers 1720 ; d’après la tradition familiale il n’avait que ses habits sur le dos et s’était caché dans un char rempli de fumier4, preuve, s’il en était besoin, de la réalité des menaces pesant sur les huguenots français au XVIIIe siècle.

Cependant, les motivations économiques et les relations familiales l’emportent de plus en plus sur la seule raison religieuse ou, plus exactement, les trois sont étroitement mêlées sans que l’on puisse les distinguer. Prenons Paul Coulon, fils d’une marchande de Cornus, au pied du Larzac : enfant, il est surpris comme lecteur de la Bible à une assemblée du Désert en 1741 ; il est épargné à cause de sa jeunesse mais, par précaution, il part à quinze ans en Suisse avec un garçon de son âge. Il entre en apprentissage dans une entreprise de mousseline, puis fonde sa société, réussit, s’associe au grand Jacques de Pourtalès, issu de Lasalle en Cévennes5, obtient la bourgeoisie de Neuchâtel, ce qui lui permet de revenir sans risque dans son bourg d’origine où il a encore des propriétés. À la fin de sa vie, son réseau s’étend, à partir de Neuchâtel, de Pondichéry à Londres, en passant par Lisbonne et Lorient. En même temps, il reste doublement fidèle à ses origines huguenotes : dans son lieu d’origine, Cornus, il reconstruit le temple au XIXe siècle et lègue une somme pour les descendants des réfugiés de Neuchâtel6, la ville qui l’a reçu.

Les entreprises collectives sont plus rares dans la mesure où les responsables des Églises du Désert sont réservés, pour ne pas dire hostiles, à une émigration de masse puisqu’il faut maintenir la présence protestante au cœur du royaume. La plus importante se situe autour de 1752 : la nouvelle phase de persécution et l’entreprise de rebaptisation découragent un moment Paul Rabaut7, tandis que Court y voit le moyen de faire pression sur le pouvoir royal. Le 11 avril 1751, un premier groupe composé de dix-neuf personnes, sous la direction d’un marchand de Castres, Mathieu Bellesaigne, arrive en Angleterre. Avec le financement des villes qui doivent accueillir les réfugiés lors de leur passage, Genève, Lausanne, Rotterdam, un deuxième groupe de cent quatorze personnes part du Languedoc en juin, il est partout bien accueilli et aurait même été reçu en triomphe à Rotterdam ; quelques ouvriers en soie y restent, ayant trouvé des places intéressantes. Un troisième groupe de trente-six fugitifs quitte le royaume fin juillet. À côté de ces groupes organisés, des individus isolés se décident à partir. D’après un correspondant de Court, réfugié en Irlande, il y aurait eu en six mois six cents arrivants, passés par la Suisse ou Bordeaux8. Cette tentative réveille chez le pouvoir royal de très mauvais souvenirs, comme la guerre des Camisards. Avant même l’émigration de groupe, Saint-Florentin est mis au courant par l’intendant du Languedoc de l’organisation mise au point pour attirer des réfugiés huguenots en Irlande. Il lui demande d’y faire obstacle « par toutes sortes de moyens » ; à côté de la récurrente chasse aux ministres et prédicants, et de l’application rigoureuse des procédures contre les fugitifs, apparaît une autre attitude parfaitement contradictoire, « l’indulgence envers les protestants et tous les soulagements qu’il sera possible de donner tant à eux qu’aux ouvriers et autres habitants de la province sont les plus sûrs moyens de les fixer9 ». C’est dire une fois encore l’incohérence de plus en plus manifeste de la politique royale.

C’est dans les colonies anglaises d’Amérique, et plus précisément en Caroline du Sud, que s’est créée en 1766 la dernière fondation huguenote, celle de New Bordeaux, en référence à l’origine de plusieurs des réfugiés, alors que son fondateur principal, Jean-Louis Gibert, était cévenol. Originaire de Saint-Martin-de-Boubaux et pasteur du Désert en Saintonge, celui-ci s’était distingué par sa position intransigeante sur le nicodémisme, non sans susciter des réactions chez ses collègues plus accommodants ; il chercha d’abord à attirer des compatriotes au cours de trois tournées, en 1762 et 1763, l’une d’entre elles avec le fils d’Antoine Court, Court de Gébelin, sans grand succès ; les pasteurs du lieu restaient hostiles au projet et dissuadaient leurs fidèles. Les autorités locales sont même averties. Il est vrai que les Églises cévenoles avaient réussi à établir un rapport de force en leur faveur et le culte se pratiquait de plus en plus publiquement. Il parvint cependant à convaincre des protestants du Sud-Ouest, dont certains avaient été soumis en 1757 à des rebaptisations forcées. Après être passées clandestinement en Angleterre, cent trente-huit personnes s’embarquèrent à Plymouth au début de 1764 pour s’installer le long de la rivière Savannah. Gibert chercha à développer la production de la soie. Il fut rejoint par son neveu Pierre10. Le flux d’émigration ne s’arrêta donc jamais, même si à aucune période il ne fut comparable au quart de siècle qui suivit la Révocation.

