Samuel

ELLES avancent dans un grand nuage de poussière et de légende… Elles portent des lampes torches dessinant au-dessus de leurs têtes de grands halos dorés qui rayonnent dans la cendre épaisse du petit matin. Elles forment une longue chenille hurlante et flamboyante, ou plutôt une très lente comète hystérique qui ravive la colère des villages et réveille les ravins endormis dans son sillage… C’est une scène fascinante, ce cortège de silhouettes dansantes qui font trembler la terre en marchant vers la frontière, sous les feux encore allumés des réverbères, et qui implorent le ciel violet de l’aube, un ciel bientôt saturé de drones et d’hélicoptères. Après les premiers chants d’oiseaux, le vent d’automne se lève. Un vent froid qui souffle du nord par rafales et secoue sur sa hampe le vieux drapeau français tout effiloché. Un vent fou, qui rend fou, qui fait tourbillonner la poussière, les détritus, les sacs plastique et remue à nos pieds la canopée des pins parasols comme de grandes vagues vertes ourlées de noir ; affolées par ces rafales, deux affreuses corneilles au plumage gris-noir planent, croassent, attaquent en piqué, se posent sur la balustrade — œil mauvais, bec ouvert, ailes déployées, queue pointue.

Khalil m’a rejoint sur le toit-terrasse de l’hôtel. Il chasse les corneilles et, sans un mot, m’arrache des mains les jumelles. Je sors de ma poche mon carnet et je m’accroupis derrière la balustrade pour m’abriter du vent et de ces oiseaux de malheur qui ne veulent pas décamper malgré nos grands gestes un peu comiques pour les effrayer. À la lueur d’une lampe torche, je note le plus vite possible, en désordre, ce que je viens d’observer. Puis je me redresse, Khalil me tend les jumelles, je règle la molette et suis des yeux le tracé tortueux du grand barrage qui s’enfonce au loin dans la nuit. Scrute pan par pan chaque tronçon. Elles viennent de partout. Elles marchent à grands pas. Elles doivent être des centaines, peut-être des milliers. On dirait qu’elles portent des drapeaux, des pancartes, des banderoles ; la nuit efface leurs couleurs et leurs slogans. De l’autre côté de la zone tampon, les soldats sont sur le pied de guerre.

Khalil s’assied sur le parapet de la terrasse et se lisse les moustaches entre le pouce et l’index. Il sort des poches de sa veste un paquet de tabac, une pipe au tuyau recourbé, un cure-pipe, une boîte d’allumettes, et les dépose devant lui, sur la table à la peinture verte écaillée, rouillée par les pluies. Après avoir longuement poli entre ses doigts le fourneau de bruyère, il plonge sa main dans le paquet, émiette les brins de tabac dans le culot, bourre sa pipe en s’abritant du vent, fait craquer une allumette ; l’odeur de miel et de vanille se dégage dès la première bouffée. Ses gestes sont toujours aussi lents, minutieux, rassurants — comme les gestes d’un rituel ancestral. Cela fait déjà vingt-sept ans que nous nous connaissons. Je ne saurais dire lequel d’entre nous a le plus vieilli. Lui, d’une certaine manière, a toujours été vieux. Le surnom que lui donnaient les gamins me revient : Abou Karita — le père des cartes. Ce matin, Abou Karita a les paupières lourdes et le regard blasé des mauvais jours, avec sur les lèvres ce petit sourire amer qui ne le quitte jamais. Il est convaincu que tout rentrera dans l’ordre encore une fois, qu’ils finiront par tirer dans le tas, qu’ils disperseront la foule — dans quelques heures, dit-il, tu verras, Samuel, ce sera le couvre-feu, tout le monde fera sagement dodo dans son bled-dortoir sous les milliers de pupilles qui nous observent, le plumage de paon de la guerre globale…

