ELLE s’engouffre dans la brèche et se dirige vers moi… Cinq cents mètres à peine me séparent des insurgées… Une ou deux portées de fusil… Quelques jets de pierre… Appliquant mes ordres à la lettre, le sergent Tina diffuse un message dissuasif : au premier coup de feu, à la première pierre qui fusera dans l’air, nous donnerons l’assaut et ne ferons pas de quartier. Les insurgées respectent mes exigences : elles ne bougent plus tandis que leur messagère avance seule, les bras détachés du corps. Elle ne porte ni robe ni foulard, et son pantalon moulant laisse voir son nombril dénudé — on nous avait fait trop souvent le coup de la femme prétendument pacifique qui agite son drapeau blanc mais dégaine au dernier moment son flingue, actionne sa ceinture d’explosifs ou dégoupille sa grenade enfouie sous les plis de son voile. Elle est grande, brune, les cheveux coiffés en tresse. Elle est vêtue de noir de la tête aux pieds. De loin, son profil se découpant nettement dans la lumière matinale me rappelle la silhouette élancée de Dana, dont le noir était la couleur préférée.
Il n’en fallait pas plus pour me piéger ! Voilà ce que je me dis en avançant, cette gonzesse est un piège, Mike, toutes ces gonzesses qui nous assiègent sont un piège. Elles sont forcément armées. Ou alors les hommes qui déferleront à leur suite, eux, les kamikazes ou les Barbures, sont armés jusqu’aux dents. Ils te les envoient pour te leurrer, et toi qui ne peux garder ton calme face à une femme, tu fonces tête en avant dans ce guet-apens ! Je sens bien que je fais une connerie qui peut me coûter la vie. Mais je continue d’avancer ma clope au bec, hypnotisé. Impossible de faire demi-tour, les dés sont jetés. J’imagine ce que pensera la hiérarchie — c’était du suicide, ce petit Frenchie était complètement fêlé, nous n’aurions jamais dû faire confiance à ce zouave de Zucker, blablabla.
Si je reviens sain et sauf, si elles ne font pas de moi leur otage, le seul acte de bravoure de ma carrière militaire sera classé attitude suicidaire, voire désertion ou pourquoi pas haute trahison, et je serai limogé, cette fois, limogé pour de bon. Pas de placard, pas de checkpoint perdu au fin fond du désert, mais un limogeage pur et simple, en bonne et due forme. Lieutenant Zucker, dira le colonel Ratensky à mon procès devant la cour martiale, la grande muette n’a pas besoin de fadas dans votre genre, vous êtes un inconscient qui se prend pour un héros, à l’avenir nous nous passerons de votre sens du panache, blablabla. Vous vous êtes accroché à la lubie d’une carrière militaire alors que vous êtes un minus, un froussard, un raté !
Mes oncles avaient raison, je n’appartiendrai jamais à la tribu, je ne prendrai jamais ma place dans le salon, sur un vieux rocking-chair en rotin, pour débiter, cigare aux lèvres et verre de whisky à la main, mes exploits de campagne et mes blagues de caserne. Ma mère avait raison, je ne serai jamais un homme : un mètre soixante-treize, soixante-six kilos et la peau laiteuse, constellée de taches de rousseur et de grains de beauté, la peau de rouquin, je n’étais pas fait pour la guerre. Voici le genre de pensées que je rumine en marchant vers cette messagère inconnue. À chaque pas que je fais, à chaque seconde qui s’écoule, je me rends compte à quel point les femmes nous encerclent. Elles sont partout. Elles déboulent des quatre points cardinaux. Elles font leur jonction avec d’autres femmes venues de l’intérieur : un renfort inattendu surgi de nos propres rangs, mené sans doute par ces vieilles mégères à la retraite, des épouses ou des veuves d’officiers qui passent leur journée à nous surveiller pour nous dissuader d’employer la force et dénoncer nos abus sur les réseaux sociaux.
Convaincu que ma dernière heure a d’ores et déjà sonné, je continue d’avancer vers cette armée de femmes. Faisant bloc contre le grand barrage, elles ne dansent plus, ne chantent plus, ne sifflent plus, ne crient plus. Finies les prières, finis les huées et les youyous. À la place, un silence de plus en plus pesant. Et dans ce silence de plomb, les femmes me toisent, je sens le poids de ces milliers d’yeux rivés sur moi, qui me déshabillent ; malgré mon béret, mon uniforme, mon gilet pare-balles et mon flingue, je me sens plus nu, plus désarmé, qu’un gladiateur jeté à poil dans une arène. Certaines d’entre elles se tiennent à la rambarde de leur balcon. D’autres se sont juchées sur le mur pour ne pas rater un seul instant de la scène. D’autres encore agitent des pancartes à l’effigie de ce petit salopard de Walid Al-Isra. Les années passent mais le martyr numéro un n’a pas changé — la liste était pourtant longue, des adolescents tués sans raison ni procès, des affaires classées secret défense, mais dans son cas la disparition du corps cristalliserait les haines, alimenterait les théories du complot, ferait couler beaucoup d’encre… et, en repensant à cette sale histoire qui avait foutu ma vie en l’air, je comprends soudain, putain, Mike, comment n’y as-tu pas pensé plus tôt, ça fait vingt ans jour pour jour que le gosse a été buté, en fait ce sont les vingt ans de sa disparition qu’ils commémorent, les vingt ans de la première brèche ouverte dans le mur, tu sais bien qu’ils adorent célébrer ce genre d’anniversaire, leur penchant macabre pour la mort s’exprime alors pleinement !