 

Les mouvements entre les différents lieux d’accueil se poursuivent aussi, uniquement en fonction de l’opportunité économique et d’une propagande réussie. La géographie définitive du Refuge ne se fixe qu’au deuxième tiers du XVIIIe siècle. Ainsi, au Danemark, le successeur de Christian V, Frederik IV, voulant accélérer le développement de son pays, attire en 1720 un groupe d’agriculteurs huguenots réfugiés au Palatinat puis au Brandebourg pour peupler une petite ville, Fridericia. Le motif n’a plus rien de religieux, mais est purement économique. Le groupe eut le droit d’avoir un culte en français et un pasteur. Le succès fut rapide, il y eut bientôt cinq cents réformés qui érigèrent un temple en 173511. Dans le monde germanique, la dernière colonie huguenote du royaume de Prusse, la quarante-huitième, est établie en 173112.

LE REFUGE TUTEUR DU DÉSERT13

Les liens entre les protestants partis au Refuge et leurs familles restées en France subsistent, non sans malentendu, et nous n’évoquons pas les différends matériels et les suspicions de part et d’autre. À travers plusieurs lettres, apparaît la critique implicite d’être resté au pays. Ainsi ce Jean Saltet qui en 1715 s’est enfui des Cévennes et annonce son heureuse arrivée en Allemagne à Schwabach, près de Nuremberg ; après avoir demandé à son frère de faire vendre son métier de faiseur de bas et de lui envoyer l’argent, il assure sa mère qu’il prie tous les jours pour sa santé et sa prospérité, et rend grâces à « ce Grand Dieu qui m’a tant aimé de m’avoir tiré de cette méchante Égypte pour me placer dans cette terre de Canaan promise à ses enfants et à tous ceux qui ont la crainte de son nom devant leur yeux14 ».

Au-delà des rapports individuels, le Refuge continue à soutenir le Désert, constituant selon l’heureuse expression de Pauline Duley-Haour, une véritable « Internationale huguenote ». Il offre d’abord directement des lieux de culte accessibles. Deux cas précis. Au Nord du royaume, de l’autre côté de la frontière, la ville de Tournai dépend de l’Empereur mais, en vertu des traités de paix de la guerre de Succession d’Espagne, elle a une garnison hollandaise avec une Église wallonne qui attire rapidement les huguenots du nord de la France, malgré les interdictions répétées. Ceux-ci y viennent pour célébrer leur mariage et pour les grandes fêtes : en 1731, plus de mille deux cents personnes de Picardie et du Cambrésis pour Pâques ! L’année suivante, des troupes en arrêtent plus de deux mille mais se contentent de les reconduire dans leurs villages avec défense de recommencer, ce qui interrompt pour un temps cette pratique. Une vingtaine d’années plus tard, des registres de l’Église prouvent la venue pour mariage de protestants non seulement du Nord, mais de la Brie ou même de l’Orléanais et, à partir des années 1760, de nouvelles communautés protestantes apparaissent dans le Cambrésis grâce à cette Église de Tournai15. À Paris, ce sont les chapelles des ambassades des nations protestantes, en principe réservées aux étrangers, mais qui attirent les protestants parisiens et souvent bien au-delà. Celle de Hollande est particulièrement active. Le chapelain de l’ambassade, Marc Guitton, descendant de réfugiés, explique à un correspondant nîmois que l’affluence est telle que deux cultes sont d’abord organisés, mais ce n’est pas suffisant et bientôt il faut en prévoir trois : « On y prie comme dans vos petites assemblées pour le Roi. » Périodiquement, le pouvoir intervient pour interdire la pratique, l’affluence diminue fortement, mais elle augmente à nouveau dès que la pression diminue. Assez vite une instruction religieuse est dispensée, parfois à des jeunes venus de loin, par exemple du Sancerrois16.

Le Refuge a également joué un rôle important dans la formation des cadres des Églises. Premier acte : c’est en Suisse que les prédicants vont d’abord chercher leur consécration, le premier d’entre eux étant Corteiz. Très vite, les jeunes qui se destinent au ministère pastoral partent à Genève et surtout à Lausanne. Sans pouvoir suivre officiellement les cours de l’Académie faute de connaître le latin, langue dans laquelle se professent les cours, ils rencontrent des professeurs qui les prennent en charge et les conseillent. En même temps, un comité s’est constitué pour aider ces jeunes proposants ou futurs pasteurs à financer leur séjour et les pasteurs du Désert à vivre en recueillant de l’argent auprès des Églises du Refuge et surtout des puissances protestantes : de 1725 à 1751, il recueille près de cent cinquante mille livres dont les deux tiers viennent du groupe de Londres, c’est-à-dire de la monarchie britannique17. Jusqu’en 1744, les proposants français ne sont que trois ou quatre par an et la formation reste artisanale, mais ensuite les effectifs montent brutalement à quinze ou seize, conduisant à une organisation plus systématique en « séminaire » avec un programme d’étude, des professeurs et la nécessité d’un financement plus abondant18.