Je ne l’écoute plus. Une migraine envahissante me fiche le vertige. J’ai grimpé sur le toit-terrasse dès l’appel du muezzin, sans passer sous la douche, sans prendre le temps d’avaler ne serait-ce qu’une gorgée de café. La fatigue et l’anxiété du petit matin me gagnent, mon corps engourdi requiert encore quelques heures de sommeil mais pas question de quitter mon poste d’observation ; pas question de lâcher les jumelles que Khalil me réclame de nouveau ; pas question de rater une seule miette de ce spectacle inattendu. Cela faisait plusieurs jours que je guettais les allées et venues de part et d’autre du grand barrage. Je sentais bien qu’il se tramait quelque chose. Chaque jour depuis mon retour, je me réveillais à l’aube, je montais sur le toit-terrasse et je me tenais là, hypnotisé par ce très vieux drame, regardant les murs de la vieille ville changer de couleur d’heure en heure. Je montais toujours un carnet en mains, pour coucher les premières phrases de ce livre que j’avais fait la promesse d’écrire, mais le livre ne s’écrivait pas car la vie va toujours plus vite que la littérature et l’Histoire s’emballe quand la mémoire patine. J’avais gratté quelques mots dans mon carnet, j’avais vaguement crayonné ce que j’avais sous les yeux mais dans le fond je préférais regarder — tout noter mentalement jusqu’à l’épuisement, sombrer peu à peu dans un état d’insouciance et de léthargie où l’on se confond avec les choses vues, devenant tour à tour un sycomore, un cyprès, une coupole dorée, une tombe renversée, un chien errant, la poussière du chemin, le chant d’un coq.

Les vallées des environs retentissaient fréquemment de toutes sortes de détonations — pétards, feux d’artifice, cocktails Molotov, grenades, tirs divers — au point que nous avions pris l’habitude de ne plus nous alarmer pour un simple coup de feu, mais ce matin, c’est une rumeur insolite qui nous a réveillés : les youyous des femmes et les sifflets des enfants. Nous n’avions jamais entendu ça, les femmes et les enfants chanter, crier, siffler aussi fort, dès l’aube, nous n’avions jamais entendu le vent s’emplir d’une telle liesse et c’était pour nous une délivrance, ce brouhaha jovial chassait dans nos têtes la rumeur monotone qui nous hantait depuis des nuits : le bourdonnement lancinant des drones. Tout le quartier en était victime ; les gens se plaignaient de migraines, d’acouphènes ou d’hallucinations auditives ; personnellement, je ne dormais plus guère, me couchant tard, me levant à l’aube, lisant, écrivant, triant mes papiers, des boules Quies ou des oreillettes enfoncées profondément dans les tympans. Mais depuis trois quatre nuits, j’avais l’impression que les drones s’étaient faufilés dans mon cerveau, qu’un énorme frelon m’avait transpercé la boîte crânienne, et qu’il se perdait dans les dédales de mes méninges, au point qu’il me butinait les neurones. L’hôtel s’était vidé de ses derniers clients ; les commerçants qui ne pouvaient plus endurer ce vrombissement permanent fermaient boutique et déménageaient dans l’arrière-pays ; tout le quartier était au bord de la crise de nerfs.

Jour et nuit, les drones rôdaient au-dessus du quartier. À l’hôtel, nous vivions dans le délire obsidional des veillées de guerre, qu’accentuait notre isolement. Ancien couvent franciscain perché sur une colline cernée d’une corolle de pins parasols, l’hôtel Belvédère avait le malheur de se trouver trop près de la frontière. Il avait longtemps appartenu à l’ex-République française qui le loua quelques années au Vatican pour se faire un peu de fric et finit par le bazarder, comme elle avait bazardé tout ce qui lui coûtait trop cher dans la contrée. Dernier témoin de cette époque glorieuse et révolue, le drapeau tricolore flottait encore sur le toit, mais c’était un vieux drapeau déchiqueté qui pendouillait le long de sa hampe ; les jours de grand vent, on voyait s’agiter pitoyablement ses bandes bleue et blanche ; une tempête avait emporté le rouge ; le bleu serait bientôt si pâle qu’il finirait par se confondre avec le bleu du ciel. Revendu par le Vatican, transformé en hôtel de passe puis de luxe — les mauvaises langues disaient en bordel de luxe —, le Belvédère perdit toute réputation, bonne ou mauvaise, et la faune affriolante et friquée qui l’habitait laissa peu à peu la place à des créatures moins sexy mais tout aussi louches : dealers et traceurs, hackers et snipers, gangsters et contrebandiers — pirates de la rue, de la toile et des ondes. Assiégé, bombardé, pilonné, saccagé par l’armée, il avait vu sa toiture s’effondrer mais les murs et les terrasses tenaient bon, et l’activité reprenait, bon an mal an, depuis que les terroristes étaient liquidés et les dealers coffrés.