Et pendant que j’avance ainsi vers l’est, tout se mêle, tout se brouille dans mon cerveau, les voix de femmes inconnues, les visages de gamins disparus — au début toutes les versions possibles circulaient à propos de la mort de Walid, j’avais reconnu son visage le lendemain dans les journaux, à la rubrique des chiens écrasés, j’avais eu la nausée, je comprenais tout à coup ce qui s’était passé, j’avais commencé par m’accuser, mais l’armée m’avait disculpé, tandis que je demeurais l’un des principaux suspects de l’autre côté du mur, où l’on exigeait tous les ans mon jugement, au point que je me demandais si toutes ces femmes n’étaient pas réunies pour instruire mon procès et réclamer ma tête. En avançant vers l’est, je me répète mentalement la version officielle élaborée par l’armée : il a été tué par une roquette ennemie, il a été tué par une roquette, il a été tué par une roqu…, il a été tu…, je me répète cette phrase en boucle, comme pour mieux me convaincre moi-même, mais ça ne marche pas, j’imagine le moment où les meneuses, là-bas, qui sont assises à califourchon sur le mur, un haut-parleur à la main, descendront dans la rue telles des harpies pour me lyncher.
Au checkpoint no 119, on avait oublié la colère des femmes d’autrefois. Lorsqu’elles nous chahutaient, nous insultaient, nous crachaient au visage, à l’époque où elles ne craignaient plus rien, ni les gaz, ni les matraques, ni les flashballs, ni les jets d’eau sale, ni les décharges électriques, ni les sabots des chevaux, quand la police montée venait nous prêter main-forte et fonçait dans la foule à bride abattue. Leur indifférence à l’égard de la mort nous effrayait. Pour ma part, je n’oublierai jamais le jour où une vieille dame qui avait les yeux verts de ma grand-mère s’était avancée vers moi pendant que je la tenais en joue, et m’avait regardé droit dans les yeux : vas-y, tire, imbécile, tire-moi dans la panse ! Une autre fois, une femme enceinte s’était approchée de moi et m’avait craché en pleine face en beuglant : tu te souviens de Walid ? On te fera payer sa mort, espèce de chien ! Je m’étais contenté d’essuyer la bave sur mon visage et de faire reculer la femme avec mon arme sans lui toucher le ventre. Comment savoir si ce genre de coup d’éclat était une menace réelle ou une parole en l’air ? M’avait-elle reconnu ? Savait-elle la vérité ? Il faut dire que sur cette terre étroite, tout finissait par se savoir, tout le monde finissait par se connaître.
Ceux d’en face savaient parfois qui j’étais, comment je m’appelais, d’où je venais, quel était mon passé. Quant à moi, je connaissais tous les mômes du quartier ainsi que leur surnom : Djibril le Parisien volant, Kader alias K2, Jamal le passe-muraille, Moussa le bègue albinos, Hicham l’Africain furtif, Majed l’ange magicien, Emir le borgne invisible, etc. Je disposais pour chacun d’entre eux d’une fiche signalétique, les moindres détails étaient renseignés, je savais leurs date et lieu de naissance, j’avais même leur groupe sanguin, leur empreinte génétique, leur adresse, leur numéro de portable.
Je connaissais leur quartier pourri mieux que ma poche. Sur mon écran, j’en avais exploré les moindres recoins, je savais où les Border Angels se réunissaient, je m’amusais à les suivre du curseur de ma souris, mais en principe je les laissais faire, j’observais leurs petites pirouettes, ça faisait passer le temps, de les regarder faire les malins. Je les voyais sauter par-dessus les tombes déchaussées du vieux cimetière, escalader les ruines d’un hôtel que nous avions dégommé, se suspendre aux vestiges d’un ancien monastère. Ils parvenaient souvent à brouiller les ondes mais on les voyait toujours réapparaître, petites lucioles blanchâtres, virevoltantes, scintillantes, qui s’agitaient dans la grisaille des écrans radars. Ma théorie sur le sujet était simple : les laisser faire, les laisser attirer de nouvelles recrues. Il valait mieux pour nous que les jeunes de la zone dépensent leur énergie à piétiner le bitume, à cogner le béton, à sniffer de la coke et à fumer la chicha plutôt qu’à détourner des drones et à concocter des colis piégés ou des cocktails Molotov : mille yamakasis valaient mieux qu’un seul kamikaze.