Le Refuge alimente le Désert grâce à une active contrebande de livres, dont on peut encore trouver les traces dans les archives familiales. La Suisse francophone est mieux placée que la Hollande : Genève, évidemment, mais aussi Vevey, Lausanne et Sion. Tout est bon pour transporter les livres, les tonneaux sont souvent utilisés. En tête, le Nouveau Testament, puis les prières, souvent spécialement composées pour la circonstance, comme les Prières chrétiennes pour célébrer le jour du dimanche dans les assemblées secrètes. Les sermons d’un pasteur du Refuge, Saurin, sont largement diffusés, comme le Catéchisme de Drelincourt, publié au milieu du XVIIe siècle, l’auteur le plus populaire dans la France méridionale, souvent recopié. Court en fit lui-même plusieurs et le pasteur Manen en trouva encore une copie dans une famille de la paroisse de La Pervenche, en Vivarais, dans les années 1970. Les agents du roi, dans une saisie à Beaucaire, en trouvent plus de neuf cents exemplaires. Drelincourt reste en usage jusqu’en 1740 environ. Il est ensuite remplacé par l’Abrégé de l’histoire sainte et du catéchisme que Jean-Frédéric Ostervald publie en 1734, officiellement adopté par les Églises du Désert à leur synode de 174419.

Nous en mesurons l’importance grâce aux archives de la Société typographique de Neuchâtel (STN), leur imprimeur et principal diffuseur, mises à jour et exploitées par Robert Darnton20. Mais ces archives révèlent plus largement un circuit de distribution pour les Églises du Désert qui n’est plus clandestin mais qui utilise largement le réseau de libraires en rapport avec la STN, celle-ci ne se limitant pas, loin de là, à la seule vente des livres religieux protestants. Plus précisément, les archives laissées par le commis voyageur de l’entreprise, bon calviniste par ailleurs, Jean-François Favarger lors de son tour de France des libraires en 1778, permettent de mieux comprendre cette relation. Chaque fois qu’il passe à Nîmes, le représentant de la STN ne manque pas de rencontrer Paul Rabaut et son fils Rabaut Saint-Étienne, il assiste même à une assemblée du Désert dans la campagne nîmoise ; il voit aussi régulièrement une autre figure du Désert à Ganges, Gal-Pomaret. Ceux-ci lui donnent le lien avec leurs autres collègues, un peu partout en France et cherchent à l’aider dans la diffusion de la Bible d’Ostervald, non sans efficacité21. L’historien américain a établi des statistiques des meilleures ventes, globales et par librairies. La Bible se trouve placée au troisième rang global dans tout le royaume ! À Nîmes comme à La Rochelle, l’ensemble des livres religieux, pour l’essentiel les textes sacrés, l’emportent largement. Le libraire le plus important, Gaude, fait plus de 80 % de ses ventes grâce à eux.

 

Le Refuge intervient aussi dans les différents conflits internes des Églises du Désert. Il soutient d’abord largement Antoine Court dans sa lutte contre les inspirés et le prophétisme, qui faisaient sentir leur influence partout où ils avaient émergé au siècle précédent. Le grand théologien Bénédict Pictet, ancien recteur de l’Académie de Genève, écrit une Lettre sur ceux qui se croient inspirés publiée en juin 172122. Le Refuge est plus partagé sur la volonté du culte public et ici nous retrouvons des clivages anciens, nés dès l’apparition des prédicants du Languedoc. L’ancien pasteur de Rouen réfugié à Rotterdam, Basnage, en fournit la meilleure illustration en conseillant aux protestants le culte familial privé dans les maisons. Comme dans certaines assemblées figurent des hommes en armes, il généralise et n’est pas loin d’y voir le début d’une révolte. Antoine Court lui réplique en faisant l’apologie des assemblées. Pictet, pourtant favorable aux tentatives du jeune homme, manifeste son inquiétude23. Chez certains même, transparaît l’idée à peine cachée que la seule forme valable de résistance est l’exil. À travers cette conception s’approfondit le fossé entre les deux huguenotismes, celui de la diaspora et celui de l’intérieur, lié à un transfert de légitimité chez les réfugiés de la seconde et de la troisième générations.

D’UNE LÉGITIMITÉ À L’AUTRE

La fin des illusions sur un retournement éventuel en France conduit à deux modèles différents. Le plus répandu est celui de l’assimilation complète, avec le développement de l’exogamie, l’intégration dans les Églises locales et l’abandon de la langue. On le trouve le plus rapidement réalisé dans les terres les plus lointaines, issues de la deuxième émigration, à dominante économique plus que religieuse : les colonies anglaises d’Amérique et hollandaises d’Afrique.

