J’ai encore sur mes lèvres carbonisées le goût des siennes — c’étaient des lèvres douces et tendres comme la chair des papayes, elles avaient la couleur rose du jus de grenade et le goût de noisette des graines de sésame qui parsèment les petits pains du matin et qu’elle aimait lécher le soir sur les doigts de ma main. Et c’est ce qui me manque le plus dans mon grand néant bleu nuit, les lèvres de Nida. Et si ça se trouve, nous continuons aujourd’hui à nous embrasser partout, à nous lécher partout ; si ça se trouve, à chaque fois que les gens respirent, à chaque fois qu’ils ouvrent la bouche, ils avalent mes particules réduites en cendres, ils se nourrissent de mes cellules mortes — la poussière que je suis redevenu fait tousser les vieillards, enrhume les nourrissons, étouffe les bavards. Et les lèvres de Nida, j’adorais suivre leur contour du doigt, j’avais jamais vu des lèvres aussi belles, surtout la lèvre supérieure qui était très fine, très délicate et dessinait un long W renversé et renversant,
comme deux ailes éployées de flamant rose surlignées au niveau de la trace de l’ange d’un petit liseré blanc — je dis ça, j’ai jamais eu la chance de voir un flamant rose en plein vol, un jour j’ai vu des flamants roses au zoo, mais là-bas on leur a pas laissé assez de place pour voler, ils passent toute la journée perchés sur une patte, ça doit être fatigant à force, et même le jour où nous sommes allés à la mer incognito avec le frère Daniel, j’en ai pas vu, des flamants roses, pourtant je m’étais renseigné sur internet, je savais qu’il en passait des fois dans le ciel mais on a pas eu de veine, on a rien vu, et puis faut dire que les flamants roses ont bien raison de plus survoler notre pays de malheur parce qu’y aura jamais de paix sur cette terre, y aura toujours dans le ciel des trucs volants comme des avions, des hélicoptères, des drones et même une immense voûte de verre pour intercepter les intrus, alors moi si j’étais à la place des oiseaux migrateurs, franchement, je changerais de trajectoire.
Et voilà, je vous parle ornithologie, qui était une de mes grandes passions avec les mathématiques, la géographie, la botanique et la technologie, et j’oublie de vous dire qui était Nida. Nida était la fille de l’oncle Mahmoud. Elle avait trois ans de plus que moi et elle vivait de l’autre côté du grand barrage avec sa famille alors qu’ils étaient des Rebeus comme nous, mais le grand barrage, comme tous les murs, commençait par nous séparer de nos frères et sœurs, de nos cousins, de notre famille, et moi le mur me séparait même de l’école qui se trouve à l’ouest de la ville, tout en haut de la rue des Prophètes, si bien que je devais me lever tous les matins à six heures pétantes avec les poules, pour parler comme la tante Ayah-paix-à-son-âme, et que je marche à travers la banlieue jusqu’au checkpoint no 119 et que je me faufile entre les jambes de ceux-qui-se-lèvent-tôt-pour-travailler, et que je zigzague entre des grilles dans le dédale des chicanes, et que j’appuie sur le bouton d’un interphone, et que j’actionne un tourniquet métallique, attende que s’allume le voyant vert, obéisse à la voix-de-robot-venue-d’en-haut qui te tutoie quel que soit ton âge et ta condition — enlève ta ceinture, enlève tes chaussures, dépose-les dans le bac en plastique, dépose ton cartable sur le tapis roulant — et que je vide mes poches avant de passer sous le portillon électronique, et que je montre mes papiers et mon laissez-passer à travers la vitre blindée, et que je fasse un grand sourire à la mitraillette qui me regardera chaque fois comme si j’étais un petit tas de microbes indésirables, et je vous passe les détails, les bruits, les menaces, les insultes que l’on entend toujours fuser dans ces espèces de zoos où les êtres humains se sont laissé mettre en cage comme des singes… jusqu’au moment où fallait monter dans le bus déglingué du ramassage scolaire qui traversait toute la ville à l’allure d’une limace, de bouchon en bouchon, de tunnel en tunnel et qui me déposait en bas de la rue des Prophètes, une rue si raide que Madame Winsztowicz arrivait au bahut tout en sueur, complètement essoufflée, on pouvait faire l’aller et retour pendant qu’elle grimpait en crachant ses poumons, en se tenant les hanches et en maudissant tous les prophètes qui étaient allés se percher là-haut et tous les maîtres aussi mais sans dire le nom d’Allah vu que dans sa religion c’est un gros mot tabou, et nous on se demandait avec mon pote Kader et mon cousin Djibril s’il fallait pas la pousser un peu, la mettre dans une brouette ou sur un skate et la tracter jusqu’en haut, parce qu’elle était si gentille avec nous, Madame Winsztowicz, qu’elle aurait bien mérité un coup de pouce.
