TU es mort il y a vingt ans. Tu es mort à l’âge de quinze ans, Walid, et j’ai honte, parfois, quand je pense que j’ai déjà vécu la moitié d’un siècle et fait trois fois le tour de la planète tandis que ton peuple tourne en rond depuis tant d’années sur ses îles mutilées en attendant sa libération. Mais tu avais raison, Walid, de croire que s’ouvriraient un jour les vannes de l’espoir. Tu avais raison d’imaginer le jour où céderait le grand barrage prenant ton archipel en otage. Tu disais : nous réduirons en poussière ce béton sinistre qui nous assiège, nous ferons de ces remparts hideux la plus belle réserve de projectiles au monde, et nous les lancerons sur vos miradors, sur vos guérites, sur vos gratte-ciel, sur vos pare-brise grillagés, nous ferons pleuvoir sur vos crânes chauves et vos faces craintives la plus belle cascade de caillasses jamais vue. Car la colère était trop grande, l’eau vive que vous étiez se changeait en lave, une lave en fusion qui grondait, qui bouillonnait dans vos cœurs révoltés ; la marmite rouillée des légendes avait débordé plusieurs fois dans le passé, mais cette fois-ci, elle était vraiment sur le point d’exploser.
Tu avais raison, Walid, et j’avais tort de te répondre que ce béton profane et muet plongeait ses racines très profondément dans la terre. Trois mille ans d’histoire ressassée, mythifiée, divinisée, finissent par vous aveugler : à force de vivre parmi tous ces vieux livres et ces vieilles pierres, vous devenez insensible au temps qui passe, vous vous transformez vous-même en roc ou en parchemin, vous oubliez que la vie vaut la peine d’être vécue, et vous êtes déjà trop vieux, ou alors il fait déjà nuit au fond de vous le jour où vous osez lever le nez en l’air pour scruter le ciel et lire dans l’aspect des nuages qui passent le visage de la ruine qui vous menace.
J’ai appris la nouvelle ce matin, dès mon retour en Europe. Ayant raté ma correspondance à cause des contrôles de plus en plus tatillons, j’ai dû passer la nuit dans un petit hôtel banal et standardisé comme on en trouve aujourd’hui à chaque rond-point dans les grandes bulles radioprotégées qui enveloppent nos aérovilles et se ressemblent toutes. Réveillé par l’insomnie des voyageurs professionnels qui ne savent plus dans quel lit, dans quelle chambre, dans quelle ville, dans quel pays le jour naissant les cueillera, j’ai passé les dernières heures de la nuit à trépigner d’impatience dans un salon vitré et climatisé, sous des dizaines d’écrans suspendus, en attendant l’heure du petit déjeuner ; j’avais hâte de regagner le tarmac de l’aéroport, de reprendre un avion et de retrouver le sol du pays natal pour y commencer une nouvelle vie.
Dehors était loin, dans un monde inaccessible et crépusculaire, mais les nombreux écrans météo nous informaient qu’il y tombait des cordes, sans doute une de ces pluies glaciales et diluviennes de la fin septembre, et l’on voyait d’ailleurs se former de la buée, là-haut, sur l’immense voûte de verre qui nous séparait du ciel. Lorsque a sonné l’heure du petit déjeuner, lorsque j’ai senti s’insinuer dans mes narines la fade odeur du café instantané et des mauvaises viennoiseries crachées par une machine ronronnante, j’ai constaté que j’étais le seul client réveillé : le salon aux murs d’aquarium était vide. Assises derrière leur comptoir, les serveuses inutiles se tournaient les pouces en broyant du noir ; elles gardaient les yeux rivés à ces écrans plasma qui les distrayaient entre deux publicités de la tristesse ambiante.
La nouvelle invraisemblable tournait en boucle, en anglais, dans la bande rouge défilante, au bas de l’écran, précédée de l’heure UTC + 1 6 : 06 6 : 06 6 : 06, mais je n’y avais pas encore prêté attention lorsque les présentatrices, qui semblaient sur le qui-vive, ont annoncé l’événement, prononcé le nom de ton pays, de ta ville, et se sont effacées devant les images retransmises en direct et commentées en voix off par leur correspondant local. J’ai regardé les images incroyables, j’ai écouté cette voix familière et paniquée, cette voix que je connaissais bien, mais je n’en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. J’ai avalé mon café, mon jus d’orange, un bol de céréales. J’ai mordu dans la chair élastique d’un croissant tiède. Puis, m’étant dirigé vers l’ascenseur tubulaire en vapotant frénétiquement, j’ai composé le code de ma chambre, croisé dans un miroir le reflet d’un homme hagard aux cheveux blancs ébouriffés, traversé le couloir désert, aspiré une dernière bouffée angoissée de ma cigarette électronique, inséré ma carte dans le lecteur ; la porte s’est ouverte automatiquement, le lit s’est décroché du mur et s’est abaissé vers le plancher, la télé s’est allumée, je me suis affalé devant ce nouvel écran, pressant au hasard les touches de la télécommande, passant en revue les différentes chaînes d’information.