Plus rapidement qu’aucune autre, l’émigration en Amérique se fondit dans sa contrée d’accueil, dès la première génération et d’abord religieusement, en adoptant en moins de vingt ans l’épiscopalisme, autrement dit l’anglicanisme, bien éloigné des traditions cultuelles et de l’organisation ecclésiastique des protestants français. Sur les quatorze implantations, quatre y échappent, deux, New Paltz et Staten Island, se rattachèrent aux Églises réformées hollandaises. Seuls deux établissements conservèrent la tradition religieuse des réformés français, Charleston, encore aujourd’hui Église autonome, et l’Église du Saint-Esprit de New York, au moins jusqu’au début du XIXe siècle24. Mais, fait significatif, Auguste Jay, qui fut d’abord l’un des Anciens de cette Église, finit par rejoindre Trinity Church, l’Église anglicane des notables new-yorkais25. Le contraste est fort avec les émigrants écossais qui restent fidèles à leur Église presbytérienne ou les Hollandais qui ont conservé leur particularisme ecclésiastique. Pour la langue, nous avons l’exemple des testaments huguenots de la Caroline du Sud. Dès le début du XVIIIe siècle, français et anglais s’équilibrent et, après 1710, les deux tiers des huguenots choisissent l’anglais26. Plus tard, l’assimilation de New Bordeaux connaît la même rapidité. Sous l’impulsion de Pierre Gibert, la petite communauté se rallie aux indépendantistes et forme une milice contre les Anglais ; elle s’intègre aux Églises locales, en particulier à une Église presbytérienne voisine, et perd rapidement l’usage de la langue française, sans pour autant oublier ses origines ; à la troisième génération, un petit-fils de Jean-Louis Gibert chercha à renouer avec ses cousins cévenols27. Un symbole de cette assimilation rapide et complète réside dans l’architecture de Charleston et de la Caroline du Sud huguenote, totalement inspirée de l’Angleterre et non du modèle français pourtant plus prestigieux28.

La métropole anglaise obéit au même modèle, avec une rapidité moindre, ne serait-ce qu’à cause de la masse plus grande. Au début du XVIIIe siècle, il existait une trentaine d’Églises huguenotes à Londres et dans ses alentours, elles ne sont plus que vingt dans les années 1730 et onze un siècle après la Révocation, plusieurs d’entre elles ne subsistant qu’avec l’aide étrangère. En dehors de Londres, au long du siècle, elles rallient toutes l’Église anglicane, en abandonnant la langue française29. En même temps progresse l’anglicisation des noms français. En Irlande, il existe un môle de résistance, Portarlington, fondé en 1697 par l’ancien Délégué général Ruvigny ; la prééminence française y dure jusque dans les années 1730. Si, dans la première génération, l’endogamie se maintient largement (plus de cinq mariages sur six), elle s’érode rapidement ensuite. L’anglicanisme triomphe dans la décennie 1730. La langue française met trois ou quatre générations à disparaître, mais elle se maintient comme langue liturgique jusque dans les années 1820. La Révolution française et les guerres napoléoniennes font définitivement disparaître le prestige des écoles d’origine française30.

Les Provinces-Unies et les cantons suisses germanophones obéissent à un rythme d’assimilation moins rapide, comme l’atteste la diminution des Églises wallonnes : des soixante-deux existant en 1688, il en reste encore les quatre cinquième (quarante-neuf) en 1773, mais vingt ans plus tard elles ne sont plus que trente-deux avec quarante-huit pasteurs. Pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle, les descendants de réfugiés continuent à écrire leurs ouvrages en français ; ce n’est plus le cas à la fin de ce siècle. C’est aussi que beaucoup de descendants d’émigrés traduisirent alors leur nom français en néerlandais, Leblanc devenant de Witt ou Dubois, Van Den Bosch31.

 

Le second modèle, représenté pour l’essentiel par le monde germanique, se caractérise par le maintien de structures autonomes, jalouses de leur identité. L’indicateur démographique bien documenté est le plus significatif. Le dernier recensement fiable des Églises de Berlin en 1801 fait état de 7 579 personnes, nombre qui n’est pas très éloigné du maximum de 8 913 enregistré en 1732. Quelques communautés rurales, il est vrai de faible importance et situées à l’Est, n’atteignent leur maximum qu’au XIXe siècle, et la dernière, Schwedt en Oder, au moment de sa disparition (371). Stettin, la huitième communauté en ordre d’importance, connaît son apogée en 1797. Statistiques trompeuses sur la qualité réelle des colonistes. En 1772, Frédéric II a laissé le libre droit de choix de bourgeoisie à tous les nouveaux sujets prussiens, quelle que soit leur origine : ils peuvent choisir soit la juridiction des colonies françaises, soit celle des magistrats allemands. Beaucoup choisissent la première à cause des privilèges particuliers et du prestige des colonies, mais sans liens particuliers avec l’origine huguenote. Conséquence étrange de cette mesure, les nobles très catholiques, émigrant au temps de la Révolution, devinrent colonistes, ce qui à Berlin est aussi un moyen d’être proches de la Cour32. L’identité religieuse est donc faible et, d’ailleurs, le nombre de communiants ne cesse de diminuer même lorsque le nombre de recensés augmente, ne serait-ce que parce que longtemps les cultes sont exclusivement en français et que l’obstacle de la langue se fait de plus en plus sentir.

Même lorsqu’ils constituent une minorité, les huguenots peuvent refuser l’assimilation. Ainsi, dans la ville nouvelle de Karlshafen, en 1720, ils ne sont plus qu’une centaine contre cinq cents du côté allemand, en croissance constante, pourtant ils continuent à se marier entre eux jusque dans la décennie 1760. La progression reste ensuite limitée : trois mariages mixtes sur neuf dans la décennie suivante, les filles du pasteur Guillaume Suchier. Ils conservent aussi les prénoms initiaux, les registres paroissiaux sont rédigés à la mode française et la langue se maintient dans le culte et à l’école33. Originalité du même ordre au Danemark avec la dernière colonie créée, celle de Frediricia, qui tout au long du siècle, grâce à une politique d’endogamie mais aussi aidée par les privilèges accordés aux familles réfugiées, maintient son identité huguenote avec un culte encore célébré en français au milieu du XIXe siècle34 !