Et le soir fallait remettre ça, au début ça allait plus vite grâce à la descente, mais au checkpoint no 119, y avait souvent des ralentissements, les gens s’énervaient, s’engueulaient, s’insultaient ; des fois y avait carrément une baston entre deux bouffons, les mioches pleurnichaient dans les bras de leur mère, alors les soldats balançaient des gaz en l’air pour mettre tout le monde d’accord et faire chialer les mecs et les gonzesses, les vieux et les moins vieux, les moches et les moins moches. Et si vous voulez vraiment savoir pourquoi on m’infligeait tous les jours ce chemin de croix, vous avez qu’à vous adresser à l’oncle Hassan qui doit être encore en vie même s’il l’a passée à bosser comme un esclave et à économiser son salaire de maçon pour me payer des études et me coller des beignes — il vous répondrait qu’il fallait à tout prix que je fréquente un lycée français, que j’apprenne le français pour gagner ma vie et devenir un jour quelqu’un, il n’avait pas pigé qu’avec le temps, on finit tous par devenir personne et par la perdre, la vie, et il ne pouvait pas savoir que dans mon cas ce serait plus rapide que pour la plupart des gens.
Et j’ai beau vivre aujourd’hui dans the place where nothing ever happens, comme dit la chanson, y a des jours où j’ai des hallucinations, à moins qu’il y ait des mirages dans le ciel. Hier, par exemple, j’ai cru voir planer dans mon grand néant bleu-noir un des premiers cerfs-volants que j’avais fabriqués pour séduire Nida ; j’ai essayé de l’attraper mais il m’a échappé. C’était un cerf-volant taillé dans une des vieilles cartes de géographie que me refilaient Monsieur Samuel et Abou Karita, quand j’allais les voir dans leur bureau de l’ONU. Je lui avais donné la forme d’un goéland austral.
Nida avait la chance de voir pour de vrai des goélands parce qu’elle pouvait aller des fois à la mer, comme tous les gens qui vivent du bon côté du mur, même si ça coûtait un peu cher alors que moi j’avais dû dessiner le goéland austral avec son gros bec rouge d’après un site internet qui recense tous les oiseaux de la Terre — au début j’avais hésité entre un goéland austral, que l’on devrait appeler Larus pacificus suivant la classification de Latham de 1802, et un MiG-25, qui a été inventé par les ingénieurs soviétiques Mikoïan & Gourevitch en 1964 et qui est le seul avion du monde capable de voler à la vitesse de Mach 3, mais je me suis dit qu’un goéland c’était plus romantique même si dans le fond je préférais les MiG-25 parce que ça va vachement plus vite et que ça permet de se défendre contre les cons. Or c’était pas ce qui manquait, les cons, des deux côtés du mur, et vu comment j’étais taillé, un vrai gringalet, disait la tante Ayah, j’avais bien besoin d’un avion de chasse pour la protéger, la cousine Nida. On l’appelait Nida l’Inuit parce qu’elle avait les cheveux très noirs et très lisses, la peau couleur d’abricot, les pommettes perchées, les joues rondes et les yeux légèrement bridés, et que ça s’était jamais vu dans le quartier, au point qu’y avait toujours des boutonneux qui se moquaient d’elle et lui disaient qu’elle était une bâtarde, que sa reum était une pute, qu’elle avait couché avec un Esquimau et qu’oncle Mahmoud, ce cocu, fermait les yeux sur les paupières bridées de sa fille, comme si un Esquimau qui dispose de milliers d’hectares autour de lui et qui peut pas vivre sans ses kilomètres cubes de neige aurait foutu les pieds dans un pays riquiqui où tout le monde se marche dessus depuis trois millénaires et où il neige une fois tous les trois ans !
