Walid

JE venais d’avoir six ans quand j’ai taillé mon premier cerf-volant dans un sac-poubelle. Sa carcasse était faite de débris de cagettes ramassés dans une décharge publique et assemblés en forme de croix. Avec un mélange de farine et d’eau, j’ai collé ces baguettes au sac-poubelle et c’est une pelote de laine de la mémé Meryem qui m’a servi d’attache. Et je parie que vous ne me croirez pas mais c’était un super-cerf-volant : il volait même sous la pluie, vu que le sac-poubelle était imperméable… bon, je dois vous avouer qu’au bout d’un moment la colle a fondu au soleil, alors il a fallu clouer le sac-poubelle sur sa croix ou le rafistoler avec de la Super Glue que mon cousin Djibril chourait dans une quincaillerie du quartier. Dans mon camp de réfugiés natal, y avait jamais assez d’espace pour faire voler mon cerf-volant. Les ruelles étaient trop étroites, les étages jouaient à touche-touche, on voyait à peine le ciel. J’avais beau lever la tête, je voyais que des tôles ondulées, des gouttières, des citernes noires, des linges de toutes les couleurs qui dansaient sur leurs ficelles, un enchevêtrement de fils électriques — c’était pas le ciel, c’était plutôt comme un grand plafond bariolé, strié de grands traits noirs. Mais ce plafond ne nous protégeait pas complètement, et, comme les ruelles n’étaient pas bitumées, quand il pleuvait, au printemps et à l’automne, ça faisait des flaques partout, on pataugeait dans la gadoue, on survivait dans la grisaille, on attrapait des virus qui passaient à travers les semelles trouées de nos godasses. Et tous les mômes de mon âge tombaient malades en quelques heures. Et les troufions étaient soulagés, on leur foutait la paix, ils se terraient dans leurs guérites pour échapper au déluge, mais dès qu’il y avait une éclaircie, les pierres pleuvaient de nouveau.

Moi je profitais du vent d’hiver pour aller faire voler Asswad — c’était le nom de mon cerf-volant-sac-poubelle vu qu’il était tout noir et qu’en arabe, le mot noir, ça s’écrit دوسأ et ça se prononce Asswad — au-dessus de la frontière, en imaginant que la zone tampon devienne un jour la mer, mon plus grand rêve c’était d’aller faire du kite-surf sur la grande bleue, le kite-surf est un cerf-volant magique qui permet de courir sur l’eau, de voler sur la crête des vagues, sauf que quand je racontais ça, tout le monde se moquait de moi, on me disait vu comment tu es taillé, Walid, tu n’auras pas la force de te tenir debout sur la planche et donc tu risques pas de décoller — de toute manière les Rebeus, à part Mahomet, ça décolle jamais !

C’est Abou Youssouf qui m’a appris l’art du cerf-volant. Abou Youssouf était un vieux cheikh très respecté sur les Îles du Levant parce qu’il avait survécu à la guerre des Cent Jours et au pèlerinage pour La Mecque qu’on appelle le hadj où les gens se piétinent jusqu’au sang devant une grosse boîte noire, et puis il portait une barbiche de bouc qui lui donnait l’air d’un sage tibétain ; en plus de ça, il fumait une longue pipe marocaine et se coiffait d’un immense keffieh qu’il savait plier de toutes les façons possibles, en forme de tête de taureau, d’aigle ou de cobra. Abou Youssouf m’a raconté l’histoire des premiers cerfs-volants, il disait que c’était un des plus vieux jouets du monde, que le premier cerf-volant était apparu y a plus de quatre mille ans, que les gens d’un archipel appelé la Mélanésie fabriquaient leurs cerfs-volants avec de grandes feuilles d’arbres ou des peaux de bêtes et qu’ils s’en servaient pour évaluer les distances, invoquer la pluie, deviner le sens du vent, faire de la musique ou même, disait-il, et je ne comprenais pas par quel miracle, pour servir d’appât aux oiseaux et repérer les bancs de poissons. Et il m’a expliqué que les Tatars s’en servaient également pour terrifier leurs ennemis sur le champ de bataille. Quand les cavaliers et les fantassins voyaient voler ces serpents de papier qui crachaient du feu, ils avaient la frousse, les chevaux se cabraient, les hommes s’enfuyaient à toutes jambes : ils croyaient que c’étaient les dragons de l’apocalypse.