L’opposition entre les deux modèles se reflète dans le rapport à la civilisation française. Dans l’aire anglophone, les huguenots contribuent à l’émergence d’un monde atlantique anglo-saxon, tandis qu’ils renforcent l’influence culturelle française dans l’aire germanophone. Mais il ne faut pas partager l’illusion des révolutionnaires français, la rupture avec le pays des ancêtres est aussi forte dans les deux modèles. Elle peut même entraîner une rancœur tenace. Le cas le plus attesté est celui des colonies américaines. Jean Fontaine, d’une grande famille de réfugiés, lors de la guerre avec les Français à propos du Canada parle de « nos ennemis les Français », se réjouit de leurs pertes et peu après de leur défaite35. John Jay se montre beaucoup moins francophile que Franklin ou Jefferson lors des négociations d’indépendance. L’historien américain Bancroft en témoigne :

Tous les réfugiés et leurs descendants font leurs les paroles d’un pasteur du Refuge anglais, Missy, dans un sermon sur les larmes du Refuge.

L’attitude est identique en Allemagne et se manifeste parfaitement dans une première commémoration des événements de 1685. Ce n’est en effet pas en France que l’on commémore le premier centenaire du Grand dessein : le pouvoir est alors empêtré dans la discussion autour de l’état-civil protestant. C’est en Prusse et ce n’est pas l’édit de Fontainebleau mais celui de Potsdam qui est célébré en grande pompe, d’abord par les autorités de l’Église huguenote, comme un moyen de prouver leur reconnaissance au Grand Électeur qui les avait accueillies, et plus encore leur fidélité à la nation prussienne en gestation. Ainsi un prédicateur critique le terme de colonie attribué aux réfugiés, comme risquant de donner aux huguenots l’image d’étrangers : « Nous sommes mêlés avec la nation allemande38. »

Un grand monument historiographique est en préparation dès le début des années 1780. Ce travail est entrepris par deux pasteurs éminents de l’Église huguenote de Berlin, Jean Pierre Erman et Pierre Chrétien Frédéric Reclam, avec l’appui des autorités de l’Église ; celles-ci ont rapidement compris l’intérêt de l’entreprise à une époque où les huguenots se fondent de plus en plus dans la société prussienne, perdant une identité qui avait longtemps constitué un privilège. Les auteurs de Mémoires pour servir à l’histoire des Réfugiés françois dans les États du Roi (1782-1799) ont su éviter le « style réfugié », pour reprendre l’expression de Voltaire, c’est-à-dire une langue figée à l’époque de Louis XIV et truffée de termes bibliques, ce qu’on appelle encore aujourd’hui le « patois de Canaan ». L’ouvrage des pasteurs berlinois n’échappe pas à une vision messianique de l’histoire du Refuge prussien. La culture française a atteint son apogée au temps de Louis XIV et ne pouvait que décliner ensuite. La Providence, en forçant les huguenots à s’exiler, a voulu qu’ils transportent ce qu’il y avait de meilleur dans cette culture française ; ils ont permis d’enrichir une culture inférieure, la germanique, qui grâce à eux peut donc prendre le relais. Ils ont aussi facilité le développement du cosmopolitisme et contribué à l’essor des Lumières. Les souffrances de leurs ancêtres ont porté leurs fruits. Au texte s’ajoute l’iconographie, au moins aussi significative39.

La médaille commémorative, à partir d’une maquette de Daniel Chodowiecki, veut démontrer la continuité de l’accueil d’un siècle à l’autre : d’un côté la Religion s’agenouille devant le buste du Grand Électeur Frédéric-Guillaume, on voit au loin des maisons brûlées et la légende explicite l’image : « Les réfugiés sont confortés dans leur infortune par le Grand Électeur », de l’autre la même Religion s’agenouille et rend grâce à la Providence sous le portrait de Frédéric II avec ce commentaire : « Les enfants des réfugiés sont heureux sous Frédéric le Grand ». La célébration sait utiliser les objets apparemment les plus futiles, ainsi cet éventail qui reprend les deux faces de la médaille et ajoute au centre la grande cathédrale réformée terminée avec une inscription dans un vocabulaire des Lumières : « La tolérance reconstruit les temples démolis par le fanatisme40 ».

 

Le signe le plus clair du transfert réussi de légitimité du royaume de France aux différents pays du Refuge est le faible écho de la décision de l’Assemblée constituante française d’accorder la nationalité française aux descendants des réfugiés. Les révolutionnaires ont cru réparer le préjudice fait aux huguenots, sans avoir conscience que ces descendants étaient complètement intégrés au pays d’accueil de leurs ancêtres, même lorsque subsistaient des liens familiaux ou une communauté de langue — la Suisse francophone et quelques paroisses allemandes et wallonnes — et les résultats concrets furent minimes, pour ne pas dire infimes. Une étude récente a repéré deux cent vingt-six personnes, plus de la moitié venant de Suisse. La plupart sont des notables parlant un excellent français. En tête viennent des pasteurs (un sixième) suivi des négociants. Les motivations économiques paraissent premières. La plus grande partie s’installe à Paris et non dans leur région d’origine. Autant dire que l’identité huguenote a une faible part dans ce retour, même dans le cas de pasteurs, l’exemple le plus connu étant Amy Bost41, revivaliste qui s’est brouillé avec les pasteurs de Genève. Il est significatif que les rares descendants huguenots qui ont demandé à bénéficier de la loi de retour votée par la Constituante soient pour la plupart issus de ce Refuge, l’exemple le plus célèbre étant celui de Benjamin Constant, descendant par les femmes des huguenots du Vivarais.

