IL m’est revenu en mémoire dès que j’ai cru le voir apparaître sur l’écran du moniteur, avec sa poire en pleine mire. J’ai zoomé. Les pixels se sont précisés. Au début, j’ai vraiment cru le voir avancer vers nous. J’ai cru reconnaître sa casquette pied-de-poule qui lui donnait un petit air de Gavroche apeuré. J’ai cru voir ses longs tifs s’agiter dans le viseur. J’ai eu le sentiment qu’il me regardait. Qu’il était bien ce gamin nous suppliant de ne pas tirer en levant les mains en l’air. J’ai cru un instant qu’il était ressuscité. Qu’il revenait sur terre pour exiger l’éclaircissement de cette affaire. Pour obtenir un procès en bonne et due forme. Walid Al-Isra, oui, le révolté au cerf-volant, comme ils disaient là-bas. Cette graine de terroriste qui nous aura bien roulés dans la farine. Cette petite frappe que le monde entier nous accuse d’avoir pulvérisée. Ce petit malin qui passait son temps à nous narguer avec ses soi-disant cerfs-volants. Cet enfant de putain qui faisait enrager mes hommes lorsqu’il brouillait les ondes, larguait des tracts et nous dictait ses messages. Je croyais pourtant l’avoir oublié. Seulement, ce n’est pas facile d’oublier le visage d’un enfant. Alors, quand j’ai vu le gamin lever les mains en l’air sans cesser d’avancer, quand j’ai vu la petite croix du viseur pointer la visière de sa casquette, quand j’ai compris qu’il suffisait à l’adjudant Brian, notre opérateur, de presser la touche fatale pour que le drone-sentinelle, là-haut, lâche une de ses fusées infernales, j’ai ajusté mon casque et j’ai gueulé comme un dingue dans le micro :
– Écoutez-moi bien, les gars : le premier qui fait feu sur les femmes ou les enfants, je lui loge une balle dans le caisson !
Je me suis retourné. J’ai vu l’aspirant Schlinger qui grimaçait dans sa barbe.
– Aspirant Schlinger, vous avez quelque chose à ajouter ?
Il se tenait sans cesse dans mon dos. Un vrai lèche-bottes, ce Schlinger ! C’était pitoyable, il restait là, à la fois raide et gluant, l’œil furieux et le sourcil défiant sous son béret kaki, grommelant dans sa barbe de colon non mon lieutennnnant, à vos ordres mon lieutennnnant, tout en caressant de la main droite la crosse de son fusil à lunette. Un instant, j’ai cru qu’il allait m’abattre. J’ai senti que ça le démangeait. J’ai su qu’il était à deux doigts de me liquider comme un vulgaire traître. Alors je l’ai salué d’un geste sec et sans appel :
– Maintenant, foutez-moi le camp, Schlinger, et assurez-vous que personne ne touche à un seul cheveu des manifestants.
Il s’est planté au garde-à-vous, a claqué des bottes, claqué la porte en soupirant. Je l’ai épié à travers la vitre blindée du blockhaus. Il marchait la tête basse. Il rasait les murs. Il venait d’avaler une sacrée couleuvre ! Dans la cour, mes hommes — je devrais dire mes hommes et mes femmes, celles-ci étant quasi majoritaires dans le corps des gardes-frontières — serraient les rangs. Ils formaient une sorte de palissade verdâtre au pied de la grande haie grise du mur. Ils avaient la trouille, ça se voyait. Ils suaient à grosses gouttes, le pistolet-mitrailleur au poing. Ils secouaient la tête comme des mutins en écoutant les ordres de Schlinger. Histoire de se défouler, ce salaud leur aboyait dessus comme un enragé. Certains d’entre eux se bouchaient les oreilles à cause de tout ce boucan qui nous assaillait : cris, pétards, klaxons, coups de bélier. Sans oublier les youyous des femmes et les sifflets des enfants à vous déchirer les tympans.