Tant qu’il y avait des lucioles dans la nuit, il y avait de l’espoir ; il faudrait commencer à s’inquiéter le jour où elles disparaîtraient des écrans radars. Il n’y avait que des fous furieux comme l’aspirant Schlinger pour voir dans ces voltigeurs de mes deux des graines de terroristes et penser qu’il fallait les coffrer tant qu’ils n’étaient pas armés.
Cependant, les traces commençaient à s’étioler. L’ennemi était de moins en moins visible, de moins en moins saisissable. Autrefois, on se parlait à travers les murs, on se saluait, on se menaçait, on s’engueulait, on s’envoyait des vannes de part et d’autre du grand barrage. Mais depuis quelque temps, les contacts réels entre eux et nous s’étaient restreints au minimum. Non contents d’avoir érigé entre eux et nous ce rideau de béton, nous l’avions doublé d’une immense paroi de cristaux liquides. Pour ne plus les voir, ne plus les toucher, ne plus sentir l’odeur de poudre et les mains sales, on communiquait par l’intermédiaire de la télé, de la radio, des réseaux sociaux ; on s’invectivait à coups de spams et de slogans électroniques. Depuis la fin de l’opération Serpent d’airain, on les avait quasi oubliés. Nos criquets tueurs faisaient régner la terreur de l’autre côté du grand barrage, traquant le moindre opposant, décourageant les rebelles les plus téméraires, neutralisant les terroristes avérés. De plus, on avait reçu l’ordre de ne jamais toucher l’ennemi par mesure d’hygiène et de sécurité. Ne jamais lui parler de vive voix. Ne jamais le regarder les yeux dans les yeux sauf à travers une vitre blindée. Ne jamais répondre à la provocation. Ne jamais examiner le bien-fondé d’une requête. La fouille au corps et la pression physique modérée — un bel euphémisme pour évoquer la torture — étaient des pratiques abolies depuis des lustres. Tout individu classé dangereux selon les données compulsées par l’ordinateur devait s’allonger sur un tapis roulant et passer dans le tube de détection antiterroriste, selon la terminologie officielle, une machine flippante inspirée des IRM que l’on surnommait le tube tout court et qui détectait la moindre anomalie.
Au checkpoint no 119, lequel tenait à la fois du hall d’aéroport et du bloc opératoire, tout était désormais aseptisé, dématérialisé, virtualisé. Les visages nous apparaissaient sur un écran plasma, filmés par une caméra infrarouge. Grâce aux passeports biométriques distribués à trois millions d’indigènes naturalisés du jour au lendemain et devenus des citoyens, de seconde zone, certes, mais des citoyens — oui, grâce à ces passeports qu’ils avaient eu la bêtise d’accepter, les files d’attente se réduisaient au portillon, les flux de personnes et de marchandises se fluidifiaient, tout le monde était content. Les machines bien huilées savaient distinguer les travailleurs utiles des indésirables. Les empreintes digitales étaient fiables. Au moindre doute, le principe de précaution prévalait, un message électronique informait l’individu suspect de revenir se pointer plus tard. Le temps d’examiner son dossier, de mener notre petite enquête informatique, de retrouver son code ADN.
On les avait oubliés à tel point que j’étais sidéré de voir comment leurs femmes étaient accoutrées, avec ces oripeaux d’antan, comme si elles arrivaient tout droit du siècle dernier. Leurs gamins faisaient pitié à voir. Des morveux déguenillés, crasseux, qu’elles tenaient par la main, qu’elles portaient sous le bras. Des marmots encore en âge de téter. Comme quoi la vieille tactique des boucliers humains avait encore de beaux jours devant elle. À ce propos, je me souvenais de la phrase qu’aimait répéter ma grand-mère, nous ferons la paix avec eux le jour où leurs mères aimeront leurs enfants autant que nous aimons les nôtres : j’avais été bercé par ce genre de slogans, la tribu n’était pas raciste, non, mais les langues se déliaient, à l’heure du repas, le mauvais vin de la prière aidant.