Si tu savais, Walid, à quel point je me sentais seul et démuni devant ces images retransmises aux quatre coins de la planète ! Le grand barrage que tout le monde croyait inexpugnable s’effondrait en direct, sous mes yeux, sous les yeux du monde entier. Sur toutes les chaînes d’information, c’étaient les mêmes images à la Une, les mêmes commentaires paniqués, le même tohu-bohu. Les mêmes barricades de pneus et de poubelles en flammes. Les mêmes drapeaux, les mêmes couleurs, les mêmes banderoles vindicatives. Ma solitude idiote, dans cette chambre vide et anonyme que le monde emplissait de son vacarme, me donnait le vertige. J’ai cru de nouveau basculer dans la folie. J’ai senti l’écran vibrer sous les coups de bélier — j’ai vu la foule en fusion qui s’engouffrait dans la brèche, j’ai vu les adolescents de ton pays accourir de tous les villages alentour, je les ai vus escalader les dalles de béton, démanteler les barbelés, arracher les caméras de surveillance, les capteurs optroniques, les corbeaux métalliques ; je les ai vus effectuer leur petit numéro de voltige au nez et à la barbe des soldats impavides.
Alors ont surgi de toutes parts les femmes de l’archipel. Prêtes à s’interposer entre les soldats et les adolescents, elles se donnent la main sur des kilomètres, elles dessinent tout un cordon de miséricorde et de pitié, un rempart charnel et joyeusement bariolé : vêtues de leurs plus belles robes, arborant leurs plus beaux voiles, elles brandissent des haut-parleurs, elles scandent des poèmes, elles déclament des versets, elles jouent de la guitare, du violon, du tam-tam, elles dansent frénétiquement ; des milliers de bracelets tintent à leurs poignets ; toutes les pierres de la vallée rendent en écho leur appel à la révolte ; les plus déterminées d’entre elles jettent leurs voiles dans la poussière, leurs chevelures s’agitent dans le vent, leurs poitrines se soulèvent comme des vagues ; en quelques instants, elles effacent l’image des femmes fantômes que nous avions l’habitude de croiser dans les ruelles de la vieille ville ; débarrassées de leurs frères ou de leurs maris, apparaissant à visage découvert, ces femmes prenaient en main leur destin ; farouches et fières, elles annonçaient l’avènement d’une nouvelle ère.
Pendant ce temps, les adolescents attaquent le béton ennemi avec tout ce qui leur tombe sous la main : on entend cogner les masses, les marteaux et les burins, les bêches, les pioches et les piolets. Certains d’entre eux se sont taillé des béliers qu’ils balancent au bout d’une corde ; d’autres enfin lancent leurs tracteurs à tombeau ouvert contre le mur. Tractées par des motos, des camionnettes, des ânes ou des mulets, les dalles de béton s’ébranlent, se soulèvent, on croirait voir des tombes qui se réveillent le jour du jugement dernier, elles valdinguent dans la poussière, elles retombent à terre, elles versent dans les fossés. Ici, elles s’effondrent les unes après les autres, comme un jeu de dominos balayé par le bras vengeur d’un vent populaire, un vent à voix humaine, un vent plus fou que les orages, plus turbulent que les tempêtes. Là, brisées en mille morceaux, les dalles de béton forment des amas de gravats, des barricades, des bastions, des fortins de fortune derrière lesquels s’abritent les insurgés. Toute une réserve de pierrailles s’amoncelle ainsi pour une nouvelle guérilla.
Cependant, les femmes avancent toujours en chantant, en dansant et en jouant de tous les instruments ; main dans la main, épaule contre épaule, elles marchent vers le sud, elles marchent vers l’ouest, sans desserrer leurs rangs. Et tant qu’elles avancent ainsi, pas une seule pierre ne vole, pas un seul coup de feu n’éclate ; on dirait que leurs chants font se dessécher les bras des plus violents ; que les fusils, enrayés, ensorcelés, se taisent ; que les munitions se pétrifient. Confinés dans leur fortin, le doigt crispé sur la gâchette, les soldats ne bronchent pas. Les jeeps et les half-tracks font demi-tour sous leurs gyrophares déchaînés, les tourelles des tanks pivotent dans le vide, les drones et les hélicoptères vrombissent en vain dans le ciel bleu ; la meilleure armée du monde vit la première grande mutinerie de son histoire ; de plus en plus de soldats jettent leurs armes à terre, hissent des drapeaux blancs sur leur guérite et sympathisent avec une foule euphorique, hétéroclite, venue de l’intérieur, venue de tous les villages environnants.
Derrière les femmes et les adolescents venaient les enfants. J’ai cherché ton visage sur ceux de ces enfants, j’ai cherché tes yeux verts dans ce torrent humain, j’ai cherché ta toison châtain, j’ai cherché ton sourire espiègle et ton allure impétueuse ; mais tu n’étais pas là, Walid, et je sais que tous mes efforts ne suffiront pas à ressusciter ton souvenir, je sais que tu nous as quittés trop tôt comme tant d’autres gosses ; là-bas, cela fait un demi-siècle que les enfants meurent de plus en plus jeunes tandis que les vieillards vivent de plus en plus vieux.