Retapé, le Belvédère avait fait peau neuve sous l’enseigne d’une auberge de jeunesse qui tournait à vide la moitié de l’année, faute de jeunes gens assez tarés pour venir s’aventurer dans une des zones les plus malfamées de la planète. Comme c’était, avec ses sept étages, le point culminant de l’agglomération, comme c’était le seul endroit d’où la vue pouvait embrasser toute la région à 360°, comme c’était le lieu idéal pour suivre des yeux les zigzags du grand barrage qui passait à quelques centaines de mètres à l’est, en épousant la ligne de crête, l’hôtel était de nouveau cerné par les militaires. Jour et nuit, ils postaient leurs sentinelles tout autour si bien qu’il fallait toujours montrer patte blanche pour franchir le barrage qui en commandait l’accès ; ils le surveillaient depuis les airs ; ils le convoitaient sur leurs cartes d’état-major ; ils entendaient bien y établir leur Q.G.

Mais le gérant tenait bon : Ramez était un type obstiné, un ancien cuistot, une force de la nature, pas commode du tout, qui avait longtemps travaillé pour les bonnes sœurs et sans doute hérité de leur ténacité. Le mot d’ordre était simple : pas question de laisser les soldats grimper sur les toits sans mandat de perquisition. Khalil, en bon veilleur de nuit, appliquait les instructions à la lettre ; no pasarán, disait-il lorsque des officiers profitant de l’ouverture de la grille s’infiltraient dans le hall de l’hôtel ; pour un homme comme lui, qui avait tout perdu, c’était un peu sa revanche, ce non catégorique, indiscutable, gravé sur son front, qu’il opposait aux forces de l’ordre.

Cela dit, les convoitises de l’armée étaient compréhensibles : il est vrai qu’il n’y avait pas de plus beau panorama que celui du bien nommé Belvédère. Au nord, s’élevaient les îles au vent et les grands blocs d’immeubles des banlieues pauvres. À l’ouest, on voyait, piquetés de cyprès, les quartiers riches s’étageant sur les collines et, plus loin, les forêts d’eucalyptus bordant les plages les plus réputées de l’archipel. Au sud, desservies par des routes tortueuses, de vieilles bicoques dégringolaient les trois ravins asséchés qui se rejoignaient puis se perdaient entre les canyons, les falaises de marbre et les calanques. À l’est, entre les cimes des sycomores, on devinait — petites taches jaunes ou beiges selon la lumière — les dunes du désert ; par beau temps, l’hiver, on pouvait même, selon Khalil, apercevoir là-bas, sous l’écran vaporeux mais couronné de neige du mont Perré — cet ultime rempart à l’horizon — le liseré bleu cobalt de la haute mer. Et au milieu de tout cela, accrochée telle une huître à son rocher sacré mais corsetée dans ses murailles, cernée par ces centaines de collines plus hautes qu’elle, enclose dans ce cirque infernal où sa population bigarrée tournait en rond, grouillante et murmurante, fébrile et immuable, menaçante et menacée, blottie entre ses clochers, ses coupoles et ses minarets, la vieille ville s’éveillait lentement sous nos yeux.

Khalil, qui s’était éclipsé pendant que je scrutais l’horizon, revient, fidèle à ses habitudes, je m’en doutais, avec une carte des Îles du Levant.

– Regarde, vieux frère, regarde comment les choses vont se passer.

