ELLES sont de plus en plus nombreuses, les femmes, et les colonnes de fumée les précèdent, et le vent d’automne les porte, et le soleil saigne à travers l’oculaire des jumelles ; c’est un gros caillot rouge qui s’élève derrière les montagnes, s’élève derrière les pans du grand barrage, s’élève entre les branches des eucalyptus, empourpre le ciel blafard et me fait bientôt cligner des yeux… Je lâche les jumelles et consulte ma montre. 6 : 45. Sous les premiers feux du soleil levant, les murailles de la vieille ville deviennent roses, couleur de chair écorchée vive. On croirait que la pierre incendiée s’ouvre, on croirait qu’elle s’apprête à accoucher. Mais d’où viennent tous ces enfants ? Et s’ils naissaient, comme dans les légendes orientales, des noces mystérieuses de la pierre et du soleil ? Voici qu’ils déboulent de partout, voici qu’ils grouillent dans les jupons des femmes, voici qu’ils escaladent le mur à l’aide d’échelles et de grappins, voici qu’ils faufilent leurs maigres corps à travers les premières brèches, voici que le ciel s’emplit de la clameur aiguë de leurs cris. À la vue de tous ces enfants, comment ne pas penser à ceux que nous avions connus autrefois ?
Située au rez-de-chaussée de notre Q.G., la cartothèque était en accès libre. Transparence onusienne oblige, quiconque pouvait venir consulter, sans rendez-vous préalable, sans limite d’âge, et sans justifier de la moindre autorisation ni présenter la moindre pièce d’identité, ces cartes des Îles du Levant que nous actualisions tous les mois et gardions à la disposition du public. Cela dit, mis à part quelques chercheurs, personne ne venait s’informer de la situation et notre vigile passait son temps à bouquiner derrière son bureau — il faut dire que les autochtones ne tenaient pas à se colleter avec la dure réalité : à savoir qu’ils vivaient dans un pays en voie de disparition. Quant aux pèlerins et aux voyageurs de passage qui auraient pu trouver là des informations précieuses, utiles à leur séjour, ils ignoraient l’existence de la cartothèque et préféraient se rendre à l’office du tourisme, où l’on délivrait gratuitement des cartes d’un tout autre acabit : l’aspect politique de la question était soigneusement gommé ; ne voyant répertoriés que les sites archéologiques qu’ils étaient venus visiter, ils s’étonnaient qu’il leur fallût traverser des murs, des zones tampons, des checkpoints, exhiber sans cesse leur passeport quand ils ne devaient pas se prêter à des fouilles corporelles humiliantes.
Sur un ton ironique et désapprobateur, Van Hees de Heen lui rétorqua : des cerfs-volants avec des cartes topographiques ! Ah oui, j’oubliais que le papier est une denrée rare dans ce pays pelé où la végétation se résume à l’olivier ! Vous avez raison, camarade, après les vieux habits et les sacs de riz, distribuons-leur des tas de paperasses ! Notre mission humanitaire ne doit souffrir aucune limite ! Et puis c’est une excellente idée, ça ! On devrait même organiser des concours de cerfs-volants, j’ai appris que l’ONU fait ça dans d’autres pays, ça leur redonnerait un peu d’espoir et puis ça les occuperait, quand on pense que la plupart des gamins d’ici rêvent de finir en kamikaze ! Vous pouvez leur refiler toutes les paperasses que vous voulez, camarade, si ça peut économiser les lames de nos broyeuses ! Mais par pitié, camarade, gardez-vous de leur expliquer la signification de ces cartes car s’ils apprennent que c’est leur pays qui disparaît chaque jour un peu plus à mesure que nous le cartographions, ce ne sont pas des cerfs-volants qu’ils fabriqueront avec tout ce papier de malheur, mais des ballons piégés pour larguer sur nos côtes des bombes artisanales, des cocktails Molotov, de l’anthrax ou je ne sais quelle saloperie, comme les Japonais désespérés à la fin de la Seconde Guerre mondiale ! Vous connaissez l’opération Fugo, camarade ? Comment ça ? Vous n’avez jamais entendu parler de l’opération Fugo ? Neuf mille trois cents ballons-bombes lancés dans les airs pendant six mois. De novembre quarante-quatre à avril quarante-cinq. Seuls cinq cents ballons toucheraient le sol américain, essentiellement en Alaska. Peu de dégâts finalement. Incendies, feux de forêt, des dizaines de blessés, quelques morts par-ci par-là. Mais une panique, camarade, une panique indescriptible, à travers tout le pays, je ne vous dis que ça ! La grande peur américaine : les gens ne savaient pas ce que le ciel leur réservait, des rumeurs terribles circulaient de bouche à oreille, faisaient la une des journaux, les plus grandes fortunes du pays retiraient des lingots d’or à la banque et tentaient de quitter le navire par tous les moyens. Si ce genre de panique se propage ici, camarade, je serai dans l’obligation de me passer de votre instinct humanitaire en attendant le moment où l’on me demandera gentiment de bien vouloir fermer boutique !