Je suis retourné dans la tour d’ivoire de mon bureau, derrière mon écran. J’ai eu un moment d’absence, suivi d’une joie maligne et douteuse. Je n’écoutais ni les sonneries de mon téléphone ni les grésillements de mon talkie-walkie. Je ne parvenais plus à lâcher l’écran des yeux. Je me perdais dans les milliers de nuances de gris de l’image infrarouge. Le noir et le blanc n’existaient plus. La limite entre le bien et le mal, que nous croyions fixée une bonne fois pour toutes, se brouillait. Je me noyais dans les pixels. Je contemplais cette scène incompréhensible comme si elle se passait sur la planète Mars. Ou plutôt comme si c’était un vieux film étranger qui se jouait sous mes yeux, sans doublage et sans sous-titres. J’étais médusé. Je regardais les pneus et les poubelles brûler. Je regardais ces colonnes de poussière et de fumée qui s’élevaient dans l’air. J’éprouvais le sentiment bizarre d’un soulagement, d’une délivrance, comme si nous étions les vrais enfermés, les vrais emmurés, comme si ce rempart anachronique n’était pas là pour nous protéger mais pour nous empêcher de respirer.
Au fond, j’avais attendu ce moment depuis longtemps. Je m’y étais préparé en quelque sorte. J’avais épié pendant vingt ans le soulèvement que tout le monde attendait. Vingt ans passés sur le qui-vive. Tous les ans, nous craignions que le jour de colère ne survienne avec les fêtes de l’automne et qu’ils profitent de ces tristes journées pluvieuses où nous roupillons dans des cabanes pour se lancer à l’assaut de notre palais de cristal. Nous savions qu’ils guetteraient la moindre fissure dans notre forteresse. Au début de l’été, une nouvelle vague d’attentats avait déferlé sur le pays. Pendant tout l’été, les menaces et les provocations se succédaient de part et d’autre. Et comme l’armée barbure — grossie par les contingents de mecs paumés venus de tous les pays du monde — ne cessait de gagner du terrain à l’est et menaçait de nous envahir, affichant comme but ultime de sa croisade notre anéantissement, nous étions harcelés de tous les côtés. Preuve qu’aucun mur n’a jamais été infranchissable, de plus en plus de kamikazes traversaient le grand barrage de sécurité antiterroriste. Ils menaient des raids sanglants contre nos temples. Ils razziaient nos troupeaux. Ils pillaient nos récoltes. Ils ouvraient le feu sur nos terrasses et se faisaient sauter dans nos stades et nos salles de concert. Armés de couteaux de cuisine, de cutters ou de tournevis qu’ils se procuraient dans la première quincaillerie venue après avoir franchi sans encombre les portiques de sécurité, les sas de désinfection et les tubes de détection antiterroriste, ils faisaient régner la terreur dans nos faubourgs et semaient la mort dans nos cliniques.
Bilan du mois d’août : vingt et un morts et trente-trois blessés dans des attaques à main armée. Cinq civils poignardés, douze terroristes abattus, trois colons lynchés, un journaliste assassiné, deux soldats capturés et trois touristes portés disparus. Pendant ce temps, nos ministres et nos députés — qui n’avaient qu’un seul mot à la bouche, le mot guerre — haranguaient la tribune le menton relevé et le bras menaçant mais ne sortaient plus dans la rue sans leurs gardes du corps. Pendant ce temps, malgré la prolongation de l’état d’urgence, malgré les contrôles d’identité permanents, des bombes sautaient aux abords des édifices publics en guise d’avertissement.