Il déplie la carte ; le vent s’engouffre entre les plis, fait claquer le papier glacé ; alors, il étale la carte au sol et s’accroupit pour l’examiner à la lueur de la lampe torche. C’est une vieille carte obsolète, striée de part en part, craquelée, raturée — une de ces cartes qu’il numérisait pour l’Office de coordination des affaires humanitaires, à l’époque où dessiner des cartes sur un logiciel avait encore un sens. Autrefois, j’avais vu défiler des centaines de cartes de ce genre-là, dans mon bureau de l’ONU ; elles étaient actualisées tous les mois car tous les mois le visage de l’archipel s’érodait, se transformait, comme si la mer et le vent rongeaient ses côtes, comme si de grandes taches d’urticaire altéraient ses traits, ou plutôt comme si l’on assistait à la lente autopsie d’un pays défiguré — en effet, l’archipel, ce n’était un secret pour personne, avait sombré depuis longtemps, les cartes n’étaient là que pour témoigner de cette chronique d’une mort annoncée ; toutes les nouvelles routes, les nouvelles barrières, les circonvolutions du grand barrage prenaient l’aspect de veines ou de viscères qu’un médecin légiste, penché sur le cadavre de la terre, disséquait à coups de scalpel ou de bistouri.

Khalil se lisse fièrement les moustaches et commente la carte avec le sérieux d’un chef d’état-major en pleine campagne militaire. Son index sillonne les ruines de la carte.

– Regarde, Samuel. Les femmes arrivent d’ici, elles vont passer par là. Elles se dirigent vers le checkpoint no 119. Mettons qu’ils les laissent passer. Mettons qu’ils les laissent marcher vers la vieille ville. Tu vois la tache grise, ici. Tu sais que c’est une base militaire. Et là, tu vois la route qui contourne le ravin. Donc tu sais comment ils vont s’y prendre ? Ils vont les laisser avancer, traverser le mur si elles y parviennent, et là, dans la cuvette, ils vont les encercler. Et elles seront piégées, elles ne pourront pas faire demi-tour, ils n’auront plus qu’à envoyer ce qu’ils appellent la nuée ardente et la pluie de sauterelles pour les neutral…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase. Répercuté par les parois du ravin, l’écho d’un bruit mat, répétitif — BANG BANG, comme les vibrations d’un gong —, nous fait sursauter. Nous nous redressons, je reprends les jumelles. Impossible de régler la molette et de faire le point. Le plastique des oculaires m’irrite les paupières, mes cils dessinent de longs traits noirs striant le champ de vision, le paysage à peine sorti de la nuit n’est qu’un chaos tremblotant de formes floues et de couleurs indistinctes. Mon regard se perd parmi tous ces feux jaunes rouges verts encore allumés, comme si la ville brasillait en s’éveillant. Et puis, là, soudain, parmi des tombes déchaussées, je vois des couleurs vives, je vois des torses nus accrocher les premières lueurs de l’aube, j’entends des cris : je les vois, je les entends, oui, les gamins, là-bas, qui cognent contre le mur à l’aide d’un bélier taillé dans un grand tronc d’olivier. Et nous voyons — nous entendons — tomber le premier pan du grand barrage.

– Le grand barrage est tombé ! Le grand barrage est tombé ! crient à l’unisson les gens du quartier. Comme quoi nous ne sommes pas les seuls à épier la scène. Comme quoi des milliers de gens qui attendent ce moment depuis leur plus jeune âge ont, eux aussi, les yeux rivés vers l’est.

Je regarde Khalil. Il est abasourdi. Adieu son petit air blasé ; c’est plutôt de la peur qui se lit sur son visage. La peur de ce qu’il adviendra désormais. Nous savions tous que ce jour devait arriver ; mais ensuite, ensuite, que se passerait-il ? Histoire de graver cet instant dans ma mémoire, je demande à Khalil de m’indiquer l’heure. Il jette un coup d’œil instinctif à sa montre :

– 6 h 28.

– Et nous sommes le ?

– Le 30.

– Ça ne te dit rien, le 30 septembre ?

– Non, ça ne me dit rien.

– Tu te souviens de l’affaire Walid Al-Isra ?

– Oui, je me souviens, mais de là à te dire que c’était un 30 septembre… Je n’ai pas ta mémoire des dates… et puis ça doit être une pure coïncidence…