Mais ce même Refuge est précisément la preuve de la rupture définitive avec la France d’origine. Prenons le cas de Genève, si proche du pays des ancêtres et parfois même de l’ancienne paroisse : nombre de descendants de réfugiés n’ont pu encore y obtenir le droit de bourgeoisie, faute de moyens financiers et à cause de la politique de fermeture des anciennes familles qui monopolisent le pouvoir. Ils constituent la plus grande partie des « natifs », privés de droits civiques et dont même les droits économiques sont restreints. Tout au long du siècle, ils ont bataillé en vain pour obtenir un statut juridique meilleur. Avec une partie des bourgeois exclus du pouvoir, ils ont pris les armes à deux reprises, en 1781 et 1782, paraissant un moment l’emporter, mais à la suite de l’intervention de la France ils sont à nouveau mis à l’écart et les plus compromis doivent même s’exiler : l’Ancien Régime ne se termine qu’à la fin 1792. Au moment de la décision de la Constituante, leur sort reste toujours médiocre et aucun mouvement de retour en France ne se dessine. Seuls ceux qui ont déjà émigré à la suite de l’insurrection en profitent, faute de mieux, pour des raisons idéologiques et par sympathie révolutionnaire42. Le meilleur exemple est celui d’Étienne Clavière, né à Genève en 1735, fils d’un marchand de toile de Serres dans le Dauphiné. Il commence une carrière classique de banquier négociant dans la maison Cazenove et Clavière, dirigée par un parent, et fréquente régulièrement les places de Londres et d’Amsterdam, puis s’installe à son compte. Parallèlement il s’engage politiquement, soutenant la petite bourgeoisie de Genève. Après la révolution manquée de 1782, il est proscrit, s’exile d’abord à Neuchâtel, puis à Paris où il continue une carrière de banquier et de spéculateur tout en suivant l’actualité politique française, en rapport étroit avec Mirabeau dont il devient le conseiller. Avec le journaliste Brissot, futur girondin, il écrit un livre sur les rapports entre la France et les jeunes États-Unis, mettant en valeur l’importance de la révolution américaine pour les Français. Il suit ses amis dans la Révolution, se faisant même élire député à la Législative pour Paris et occupant des postes ministériels dans les gouvernements girondins. Il subit leur sort, est arrêté et se suicide avant son procès. Le lien avec le huguenotisme reste bien faible.

Les guerres napoléoniennes mettent en valeur ce malentendu, particulièrement en Prusse. De nombreux descendants s’empressent de germaniser leur nom à l’entrée des troupes françaises et sont encouragés à abandonner la langue de leurs pères devenue la langue de l’envahisseur.

LES RÉSEAUX HUGUENOTS

Pourtant, au-delà de la fusion dans le pays d’accueil, certains échappent à cet enfermement en constituant une véritable Internationale huguenote, en lien avec les Églises du Désert mais aussi avec les différentes Églises huguenotes qui subsistent à travers l’Europe. Des pasteurs animent en priorité cette Internationale. Un bon représentant de celle-ci est le pasteur Jean David Levade, issu d’une famille huguenote des Landes installée à Vevey. Né en 1750, il appartenait donc à la troisième génération du Refuge ; il enseigna trente ans au séminaire de Lausanne à partir de 1783, ce qui le mit en rapport avec les Églises du Désert. Il était auparavant pasteur à Londres et à l’Église wallonne d’Amsterdam. Il fut en 1814 le premier président de la Société biblique du canton de Vaud, ce qui prouvait par ailleurs son implantation solide dans cette région43.

Les huguenots qui ont la chance de pouvoir rester en Suisse francophone, et plus encore à Genève, peuvent concilier leur assimilation, le maintien de liens avec la France et la participation à l’Internationale huguenote. On le voit fort bien par l’étude des entrelacements familiaux. Prenons le cas de la famille Boissier, originaire d’Anduze. Le fils aîné, Guillaume, qui a épousé une Anduzienne, Isabelle Naville, dont il a eu onze enfants, a émigré à Genève et acquiert la bourgeoisie de cette ville en 1695. Trois ans plus tard, en 1698, il marie une de ses filles, Françoise, à un autre réfugié de Nîmes, Jean Seillon, qui développe des comptoirs à Gênes, Londres et Paris où il retrouve d’ailleurs ses beaux-frères (les fils de Guillaume), également présents dans ces villes. Françoise et Jean ont trois fils dont le benjamin, Jean-François Seillon-Boissier, épouse à son tour la petite-fille d’un réfugié de Castres, Suzanne Chabert. Il s’installe à Paris en 1735 pour s’occuper de la banque de son beau-père. En 1749, il occupe les fonctions de ministre (ambassadeur) de la République de Genève auprès de Louis XV. En théorie pourtant, d’après la législation française mise en place par Louis XIV, même naturalisé Genevois, il reste Français et aurait dû être arrêté et envoyé aux galères, comme le fut Neau, et comme fut mise au couvent la jeune Cappe44 ! Ses cousins Boissier (les enfants des frères de sa mère Françoise), quant à eux, épousent des filles de grands notables genevois, Pictet et Bonnet, et à la génération suivante des filles Tronchin, Lullin et Turrettini. Dès la fin du XVIIIe siècle, à la quatrième génération, Pierre, un arrière-petit-fils de l’Anduzien Guillaume, est devenu recteur de la célèbre Académie de Genève45.

