RETROUVAILLES

Moraggen se préparait à quitter ses appartements.

Novell l’aidait à solidifier les étages compliqués de sa coiffure, tandis qu’elle regardait son reflet dans un miroir d’obsidienne au cadre en or massif.

Elle avait passé l’après-midi à échanger avec Alemeï, qui s’était montré courtois. Il était loquace, pour quelqu’un de sa race. Peut-être était-ce dû à son âge. Moraggen, cependant, gardait peu de souvenirs du sujet de leur entretien. Elle pensait à un autre.

Nolan Slattery ne les avait pas quittés. La princesse s’était forcée à l’ignorer. Il ressemblait trait pour trait à Anthony. Chaque mot qu’il prononçait, chaque geste qu’il faisait n’était pour Moraggen que source de douleur. La jeune femme avait l’impression qu’elle avait perdu la raison. Anthony était mort. Nolan ne pouvait pas être lui. L’ami du prince avait agi comme s’il venait de faire la connaissance de l’Asape et avait même posé quelques questions sur ses occupations à Kantellän, sur un ton poli et détaché.

Anthony avait rejoint l’Au-Delà, il ne pouvait pas se trouver en Novgorar. Qu’y ferait-il, de toute façon? Pourquoi jouerait-il ce jeu? Ne l’aurait-il simplement pas reconnue? Peut-être l’avait-il oubliée? Peut-être avait-il rencontré une autre femme? Bien sûr, pour trouver réponse à ces questions, il fallait commencer par admettre qu’il s’agissait réellement d’Anthony. Rien n’était moins sûr. Tant de fois, elle avait imaginé le revoir. Elle avait en tête des centaines de scénarios, tous plus farfelus les uns que les autres, dans lesquels elle retrouvait son âme sœur et où ils pouvaient, par un miracle quelconque, passer le reste de leurs jours ensemble. Elle avait rêvé une fois de plus. Voilà tout. Chaque seconde de chaque jour, elle songeait à lui. Elle n’était plus certaine de savoir distinguer la réalité des songes. Nolan ressemblait à l’homme qu’elle aimait, elle avait cherché à se convaincre que c’était lui.

Anthony la rendait complètement folle. Elle avait honte. Son propre désespoir lui faisait pitié. Son espoir lui faisait pitié.

Elle reverrait certainement Nolan ce soir. S’il venait au spectacle. Alemeï avait invité sa fiancée au théâtre. Les Elfes considéraient ce divertissement comme la forme d’art la plus pure, la plus avancée. Moraggen était impatiente d’assister à la représentation, qui devait avoir lieu sur une scène extérieure, dans la forêt environnant la ville. Elle avait besoin de se changer les idées et espérait que la pièce lui permettrait de retrouver un certain calme.

Novell termina son chef-d’œuvre en insérant une baguette de jade dans les cheveux de sa maîtresse. Cadeau d’Alemeï.

Moraggen alla docilement rejoindre son fiancé.

La représentation était terminée.

Moraggen était désolée de devoir le reconnaître, mais elle avait trouvé le spectacle d’un ennui mortel. Le jeu des Elfes était stylisé et ralenti, pour mettre en valeur le texte poétique en ancien elfique dont la princesse n’avait pas compris un mot. Les masques et les costumes, magnifiques, n’avaient pas suffi à capter son attention pendant plus de quelques minutes. La pièce avait duré quatre heures. Alemeï était parti à la moitié de la représentation, après qu’un serviteur fût venu lui transmettre un message soi-disant urgent. Le prince avait confié la protection de sa fiancée à Nolan, qui devait également la raccompagner à Eldel.

Ils chevauchaient désormais en silence à travers la forêt sombre.

Moraggen était seule avec lui depuis quelques minutes déjà, ne sachant que faire, que dire. Comme pétrifiée. Son cœur battait à toute vitesse, menaçait de sauter hors de sa poitrine.