Mais depuis le début du mois de septembre, une étrange accalmie précédait la tempête. Le beau fixe régnait sur l’archipel et sur ce quartier que je connaissais mieux que ma poche, où rien ne devait échapper à ma vigilance. De quoi piquer du nez devant les écrans, tellement rien ne se passait. Rien à part les galipettes risibles de quelques ados attardés. Nous pouvions dormir tranquilles. La discipline se relâchait. Les bigots dans le genre de Schlinger s’étaient fabriqué sur le toit du blockhaus une petite cabane de branchages pour réciter leurs prières et passer la nuit dans leur désert imaginaire. Quant aux fêtards et aux mécréants dans mon genre, ils s’en donnaient à cœur joie, abusant des drogues et de l’alcool de contrebande qu’il nous arrivait de confisquer. Je savais bien que les gamins jouaient de plus en plus près du grand barrage mais je préférais ne pas sonner l’alerte : on n’avait jamais vu un être humain escalader à mains nues un mur de neuf mètres de haut dépourvu d’aspérités — un mur de béton armé qui n’offrait aucune prise pour la main ou le pied. Ce vieux faucon barbu de Schlinger, avide de safaris et de chasse à l’homme, avait mené sa petite enquête mais les mômes lui filaient toujours entre les pattes ; les clébards hybrides et les nanodrones rentraient toujours bredouilles au bercail.
Lorsque la première dalle a cédé, lorsque l’alerte a sonné, suivie de l’ordre d’intervenir immédiatement, mes hommes se sont déployés aux quatre coins du checkpoint, en position de tir, sous le commandement de cet abruti de Schlinger. Je savais qu’à tout moment ça pouvait déraper, que l’un d’entre eux pouvait craquer, perdre son sang-froid, arroser la foule à balles réelles, lâcher ce que dans notre jargon nous appelons la nuée ardente ou la pluie de sauterelles. Le bain de sang pouvait nous inonder à tout instant. Mon seul objectif était de l’éviter. Alors j’ai décidé de descendre de ma tour d’ivoire et de prendre les choses en main :
– Écoutez-moi bien, les gars : le premier qui fait feu sur les femmes ou les enfants, je lui loge une balle dans le caisson !
J’ai répété les ordres en passant en revue la petite troupe rétive. On aurait dit, à la gueule qu’ils faisaient, qu’ils n’avaient jamais entendu ces mots-là. Allez savoir ce que ça voulait dire, femme ou enfant ! Ce n’était pas le genre de mot que l’on employait d’ordinaire. Le jargon militaire disait gamin, gosse, môme, rejeton, vaurien, merdeux, branleur, racaille. Quant aux femmes, elles étaient toujours des bonnes femmes, ou alors des meufs, des gonzesses, des mouquères qui se répartissaient en catégories du genre grosses, vieilles, salopes. Certains d’entre nous les appelaient les gros pigeons car elles se ressemblaient toutes sous leurs tristes foulards. D’autres disaient les barques à voile, à cause de leur accoutrement, de leur embonpoint, de leur mutisme et de leur démarche lente et chaloupée, sous les lourds bagages qu’elles tenaient à bout de bras, au point qu’à chaque pas, on aurait dit qu’elles allaient s’échouer sur le trottoir.
Je m’appelle Mike Zucker et je suis l’officier de réserve du checkpoint no 119. Une des dernières sentinelles du grand ghetto blindé de l’Occident. Mes hommes me surnomment le gardien du phare pour plaisanter. Mais n’allez pas croire que c’est la haute mer que je surveille du haut de mon fortin. N’allez pas croire que ce sont des navires que je guide. C’est la terre aride et craquelée qui s’étend à l’horizon. Ce sont les vagues argentées des oliveraies qui scintillent à l’infini sous l’éclat du soleil. Ici, dans cette partie de l’archipel, la mer est encore lointaine et le seul rivage que j’aperçois, là-bas, au loin, quand je monte au sommet du mirador, est celui — jaune et vallonné à l’infini — du désert. Ce sont des autobus, des taxis collectifs, des semi-remorques, des camionnettes, parfois même des charrettes tirées par des bourricots, qui se pressent tous les jours sous nos tourelles. Ce sont des hommes, des femmes et des enfants que nous filtrons à longueur de journée comme des carottes ou des navets. Ce sont des êtres humains que nous parquons comme du bétail.