Et Abou Youssouf m’a appris toutes les techniques du cerf-volant. Parce que les gens se rendent pas compte, mais c’est tout un art, de savoir confectionner un cerf-volant bien équilibré, qui tienne en l’air longtemps. D’abord, il faut trouver du bon bois, du bambou par exemple. Après, il faut être très fort en géométrie : y a rien de plus fragile qu’un cerf-volant et ce n’est pas seulement la souplesse et la rigidité de la membrure mais aussi la précision du dessin, l’aérodynamisme de la voilure, qui garantissent que le cerf-volant planera longtemps. Ensuite, il faut savoir calculer l’angle d’inclinaison et équilibrer soigneusement l’attache de manière à ce qu’elle reste bien raide, bien tendue, quand le cerf-volant se gonfle dans le vent ; un bon cerf-volant est celui qui peut se tendre comme un arc, fendre l’air comme une flèche, et supporter les secousses les plus violentes. Enfin, c’est la queue du cerf-volant qui permet de renforcer son équilibre et qui lui donne toute sa beauté ; Abou Youssouf disait qu’un cerf-volant sans queue, c’est comme un voilier sans mât, un fusil sans canon, une pipe sans tuyau ou un homme sans désir, mais à l’époque je captais pas très bien ce qu’il insinuait par là…

Et puis un jour, Asswad m’a échappé des mains à cause d’une violente bourrasque et s’est envolé de l’autre côté du grand barrage. J’ai grimpé en haut de l’immeuble déglingué où vivait Abou Youssouf et là nous avons assisté, impuissants, à la scène suivante : une jeep des gardes-frontières s’arrête, des soldats ouvrent les portières, sautent à terre, ramassent mon cerf-volant ; ils jouent avec Asswad, ils rient aux éclats, ils tirent dessus, ils le criblent de balles ; les mecs se prenaient pour des cow-boys, dans les westerns, lorsqu’ils lancent une canette dans les airs et la transforment en gruyère… Ce jour-là, j’ai retenu mes larmes, histoire de ne pas passer pour une mauviette à côté d’Abou Youssouf qui avait servi de gruyère lui aussi, quand il était à la guerre, même qu’il m’avait montré ses jambes criblées de balles, il en était tellement fier. Ce jour-là, j’ai retenu mes larmes mais j’ai pigé que le ciel ne nous appartenait plus.

Et mon deuxième cerf-volant s’appelait Ankabut, ce qui veut dire araignée. Je l’ai taillé dans le journal que l’oncle Hassan lisait tous les matins à bord du bus et du ferry réservés aux Rebeus qui l’emmenaient maçonner sur les chantiers du grand barrage, mais quand il s’en est aperçu, vous auriez dû voir la tête qu’il faisait, il était furax, il m’a couru après, m’a plaqué contre un mur, et je me suis pris une sacrée beigne que je n’oublierai jamais, même dans le bleu du ciel ; après cet incident, il m’a interdit de sortir pendant plusieurs jours.

Et Farashatan, mon troisième cerf-volant en forme de papillon léopard, je l’ai taillé, je vous l’avoue, pour séduire ma cousine Nida. Et c’est même grâce à elle que j’ai inventé le langage des cerfs-volants. Depuis que je l’avais rencontrée, j’aurais inventé n’importe quoi pour la faire sourire et voir ses lèvres s’entrouvrir, car j’ai oublié de vous le dire quand j’ai fait sa description mais elle avait des dents très blanches quoique pas très bien rangées, y avait une incisive qui s’avançait un peu plus que les autres mais ça rendait son sourire encore plus craquant.

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J’avais rencontré Nida pendant l’Aïd-el-Kébir qui est la fête de tous les musulmans du monde entier. Le lendemain de la fête, selon la coutume, tous les hommes vont rendre visite à leurs proches et l’oncle Mahmoud était venu avec ses six enfants pour saluer son frère aîné qui n’avait personne d’autre que moi sous son toit. Oncle Mahmoud pouvait venir nous rendre visite quand il le voulait, contrairement à nous : nous devions franchir le checkpoint à heures fixes ; mon oncle quand il partait au boulot et moi au bahut ; une demi-heure de retard et notre laissez-passer nous était retiré. À l’époque où j’étais pas encore né, les visites pouvaient se faire dans les deux sens vu que les deux oncles vivaient à moins de cinq cents mètres l’un de l’autre — d’ailleurs ils étaient persuadés d’habiter la même banlieue, le même tiéquart, jusqu’au jour ou plutôt jusqu’à la nuit où ils se sont retrouvés dans deux pays différents. Entre les deux hachélems était tombé le mur — tombé non pas du ciel mais de l’enfer, disait l’oncle Hassan, tombé entre les deux hachélems comme une hache.