Il était là, devant elle! Il n’y avait plus aucun doute. Anthony était toujours vivant. Et elle l’avait retrouvé.

— Je suis fatiguée, j’aimerais faire une halte un instant, Nolan Slaterry, dit-elle en elfique, comme si de rien n’était.

Elle arrêta sa monture et en descendit, imitée du serviteur d’Alemeï. Ils se firent face.

Elle ne voyait que ses yeux. Le reste n’avait aucun sens.

Moraggen baissa la tête, replaçant nerveusement sa coiffure. Détourner le regard lui faisait mal, mais elle en avait besoin. Besoin de s’assurer qu’il n’allait pas disparaître.

La princesse se sentit rougir.

— Que fais-tu ici? demanda-t-elle.

— J’habite ici. Je travaille pour Alemeï depuis plus d’un mois maintenant. Je n’avais pas de nouvelles de Kamazuk. J’ai attendu. Longtemps.

Anthony avait passé toute la journée à réfléchir, à se demander ce qu’il ferait. Il croyait qu’il avait réussi à mettre Moraggen de côté, mais avait compris en la revoyant que c’était complètement faux. Il ne parvenait pas à contrôler ses sentiments. Maintenant qu’il connaissait l’identité de la fiancée d’Alemeï, comment pourrait-il laisser son plan se réaliser? D’un autre côté… Moraggen l’avait oublié, elle avait accepté d’en épouser en autre, n’avait même pas tenté de le retrouver. Toute la colère qu’il écrasait depuis des mois sembla lui revenir, le prenant à la gorge.

— Tiarana a annoncé ta mort, dit la princesse. Je te croyais mort. Je…

— Ah oui?

Une alarme se mit à sonner quelque part dans la tête de Moraggen. Oh non, se dit-elle, il pense que je l’ai abandonné à son exil. Elle le devinait dans son regard, brûlant. Comment pouvait-il s’imaginer une telle chose?

— Je te croyais mort, reprit Moraggen. Je t’ai pleuré pendant des mois…

— Avant d’offrir ta main à un autre.

— À celui-là même pour qui tu travailles maintenant, Nolan Slattery. As-tu seulement essayé de communiquer avec moi? Ou avec Adalbald? Ou avec ton père?

— À quoi bon?

— Tu n’as aucune idée de l’état dans lequel j’étais, de toute la peine que j’ai eue! J’avais besoin de toi.

— Et moi? Tu penses que ça a été facile? J’ai perdu tout ce que j’avais au monde.

Les amoureux s’arrêtèrent, comme pour mieux saisir ce que chacun venait de dire. Allaient-ils réellement reprocher à l’autre son absence alors qu’ils étaient enfin réunis?

Soudain, sans qu’aucun ne comprenne exactement ce qui s’était passé, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Le baiser qu’ils échangèrent était animé d’une telle passion qu’il fit disparaître tout doute, tout reproche, tout regret. Ils s’étaient finalement retrouvés et comprenaient la raison pour laquelle ils avaient enduré ces souffrances. De nouveau, il leur semblait y voir plus clair.

Anthony la serrait trop fort contre lui, mais Moraggen se sentit rassurée.

Moraggen et Anthony entendirent soudain une violente exclamation derrière eux. Ils se retournèrent. Trois cavaliers elfes se trouvaient sur la route, épées au clair.

— Comment oses-tu, traître! s’exclama l’un d’eux. Tu nous fais honte! Vermine! Pourriture!

Anthony connaissait bien celui qui venait de l’insulter. Il s’agissait de Donovan, un grand blond qui servait dans la compagnie d’Alemeï. Il était un excellent combattant.

L’Asap dégaina.

— Mon amour, reste en dehors de ce conflit, ordonna Anthony en asap.

— Que viens-tu de dire, traître? jappa un des gardes elfes. Rends-toi! Nous t’amenons t’expliquer devant Alemeï Trenassen, toi et cette putain asape.