Et si je vous parle des lèvres de Nida et de mon cerf-volant en forme de goéland, c’est que je savais pas par où commencer en vous racontant ma vie. Mais si je pouvais appuyer sur la touche REWIND, je suis sûr que ce serait les premières choses qui me viendraient à l’esprit. Et je vais pas vous parler de mes darons vu qu’y a rien à dire à leur propos — j’ai jamais connu ni père ni mère, je sais pas très bien comment ils sont décédés et c’est oncle Hassan-qui-ne-roulait-pas-sur-l’or qui m’a recueilli dans son hachélem de banlieue et s’est occupé de moi jusqu’au jour où je me suis fait virer de chez lui à grands coups de pied au cul après qu’il m’a administré quarante coups de ceinture à cause d’un enfoiré qui nous a caftés, Nida et moi. Sauf que tout ce que les gens racontaient sur Nida et moi, c’était pas vrai, c’est pas moi qui l’ai déflorée, promis juré, la vérité c’est que j’aurais bien aimé mais on m’en a pas laissé le temps, je suis parti puceau à la poursuite du vent, et je vous l’ai déjà dit, le Coran ment énormément, la sourate Ar-Rahman dit n’importe quoi, là-haut j’ai pas trouvé les soixante-douze houris aux regards chastes, qui sont aussi belles que le rubis et le corail et que n’a jamais touchées ni homme ni génie. Toujours est-il qu’un beau jour, à cause d’un mouchard qui nous a dénoncés, je me suis retrouvé à la rue, sans famille ni maison. Retour à la case départ vu que, la rue, j’y suis né pour ainsi dire, et que j’ai jamais eu de vraie maison ni de vraie famille.
Et si vous voulez tout savoir, les premières années de ma vie, je les ai passées entre quatre murs suintants et déglingués, dans des camps dont je préfère taire le nom tellement c’étaient des endroits cradingues et malfamés qui ne devraient pas exister sur terre. Et comme pour tous les gens nés dans un camp, on disait que j’étais un réfugié — c’était même écrit sur mes papiers. À l’école maternelle, on nous racontait que nous venions de tel ou tel village, on nous faisait réciter en chœur et dans l’ordre alphabétique les noms de nos bleds paumés dans tous les sens du terme, on nous apprenait à les placer sur une carte alors qu’ils avaient tous été rasés de A à Z et qu’y avait plus la moindre pierre pour témoigner de leur splendeur passée : Abou Zined, Al-Kalneb, Al-Malara, Al-Nitzan, Al-Zapir, Beit-Ghenine, Beit-Natpin, Beit-Wen, Beit-Yipan, Deir-el-Islemn, Wadi Manar, Wadi Yoriss, Zantuniyah, etc. Moi, franchement, je voyais pas pourquoi je devais me considérer comme un réfugié venu de X ou Y alors que j’avais jamais foutu les pieds là-bas et que dans la vie, j’avais pas beaucoup voyagé ; s’il fallait vraiment se plaindre, je préférais me considérer comme un prisonnier plutôt que comme un réfugié. Et puis ça me suffisait, déjà, d’être un orphelin, je voulais pas être à la fois un orphelin et un réfugié ou même un prisonnier, un défaut d’origine ça suffit mais deux ça veut dire que vous êtes carrément mal barré dans la vie.