Et depuis ce jour-là on ne voyait dépasser du quartier voisin que les barres d’immeubles, les minarets et la cime de quelques cyprès. L’oncle Hassan me racontait souvent cette histoire, comment il avait vu débouler les bulldozers et les camions-grues, toi tu ne peux pas imaginer, me disait-il, tu n’étais pas né — si mes calculs sont bons, j’étais programmé mais je patientais encore dans le ventre de ma reum, je sais pas si elle voulait déjà m’avorter, je sais même pas si elle avait essayé. À l’époque personne ne savait où commençait telle ou telle ville, telle ou telle banlieue, tel ou tel bled, tel ou tel quartier, parce que ça se construisait de partout le long des routes pour loger toute cette engeance de réfugiés, et puis les pointillés qui sont sur les cartes ne se voyaient pas dans le paysage.

Et chaque fois qu’oncle Mahmoud venait nous rendre visite avec ses filles, j’allais jouer au cerf-volant avec Nida, ses sœurs, ses copines et d’autres cousins comme Djibril, ou des potes comme Kader ou Jamal. Ça se passait sur un terrain vague au pied du grand barrage. On organisait des concours de cerfs-volants ; le vainqueur était celui qui parvenait à rester en l’air le plus longtemps. Des fois, même, on faisait des combats de cerfs-volants : il suffisait d’enduire l’attache de poudre de verre et le vainqueur était celui qui parvenait à sectionner le fil de l’adversaire. Mais Djibril, Kader et Jamal ont fini par jouer à d’autres jeux, ils trouvaient ça chiant, mes cerfs-volants, vu que je gagnais tout le temps, eux préféraient voler de leurs propres ailes, comme ils disaient, en sautant contre les murs et sur les toits de la ville. Moi j’étais pas fait pour ça, je dois vous avouer que j’avais pas la force et ça me fichait le vertige, leurs galipettes, dès que je me retrouvais en haut d’un mur et qu’ils me demandaient de sauter dans le vide, j’avais les jetons, ils me provoquaient, me poussaient dans le dos, allez Walid, saute, criaient-ils, non mais t’as pas de couilles ou quoi, t’es qu’une putain de femmelette, c’est pour ça que tu te laisses pousser les cheveux, Wa-lid est une tapette, Wa-lid est une tapette, alors j’ignorais leurs insultes et je retournais jouer au cerf-volant et la seule fille de la bande qui me suivait, c’était Nida, parce que les autres gonzesses préféraient s’asseoir sur un mur et acclamer les mecs les plus costauds qui défiaient le vertige et se roulaient dans la poussière comme des clébards, tout ça pour les épater.

Et quand Nida a eu quatorze ans, elle s’est mise à porter le voile et je n’ai plus eu le droit de la voir. Alors nous échangions des textos ou nous passions de longues heures à skyper le soir : devant son écran, elle enlevait son voile, je revoyais ses beaux cheveux noirs, je rêvais de les toucher. Toucher ses seins. Entendre les battements de son cœur. Sentir ses lèvres. Des fois, elle s’allongeait à plat ventre sur son lit, devant son ordinateur, et moi je promenais mes yeux sur mon écran, je suivais du doigt les deux collines que dessinaient ses fesses derrière le creux de ses reins, je retraçais la courbe de sa hanche, ses pieds se balançaient à l’arrière-plan, se croisaient, se décroisaient, et je voyais sa peau se découvrir au niveau des chevilles — elle parlait, elle parlait, moi je ne savais pas quoi dire, franchement, elle me disait à quoi tu penses, Walid, tu fais quoi là, je lui disais j’essuie la poussière sur mon écran mais en fait je caressais sa peau pixellisée, j’enfonçais mon doigt là, au milieu, dans la naissance de ses seins. Et la nuit, l’écran refermé, toutes lumières éteintes, je me déboutonnais dans mon lit en imaginant qu’elle se déshabillait ; je voulais lui demander, des fois, de se découvrir un peu plus derrière son écran, mais j’osais jamais, je me disais quand même c’est pas une prostituée, la cousine Nida, tu peux pas lui demander ça !

Mais l’oncle Hassan était pire que les drones et les miradors de la police des frontières, on aurait dit qu’il avait des yeux plantés partout même dans le derrière et quand il s’est aperçu que j’échangeais des textos avec Nida et que nous communiquions des fois sur la toile, il a confisqué mon téléphone portable et résilié son abonnement. Je pouvais pas aller au cybercafé parce qu’il passait son temps à me surveiller, alors j’ai dû inventer un stratagème pour garder le contact avec ma cousine.