À travers cette famille apparaît une autre forme de l’Internationale huguenote, sa dimension économique et le rôle qu’elle joue au XVIIIe siècle dans le développement d’un capitalisme. Deux autres exemples peuvent l’illustrer : le premier huguenot du second Refuge qui obtient le droit de bourgeoisie de Genève, en mars 1686, est un marchand drapier originaire du Dauphiné, de La Baume-Cornillane, Jacques Eynard ; dix ans plus tard, il est aussi le premier à faire partie du Conseil des deux cents. Partage des rôles : son aîné Jean-Louis (1691-1784) fut en 1746 l’un des promoteurs de la Compagnie genevoise du Mississipi, tandis que le cadet devenait pasteur, d’abord à Francfort, ensuite à Londres. Mais l’illustration la plus spectaculaire est celui des Pourtalès46. Le premier, seulement âgé de seize ans, Jérémie, d’une bourgade cévénole, Lasalle, émigre en 1717, d’abord à Genève, puis à Londres et finit par s’installer à Neuchâtel où il épouse une fille de réfugié de Saintonge, Esther de Luze, dont le père s’est acquis une compétence dans la fabrication des toiles peintes, ou « indiennes » ; avec la famille de son épouse, il anime une maison de commerce qui connaît un premier succès régional. Mais c’est l’aîné de ses huit enfants, Jacques-Louis (1722-1814) qui donne à l’entreprise sa dimension internationale, pour ne pas dire mondiale. Après s’être formé à Londres et Bâle, celui-ci revient à Neuchâtel pour développer le commerce international des « indiennes » à partir de 1753. Il ouvre des comptoirs, non seulement dans toute l’Europe, mais aussi en Inde et aux Antilles, et même à Philadelphie et Constantinople. Il passe du négoce à la banque d’affaires. Il épouse une cousine de Luze, grande admiratrice de Jean-Jacques Rousseau. Dans toutes ses affaires, il s’appuie beaucoup sur les réseaux huguenots, réseaux fondés sur une politique d’alliances matrimoniales et d’endogamie calculée. La conclusion pourrait être donnée par cet agent français à la toute fin du XVIIIe siècle :

À la jonction de la reproduction familiale, de la formation religieuse et de la préparation au métier, s’est mis en place un solide réseau éducatif entre les familles huguenotes restées en France et le Refuge, pour l’essentiel Genève, sans parler de l’envoi ensuite dans les principales places économiques de l’Europe pour parfaire une formation. C’était courant pour les familles de banquiers et de grands négociants, mais des notables de moindre niveau participaient à ce réseau éducatif, comme la famille Parlier déjà rencontrée au cœur des Cévennes et connue grâce à Jean-Paul Chabrol48. Laurent Parlier, après avoir laissé trois ans son fils Jacques au collège de Nîmes, décida de l’envoyer terminer sa formation en Suisse, à Vevey, au bord du lac Léman chez son cousin germain Guillaume. Le père de Guillaume, l’oncle de Laurent, avait émigré au début du XVIIIe siècle. Marchand drapier, il avait conservé des liens commerciaux et familiaux avec les Cévennes. Laurent était déjà venu deux fois dans la cité. Jacques, son fils, devait à la fois y terminer « ses humanités » et y perfectionner « son instruction religieuse » ; il y resta une vingtaine de mois, y suivit l’instruction religieuse du pasteur Chavanne, cousin de la famille, et fit sa communion49.

En sens inverse, les villes suisses francophones fournissent aux notables protestants du royaume du personnel pour éduquer leurs filles sans les soumettre à l’influence de religieuses catholiques, comme en témoigne cette annonce curieuse :

Dans l’exact prolongement de la lutte pour la tolérance initiée par la Révocation, les huguenots, sans jamais occuper une place de premier plan dans le mouvement des Lumières, ont joué en arrière-plan un rôle irremplaçable d’intermédiaires culturels, polygraphes, grands diffuseurs d’idées nouvelles. Un signe ne trompe pas : leur capacité à se mettre alors en réseau. Le XVIIIe siècle marque l’apogée de ces réseaux50. Il existe un lien étroit entre le réseau des philosophes et celui des huguenots, et plusieurs écrits clandestins des premiers ont emprunté les voies des seconds51. Ces derniers étaient plus anciens, plus expérimentés. Deux exemples peuvent illustrer cette position, à deux générations d’intervalle et dans deux lieux différents. Firmin Abauzit, né à Uzès en 1679, d’abord enfermé dans un collège catholique comme beaucoup de jeunes protestants, est enlevé par sa mère et envoyé clandestinement à Genève. Il y continue ses études et y vit jusqu’à sa mort, après avoir parcouru toute l’Europe. Il était en rapport avec les plus grands esprits. Il fut parmi les premiers à soutenir Newton, fit l’admiration de Rousseau, pour qui il était le modèle des philosophes. À la génération suivante, Jean Henri Samuel Formey, né au Refuge, à Berlin, en 1711, après des études brillantes au collège protestant français, devint à la fois pasteur, professeur de philosophie et journaliste. Il fut en même temps très inséré dans la société prussienne, comme secrétaire perpétuel de la jeune Académie royale des Sciences et des Belles Lettres de Berlin et dans le mouvement européen des Lumières comme collaborateur de l’Encyclopédie. Épistolier infatigable, il a laissé plus de dix-huit mille lettres.