Lorsque j’ai été affecté, il y a vingt ans, à ce satané checkpoint aux portes du désert, c’était mon placard mais je m’y suis habitué. Au point que c’est aujourd’hui mon domaine réservé, ma petite seigneurie bardée de radars et crénelée de fils barbelés. Si le feu part, si les bombes lacrymos fusent, si nous lâchons une grêlée de nanodrones contre des terroristes présumés, si un touriste un peu trop curieux se prend une balle entre les deux yeux, c’est que j’en ai donné l’ordre. En principe, je passe ma journée au bureau, derrière mon ordinateur, le nez plongé dans la paperasse informatique, à régler des affaires sans intérêt. Des histoires de sauf-conduits ou de laissez-passer, des querelles de troufions, des plaintes pour harcèlement, des empoignades entre deux voyous, des urgences médicales : une femme enceinte qui perd les eaux ; un homme poignardé qu’il faut accompagner à l’hôpital en lui tenant l’arme dans le dos pour éviter l’hémorragie ; un vieillard récalcitrant qui refuse de s’allonger sur le tapis roulant et de passer dans le tube de détection antiterroriste à cause de son cœur artificiel. Ma principale mission est de tranquilliser mes hommes. Je fais office de papa-maman ou de confident. Mon bureau est une sorte de confessionnal. On adore m’envoyer des morveux et des morveuses de dix-huit ans, des petits puceaux et des petites pucelles qui ont tout juste leurs règles ou de la barbe au menton mais qui se prennent pour des terminators — on a eu la bonne idée de foutre entre les pattes de ces conscrits un sacré engin dont la plupart ne savent pas se servir mais qui peut semer la mort en deux temps trois mouvements.
Très vite, la situation devient incontrôlable. Nous savons déjà que nous serons débordés, quoi que nous fassions. À mesure qu’elles approchent du blockhaus, les femmes hurlent de plus en plus fort dans leurs haut-parleurs : Ouvrez les vannes ! Ouvrez les vannes ! Elles demandent à voir l’officier de réserve. Exigent de s’entretenir avec un être humain, en chair et en os. Alors, je ne sais pas quelle mouche m’a piqué. J’ai compris qu’il nous faudrait inventer n’importe quel stratagème pour gagner du temps. J’accepte leur requête, à une seule condition : qu’elles ne fassent pas un seul mètre de plus. Qu’elles ne tentent pas de traverser la zone tampon, à l’exception de celle qui serait désignée comme leur messagère. Dans un communiqué lapidaire, j’informe la hiérarchie de mon intention. Ordonne à mes hommes de me couvrir pendant que je marcherai vers la messagère. Ils me regardent tous avec de gros yeux ronds, comme si j’avais pété les plombs. Le sergent Tina, qui avait un petit faible pour moi, s’avance en bégayant :
– Mais mon lieutennnannt, vvvvoous ne vvvous rendez pas ccc…
Alors je la fusille d’un regard noir, elle ferme sa gueule et les autres obtempèrent. Devant la glace des vestiaires, j’ajuste mon béret et mes épaulettes. Endosse mon gilet pare-balles. Astique la culasse de mon flingue. Le glisse dans son étui, sous mon aisselle. Quand un inconnu frappe à la porte, c’est la seule arme dans laquelle on puisse avoir encore confiance. Un instant, je pense à un film, qu’un prof d’histoire nous avait montré, en France, au lycée, sur la prise de la Bastille, et une sensation d’effroi me fout la chair de poule : je sens le goût du feu, du fer et du sang me traverser la gorge ; je vois ma tête sanguinolente plantée au bout d’une pique. En croisant une dernière fois le regard désapprobateur de Schlinger qui s’en va prendre position en haut du mirador, son fusil à lunette en bandoulière, mon sang se glace, j’ai un mouvement de recul et puis je franchis le hall, ouvre la porte blindée du blockhaus, règle mon GPS, consulte ma montre — 7 : 06 —, allume une dernière clope en marchant vers l’est, dans l’axe éblouissant du soleil qui s’élève au sommet de la montagne.