Anthony se jeta sur celui qui venait de parler ainsi de Moraggen. L’Elfe parvint à parer le premier assaut, mais se fit transpercer l’abdomen au second. Il s’écroula dans une mare de sang, en fermant les yeux.

Le deuxième homme connut un sort semblable. Anthony l’élimina juste à temps. Un instant de plus et Donovan serait parvenu jusqu’à Moraggen. La princesse avait matérialisé une boule de feu, ce qui avait retenu l’attention de l’Elfe assez longtemps pour laisser à Anthony l’occasion de l’attaquer.

Donovan pivota pour affronter Anthony, espérant accroître ainsi la force du coup qu’il s’apprêtait à porter. L’Asap l’encaissa sans broncher, puis il riposta sans attendre. Donovan parvint à l’esquiver. Il était rapide. Le combat continuait sans qu’aucun des adversaires eût l’avantage. Puis, l’ennemi envoya Anthony au sol d’un coup de botte au ventre. Moraggen profita de la situation. Elle attendait l’occasion d’agir depuis un moment, tenant fermement l’arc qu’elle avait trouvé, accroché à la monture d’un des soldats. Elle décocha sa flèche qui atteignit Donovan, en plein dos. L’Elfe s’écroula. Anthony se remit debout et observa les environs, comme si le combat n’était pas terminé.

— Que s’est-il passé? demanda Moraggen, troublée.

— Moraggen, il faut quitter Novgorar au plus vite, répondit Anthony, précipitamment.

— Pourquoi? Ces Elfes sont morts. Personne ne saura ce qui se passe entre nous. Il ne le faut pas. Je… Je ne peux pas refuser la main d’Alemeï. Sinon, nous perdrons l’appui des Elfes et…

Anthony avait pris sa décision. Il se pencha vers Moraggen, l’air sérieux.

— Écoute bien, amour, c’est important. Novgorar a déjà brisé son alliance avec l’Asapmy et appuie maintenant les Gnomes. Il y a longtemps que nous essayions, Hs’an et moi, d’obtenir le support de Lodvighen. Il semble avoir été influencé par Tiarana. Alemeï m’a avoué qu’il comptait prendre possession de nos terres et d’en concéder une partie aux Gnomes, bien sûr. Votre mariage n’était qu’une façon détournée de l’asseoir sur le trône.

Moraggen recula, sous le choc.

— Comment est-ce possible? Es-tu certain de ce que tu avances? Ma mère a aidé à bâtir une alliance avec les Gnomes?

— Elle n’a pas assassiné Obérius sans raison. Je suis désolé de t’apprendre tout ça ainsi, mais les Elfes s’apprêtent à envahir l’Asapmy.

Cela signifiait que Moraggen se trouvait prise au piège. Anthony avait raison, se dit la princesse, toute la délégation devrait quitter Eldel le plus tôt possible.

— Je tâcherai de passer le message aux autres dès demain, résolut Moraggen. Nous pourrons préparer notre évasion.

— Parfait, approuva son amoureux, en retirant la flèche plantée dans le dos de Donovan. Rentrons à Eldel avant que quelqu’un ne s’inquiète.

— Qu’allons-nous faire de ces trois cadavres?

— Je dirai qu’ils nous escortaient et que nous avons été attaqués par quelques chiens de lune affamés. Une meute a été repérée récemment dans ces bois. Alemeï ne mettra pas ma parole en doute.

Sachant qu’ils devaient maintenant reprendre la route, les jeunes gens s’enlacèrent une fois de plus.

— Je t’aime, échappa Moraggen, finalement, avant de baisser la tête, gênée.

Anthony lui releva doucement le menton pour l’embrasser à nouveau.

— Tu m’as manqué.

Ils atteignirent Eldel peu après. Anthony raccompagna la princesse jusqu’à ses appartements, où Novell s’impatientait.

Moraggen regarda avec regret la porte de sa chambre se refermer sur Anthony, incapable de retenir un soupir, tandis que sa servante la sermonnait d’être rentrée si tard.