Mais l’homme le plus représentatif de ce rôle trop méconnu encore du huguenotisme cosmopolite dans la République des Lettres n’est nul autre que le principal collaborateur de Diderot pour sa grande œuvre, le chevalier de Jaucourt, « l’esclave de l’Encyclopédie », l’auteur de plus de dix-sept mille articles, responsable du quart de l’Encyclopédie : celui sans qui l’ouvrage n’aurait jamais été achevé. Jaucourt n’est pas à proprement parler un homme du Refuge. Né à Paris en 1704 dans une famille de nouveaux convertis nobles qui prenaient le risque de suivre le culte dans les ambassades étrangères, il y passe la plus grande partie de son existence à partir de 1736. Mais sa formation comme sa vie, jusqu’à sa modestie, est une expression parfaite du cosmopolitisme huguenot né de la Révocation. Il commence par gagner Genève sous un nom d’emprunt pour étudier la théologie réformée, de là il part à Cambridge pour apprendre les mathématiques et la physique, et il termine à Leyde par un doctorat de médecine — les trois pays piliers du Refuge52. À la fin de ses études, il pratique cinq langues, le français, l’anglais, l’allemand, l’italien et l’espagnol. Ensuite on le voit en rapport constant avec beaucoup d’intellectuels de la diaspora huguenote, où il retrouve plusieurs de ses anciens compatriotes de la Royal Society de Londres et de l’Académie royale des Sciences et des Belles Lettres de Berlin. La majorité des articles qu’il écrit concerne les sciences, mais à côté figurent de nombreux autres articles qui sont en rapport étroit avec son origine et sa culture huguenotes, c’est-à-dire non seulement protestantes, mais encore essentiellement marquées par l’expérience de la Révocation : la répression, l’exil et la dissimulation. D’une façon significative, les spécialistes du sujet évoquent rarement, sinon pour la nier, cette culture huguenote, à l’exception des protestants53. Pourtant on ne peut rien comprendre à la participation de Jaucourt à l’Encyclopédie, tant dans la forme que dans le fond, sans cette clé, et d’abord la stratégie de la dissimulation que George Perla attribue autant à Jaucourt qu’à Diderot54. Cette dissimulation, le chevalier ne l’a pas apprise auprès du Directeur, ni des philosophes, mais dans sa jeunesse même quand, nouveau converti noble, il avait dû la pratiquer dès le plus jeune âge. Et s’il fallait des modèles, il lui suffisait de se reporter aux écrivains polémistes du Refuge, et à Pierre Bayle le premier. Quant aux contenus, ils sont constamment nourris de la culture et de l’expérience huguenotes. À travers sa critique des fastes de l’Église catholique, du célibat des prêtres, de la confession, on ne retrouve rien d’autre que la controverse protestante. Quant à la virulente charge contre saint Augustin, « il osa le premier établir l’intolérance civile », comment ne pas y voir une allusion aux justifications données aux dragonnades à partir des écrits de l’adversaire des donatistes, légitimant l’usage de la force impériale ? La conception de la tolérance est visiblement inspirée de celle de Bayle. La critique de la répression religieuse reprend des formules de ceux qui ont constaté l’échec de la Révocation ; « dans la monarchie, » elle ne fait « que des hypocrites, des délateurs et des traîtres » (article « Inquisition »). La critique du fanatisme, touchant aussi bien les protestants que les catholiques, fait implicitement référence à la position très hostile des notables protestants à l’égard des prophètes camisards. Au-delà des allusions, plusieurs articles évoquent clairement l’horreur des persécutions contre les huguenots et les conversions forcées (Uzès, Niort, La Rochelle). À propos de l’article sur la ville de Nîmes, « considérablement déchue depuis la révocation de l’édit de Nantes », Jaucourt évoque Brousson, si méprisé pourtant par Voltaire, que seul un huguenot peut apprécier :

Est-ce un hasard s’il s’est fermement et constamment engagé dans le combat pour la tolérance, à la différence de Diderot et d’Alembert, beaucoup plus frileux ?

Au terme de ce parcours, comment ne pas être sensible à l’indéniable réussite de cette diaspora qui a su faire de son malheur un tremplin vers le succès. Mais, en même temps, comment ne pas être frappé par cette discrétion, tout autant héritage de l’éducation que des tribulations, au point de devenir invisible, oublié plus tard par les historiens du siècle des Lumières.