Le caméraman, soudain, a tenté un plan rapproché vers la foule en liesse, et c’est là que j’ai vu des jeunes femmes qui portaient des pancartes à ton effigie. C’était bien toi, tout l’indiquait : sur cette pancarte portée à bout de bras, tu avais les cheveux longs, les yeux clairs et le beau visage imberbe des jeunes martyrs ; un visage entouré de slogans vengeurs, de blasons belliqueux et de silhouettes guerrières armées de bazookas. Alors j’ai réalisé que nous étions le 30 septembre : cette journée marquait le vingtième anniversaire de ta mort. C’est peut-être un hasard, mais je ne crois pas au hasard. Aujourd’hui, tu aurais l’âge du Christ, tu aurais sans doute des enfants, tu porterais la barbe ou la moustache, les premières rides apparaîtraient sur ton front, on lirait sur ton visage cet air mélancolique, ce regard trouble, ce sourire amer, tous ces petits détails qui trahissent dans ton pays les hommes d’âge mûr, les hommes qui ont vécu. Je me suis souvenu que tu étais le premier enfant des Îles du Levant qui défia réellement le grand barrage. Le premier qui perça la brèche, le premier qui s’infiltra de l’autre côté ; le premier dont l’histoire fut contée dans le monde entier.
Tout à coup, la télé a retenti de l’écho d’un vacarme effroyable. La caméra s’est mise à vibrer comme si la terre se déchirait — un instant, j’ai cru que l’écran se fendait en deux sous mes yeux. L’image s’est brouillée, le son a grésillé, la voix blanche et monocorde du reporter a cessé ; le masque terne de son visage s’est figé sur l’expression d’un rictus effrayant, puis la neige a envahi l’écran. L’antenne est revenue à la capitale. La liaison n’était plus assurée, le correspondant local ne répondait plus, ont annoncé les présentatrices, sans savoir comment interpréter cet événement. Alors supposant un instant le pire, un séisme ou un tsunami, j’ai éteint la télé et j’ai fait mes bagages pour m’occuper l’esprit. Mais j’étais bien forcé d’imaginer ce qui pourrait advenir, désormais. Et j’ai eu peur. J’ai eu peur pour tous ceux que j’ai quittés, qui vivent encore là-bas, dont la vie est suspendue au fil rompu de l’Histoire, qui tremblent chaque jour à l’idée que la Grande Barburie se rapproche à grands pas.
Toute la journée, dans les couloirs de l’aéroport, dans la salle d’embarquement, sur mon siège d’avion, je me suis demandé si je n’avais pas rêvé. Si tout cela n’était pas une mise en scène, un feuilleton de science-fiction, un mirage, une vision, une hallucination. Si je n’évoluais pas dans un univers parallèle. J’avoue que je n’aurais jamais pu penser que tout irait si vite. Les signes annonciateurs s’étaient accumulés, pourtant, ces derniers temps. Mais nous n’avons pas voulu les voir. Nous avons continué à croire que votre peuple était privé d’histoire. C’était oublier que les peuples sans histoire n’existent pas, que les villages immobiles n’existent pas, que les frontières ne sont jamais fixées une bonne fois pour toutes.
Ce soir, tes paroles me reviennent, Walid. Tu me disais : frère Daniel, notre mur est en béton, en béton nu et laid, mais nos lamentations ne dureront pas jusqu’à la fin des temps, nos souffrances ne s’éterniseront pas durant des siècles. Tu disais : nous n’avons pas d’autre butin que ces tas de caillasses où nous puisons nos munitions, nous ne vénérons rien d’autre que ces oliviers qui nous sont défendus, dont les fruits pourrissent au soleil. Sur ces pierres tombales qui veulent nous enterrer vivants, nous dessinerons les cartes de notre archipel écorché vif, nous dessinerons le bleu du ciel, nous dessinerons les vagues de la mer, nous percerons notre horizon, et puis nous le traverserons, le grand barrage.
Avant d’aller me coucher dans le lit de mes ancêtres, j’ai fouillé dans mes bagages à la recherche du cerf-volant que tu m’avais offert autrefois. Et je l’ai retrouvé, ton cerf-volant, plié dans la doublure de ma valise, avec ce scapulaire blanc et râpé que je n’endosserai plus jamais. La ficelle s’était emberlificotée dans les perles de mon chapelet. Une des baguettes de bambou de l’armature cruciforme s’était brisée. Je te promets que je le réparerai, Walid, ton cerf-volant. Je te promets que j’irai le lancer demain sur les berges de la rivière qui coule au pied de la maison. Je te promets que je ferai voler dans mon ciel gris ce cerf-volant rafistolé sur lequel tu avais dessiné la forme à venir de ton pays : non plus le poignard s’enfonçant dans l’œil de la Terre, non plus ce Pays du Cerf où tu es né, mais ce pays cerf-volant dont tu rêvais, cet archipel aux envergures de tes rêves, ce royaume arc-en-ciel qui prendrait un jour son envol : Iristan.