On avait oublié jusqu’à leur nom, comme on avait oublié le vrai nom de nos voisins barbures. On disait les Sioux, les Iroquois, les Peaux-Mates, les Indiens, les Ilotes. Au début c’était par dérision, sur un ton de franche rigolade, avec le petit rire sarcastique qui l’accompagne, mais ces sobriquets popularisés sur les ondes finiraient par s’imposer ; les journalistes et les blogueurs étaient toujours les plus prompts à s’emparer de cette novlangue narquoise, à se gargariser de ce bréviaire moqueur apparu dans les cours de récré chez des gamins passant leur temps à se chambrer ; puis l’homme politique imiterait le journaliste, l’homme de la rue imiterait l’homme politique, le père son enfant et l’enfant son père. Cela dit, on n’avait pas l’apanage de la caricature : dans leur bouche, aussi, on était tour à tour les Cow-boys, les Zélotes, les Pharisiens, les Saroniens, quand ils ne nous traitaient pas de parasites ou de charognards ; notre pays tabou qui apparaissait en blanc sur leurs cartes routières, telle une terra incognita, n’était jamais désigné par son vrai nom ; ils disaient le Pays du Cerf, la Grande Mosaïque, le Grand Ghetto.
En revanche, pour parler de leur pays, ils récusaient l’appellation de Territoires (T majuscule et pluriel obligatoire) qui s’était imposé avec le temps : ils préféraient parler des Îles du Levant ou, citant leur grand poète national, ils disaient l’Archipel — l apostrophe, A majuscule — comme s’il était le seul au monde, comme si le monde entier n’était pas un agrégat d’archipels plus ou bien moins reliés entre eux. En théorie, pour tous les cocus du grand archipel otanien, de l’Empire global, de la gouvernance mondiale et de l’ONU, il y avait encore deux pays distincts, mais sur le terrain ça faisait belle lurette, déjà vingt ans peut-être, que les deux pays n’en faisaient plus qu’un, depuis la démission de leur gouvernement corrompu et la dissolution de leur parlement fantoche. Néanmoins, c’était un pays très inégalitaire. Ils avaient beau devenir majoritaires grâce à leur taux de fécondité nettement supérieur, ils étaient encore sous-représentés à l’assemblée ; l’armée, la police et les services secrets restaient de notre côté. Le régime en place prônait le développement séparé des peuples et des territoires pour mieux étendre son pouvoir au point que ses détracteurs avaient pris l’habitude de surnommer ce pays prétendument réunifié : Tiranis. Tiranis était un anagramme dont tout le monde avait oublié l’origine ; la plupart des gens croyaient qu’il dérivait de l’île de Tiran, l’île la plus méridionale de l’archipel, laquelle commandait le détroit du même nom ; les autres, évidemment, pensaient que c’était un nom péjoratif exprimant au mieux le genre de régime en place, tant il est vrai que le gouverneur, un type médiocre et sanguinaire au pouvoir depuis plus de trente ans, se comportait tel un authentique petit tyran.
Si, dans la belle langue de bois de nos politicards et de nos propagandistes, on persistait à parler de ligne de contiguïté pour désigner la frontière militarisée à l’extrême et de barrière de protection antiterroriste pour évoquer le grand barrage, tout le monde s’accordait sur un point : le cordon sanitaire et labyrinthique que j’étais chargé de surveiller, ce no man’s land terraqué de neuf cents bornes de long et de dix à quinze de large, au tracé tortueux, compliqué de zigzags, de redents, d’enclaves et d’exclaves, personne ne l’appelait la Zone C ou la zone de couture, comme on pouvait le lire sur nos cartes d’état-major, mais tout le monde disait, des deux côtés, la Zone tout court, article défini, Z majuscule.
On les avait oubliés alors que les plus riches d’entre eux vivaient parmi nous, dans nos immeubles flambant neufs, dans nos cités privées les plus sécurisées. On les avait oubliés alors que les plus pauvres d’entre eux vivaient au bout de la rue, dans une impasse sordide, ou au fin fond de la ville, là où le désert revenait à grands pas. Il suffisait de se rendre dans les secteurs relégués de banlieue que les bus et les taxis refusaient de desservir pour découvrir des gens qui vivaient dans la dèche et la débrouille. Il suffisait de rechercher un garagiste pas trop cher, un revendeur de vélos électriques ou de scooters vintage, pour se retrouver dans un arrière-monde boueux, figé dans le temps, où des types en salopette bleue passaient la journée penchés sur le moteur fumant de bagnoles antédiluviennes, qui roulaient encore à l’essence ou au gazole.
On avait oublié les vivants, mais les morts mystérieux, les disparus de longue date, tous ceux dont le cadavre évaporé ou le squelette pulvérisé ne reposait pas en paix, oui, tous ceux-là revenaient nous hanter, une fois l’an, quand la foule en deuil défilait à leur mémoire, quand des armées de bras noirs portaient des cercueils vides — et, à mesure que j’avance sous le ciel vrombissant de drones
et d’hélicoptères vers cette messagère brune, inconnue, vêtue de noir, je le vois grossir, là-bas, le cercueil vide et vert qui chavire sur des vagues féminines — le cercueil vide et vert qui porte en lettres blanches le nom de Walid Al-Isra…