À force de passer ses journées à surfer sur Internet en se tournant les pouces, Van Hees de Heen était devenu une véritable encyclopédie ambulante ; il affectionnait tout particulièrement ce genre d’événements historiques peu connus, situés en marge des continents et des grands récits, que tout le monde avait oubliés ; il vous les racontait comme s’il les avait vécus ; souffrant d’une tendance à exagérer quasi marseillaise chez ce géant belge apathique, il en rajoutait toujours un peu, dramatisait, puisait des milliers de détails à vous donner froid dans le dos tandis qu’il était le premier à relativiser l’importance des événements tragiques qui se déroulaient sous nos yeux, dont nous étions chaque jour les témoins. Ne vous emballez pas, camarade, gardez la tête froide, il faut faire la part des choses : c’était le genre d’ignominies qui pouvait sortir de sa bouche, à propos d’un attentat-suicide ou de l’assassinat ciblé d’un adolescent. Khalil hochait la tête en l’écoutant pérorer mais il se gardait bien de lui obéir : lorsque Walid et Djibril posaient des questions, il leur fournissait les réponses et l’échange de cartes virait souvent à la leçon de géographie. Contre les murs de la cartothèque, Khalil épinglait sous les yeux émerveillés des gamins ces vieilles cartes périmées. Les mômes examinaient d’un œil expert la texture du papier, la vivacité des couleurs utilisées, les motifs et les pictogrammes, comme si nous ne leur proposions pas des cartes mais des tapis, oui, des tapis volants.
Une ligne continue d’un rouge vif aimantait leurs regards d’enfants ; ils la suivaient de leurs petits index agiles aux ongles sales ; je la voyais se dérouler sur leurs prunelles extraordinairement mobiles telle une ligne de feu qui leur brûlait la rétine. Khalil leur disait qu’il s’agissait du grand barrage de sécurité antiterroriste ; ils l’écoutaient, ils regardaient la carte d’un air dubitatif : ils s’étonnaient que ce barrage — ou plutôt ce mur, puisqu’il traversait de nombreuses terres émergées —, qui était pour eux une réalité verticale, grise, épaisse, un alignement de dalles de béton de neuf mètres de haut redoublées de fossés et de barbelés, pût se traduire par ce fin tracé rouge vif, horizontal, sinueux — comme un très long serpent convulsif. Ils s’étonnaient surtout de retrouver, de chaque côté de cette ligne rouge, les mêmes couleurs, les mêmes figurés, les mêmes pictogrammes, alors que selon eux, ce mur qu’ils franchissaient tous les jours pour se rendre à l’école séparait deux mondes absolument étrangers, deux univers radicalement opposés.
Sous cette ligne de feu, une couleur — parmi tant d’autres — hypnotisait leurs regards d’enfants : la couleur bleue, laquelle dominait, sur la plupart des cartes. C’était un bleu cobalt qui s’immisçait partout, qui envahissait au long des routes des pans entiers de cartes, comme si un barrage avait ennoyé une bonne partie des terres émergées ; un bleu cobalt qui dessinait — au mépris du relief — des rivières, des canaux, des pertuis, des détroits, des criques, des anses, des baies, parfois même des golfes ; plus on allait vers l’est et plus ce bleu inondait le grand désert salé, ce vaste territoire aride, craquelé, inhabité, où l’eau était pourtant si rare, où la plupart des oueds et des oasis étaient à sec la moitié de l’année. Étant donné sa localisation, les enfants se doutaient bien que ce bleu-là ne pouvait en aucun cas désigner la mer, cette mer si proche mais qu’ils n’avaient jamais vue, qu’ils ne verraient peut-être jamais. Et pourtant, ils ne pouvaient admettre que l’écorce de la terre fût représentée en bleu. Alors, ils se toisaient, de plus en plus dubitatifs, ils regardaient Khalil, ils pointaient du doigt tel ou tel golfe, tel ou tel détroit :
– Abou Karita, vous avez déjà vu la mer ? Est-ce que la mer a vraiment cette couleur-là ?
– Et le rose, Abou Karita, ce sont nos villages qui sont représentés en rose ?
– Non, les enfants. En rose, la couleur est encore plus mal choisie, ce sont leurs colonies. Leurs colonies passées, présentes et futures. En rose foncé celles qui existent déjà. En rose clair celles qu’ils construisent à l’heure où je vous parle ou celles qui sortiront de terre dans les prochaines années. Comme vous pouvez le constater, la plupart d’entre elles sont situées sur les sommets.
– Mais alors, où est notre pays ?
– Mais on dirait un archo… un archa… un archi… Comment elle dit, déjà, Madame Winsztowicz ?
Ils avaient appris le mot au collège. Leur professeur de français, Madame Winsztowicz, leur faisait lire L’Archipel de la Manche, qu’elle tenait pour un des plus beaux textes de Victor Hugo. Ils en avaient retenu l’idée que tous les archipels sont des pays libres, mais ils sentaient confusément qu’il y avait du phraseur chez Hugo, que son style souffrait d’une tendance à l’emphase, voire à la caricature, et qu’il existait sur la surface de la Terre des archipels assiégés, des archipels en captivité, des archipels arides et déchiquetés, à l’image de ce damné pays où ils étaient nés et où il leur fallait mendier jour après jour leurs droits les plus élémentaires. Pour les vacances de Pâques, Madame Winsztowicz leur avait confié un devoir : il s’agissait d’inventer un archipel imaginaire, de le cartographier, de le décrire le plus minutieusement possible, à la manière de Victor Hugo, car la vieille dame pensait que tout l’art du roman — et par conséquent de la rédaction scolaire — résidait dans l’art de la description. Walid et Djibril avaient alors conçu cette idée géniale et un peu gonflée : au lieu de dessiner leur archipel, comme leurs petits camarades, sur une banale feuille de papier blanc, ils le composeraient à l’aide des cartes que nous leur donnions, sur un immense cerf-volant. Ce serait, disaient-ils en riant, le premier archipel volant de l’histoire de l’humanité.