On raconte que mon daron est mort à la guerre, que ma reum m’a abandonné, qu’elle manquait d’argent pour subvenir à mes besoins — mon avis, à moi, c’est que faut pas toujours croire ce que racontent les adultes : la guerre et le fric ont bon dos, pour excuser le manque d’amour qui règne là-bas, chez les vivants. Oncle Hassan qui était veuf et sans enfant m’a recueilli dans son hachélem de banlieue vu que mon arrière-grand-mère, la mémé Meryem, avait plus toute sa tête au point qu’elle voulait pas quitter le camp ; il disait que si je restais dans ce camp avec elle, je raterais ma vie à cause de la drogue et de la violence qui sévissaient là-bas et vous pourrissaient le corps et l’esprit. Je parie qu’aujourd’hui la mémé Meryem, qui doit avoir dépassé les cent ans, est encore en vie, parce qu’elle avait beau dérailler, elle restait increvable : elle passait ses journées dans une ruelle en pente, assise sur un tabouret, les mains nouées sur une aiguille à tricoter, une pelote de laine dans son giron, le visage sillonné de rides et constellé de verrues sous son voile, un œil fixe et l’autre à moitié crevé ; tout le monde la vénérait comme la plus vieille relique vivante ; le vendredi après-midi nous allions la saluer en l’embrassant sur le front, j’avais l’impression de poser mes lèvres sur la pierre usée d’un très vieux mur ; elle prononçait jamais le moindre mot mais de temps en temps elle sortait de son giron une grande clé rouillée : c’était la clé de sa maison, dont on l’avait chassée quand elle avait dix ans, et nous comprenions alors que sur son tabouret elle attendait toujours le camion censé la ramener à la maison.
Et j’ai beau avoir une excellente mémoire, vous allez peut-être trouver ça chelou, mais j’ai pas gardé beaucoup de souvenirs de ma vie dans les camps. Y avait des jours — à commencer par le vendredi — où tous les gamins du camp se réunissaient pour défier les troufions. Ils les narguaient, les insultaient, les caillassaient. La plupart du temps, les troufions se contentaient de répliquer par des tirs à distance, à coups de gaz lacrymo ou de flashballs, mais quand ils en avaient marre de ce petit manège, ils donnaient l’assaut, ils appelaient ça le safari alors que c’étaient eux les animaux, fallait les voir courir dans la fumée avec les antennes qui se dressaient au-dessus de leurs têtes, avec leurs visages barbouillés de noir, leurs casques à visière, leurs talkies-walkies, leurs gilets pare-balles, leurs fusils-mitrailleurs, leurs coudières et leurs genouillères, leurs rangers au pied et tout leur barda sur le dos ; on aurait dit plutôt des tanks ou des rhinocéros que des êtres humains ; on aurait dit les sauterelles de l’Apocalypse dont me parlait le frère Daniel, qui portent des carapaces de fer, ont des queues de scorpion et tourmentent tous les êtres vivants qu’ils trouvent sur leur passage. Et dans ces moments, j’aime autant vous dire que valait mieux courir aussi vite que mon cousin Djibril, qui sautait de toit en toit avec l’agilité d’un chat et qui doit être encore en vie lui aussi, comme les chats, il en avait sept, de vies, je l’ai cru plusieurs fois décédé, pour parler comme ma prof de français, mais il échappait toujours à la grande faucheuse comme à la grande muette. Moi, j’étais pas fait pour ça, je courais pas très vite, j’ai jamais su me battre, j’ai toujours eu peur de crever et la seule fois où je me suis retrouvé nez à nez avec un troufion, il m’a planté son flingue sur la tempe et j’en ai chié dans mon froc. Un jour, j’ai rencontré le frère Daniel, et c’est lui qui m’a convaincu qu’il valait mieux lancer des cerfs-volants plutôt que des caillasses ou des cocktails Molotov si vous vouliez rester vivant.