Si Nida se tenait sur son balcon et si je grimpais sur le rebord de ma fenêtre, je pouvais l’apercevoir malgré le grand barrage, je pouvais lui faire de grands signes de la main mais je pouvais pas lui parler. Alors je me suis souvenu de la leçon du vieux cheikh Abou Youssouf quand il me racontait que les cerfs-volants servaient autrefois de pigeons voyageurs, dans certaines armées.

Si j’envoyais dans le ciel un cerf-volant vert, ça voulait dire que la voie était libre ; l’heure et le lieu du rencard étaient indiqués à l’encre noire sur le papier ; nous pouvions descendre dans le terrain vague, nous retrouver de part et d’autre du mur et nous confier nos malheurs à travers les interstices des grandes dalles de béton, en prenant soin de changer chaque jour d’endroit pour ne pas être repérés par les gardes-frontières et toutes ces saletés de cafetières. Nida faufilait ses écouteurs à travers les fentes du mur pour me faire écouter la musique qu’elle kiffait. Moi je lui offrais des fleurs que je cueillais dans les terrains vagues, et c’étaient souvent des iris sauvages, aux fleurs bleu pâle, qui poussaient un peu partout pour annoncer le printemps, même au fin fond du désert. Nous avions beau écraser nos visages contre le mur, coller nos lèvres à la paroi de béton, nous pouvions à peine nous voir, je devinais le W renversé de ses lèvres et la fente de ses yeux légèrement bridés, je pouvais toucher la pointe soyeuse de ses cheveux noirs, mais contrairement à ce que disaient les mauvaises langues et les mouchards, ça n’allait jamais plus loin, et puis je vois pas comment nous aurions pu faire quoi que ce soit, la nature a été généreuse avec moi, Inch’ Allah, mais imaginez un peu, chaque dalle mesurait bien dans les vingt centimètres d’épaisseur…

Si j’envoyais dans le ciel un cerf-volant rouge, ça voulait dire que je ne pourrais pas me libérer de la journée. Si j’envoyais un cerf-volant jaune, ça voulait dire que l’oncle Hassan tarderait pas à rentrer au bercail mais que nous pouvions rester quelques minutes sur nos balcons à nous saluer de la main. Des fois, même, je dessinais un truc chelou sur les voiles de mes cerfs-volants juste pour voir le beau sourire de Nida, une caricature de l’oncle Hassan quand il se met en colère, une vision du grand barrage quand il sera démoli, le cheval blanc de Mahomet avec ses ailes d’aigle et son buste de femme et sa queue de paon, un bateau ivre, un cavalier bleu, un iris aux sept couleurs de l’arc-en-ciel, un tigre enragé, un orang-outan, un hippocampe céleste, une libellule à queue fourchue, un dauphin fou, un perroquet zébré, un flamant vert, un chameau des neiges, un hibou joyeux, un crabe aux pinces d’or, un espadon supersonique, un crapaud à longues cornes, un cachalot volant, une araignée givrée, un scorpion ailé, un ouroboros, un cobra bicéphale, un caméléon charmeur et moustachu, un gros python rose qui se glisse entre les nuages, un serpent couvert de plumes que je cueillais au pied du mur vu que les oiseaux s’égratignaient toujours les ailes en se posant là-haut à cause des barbelés.

Mes animaux préférés à cette époque ça n’était plus les oiseaux mais les serpents qui sont vachement plus rusés, surtout depuis que Madame Winsztowicz nous avait appris en classe l’étymologie de cerf-volant, normalement ça devrait s’écrire serp-volant, disait-elle, parce que les paysans croyaient que c’étaient des serpents volants, et puis par confusion avec le lucane, un scarabée à longues mandibules dentelées, on a fini par écrire cerf-volant, qui est le nom de ce scarabée dans le langage courant, alors par curiosité, je suis allé voir sur internet si elle nous racontait pas des sornettes, Madame Winsztowicz, en fait elle disait la vérité, d’ailleurs les Allemands, les Russes et tous les peuples slaves ou scandinaves appellent les cerfs-volants des dragons, comme si c’étaient des inventions diaboliques, et nous les Rebeus, nous manquons totalement d’imagination : Abou Youssouf les appelait طائرة ورقية (tayirat wariqia), ce qui veut dire tout bêtement les oiseaux de papier, alors qu’y a plein d’animaux fabuleux dans le Coran, qui est un peu l’arche de Noé des musulmans.

Quand j’en ai eu marre d’inventer des animaux farfelus, je me suis mis à découper des pays imaginaires dans les cartes que nous offraient Monsieur Samuel et Abou Karita. Parce que j’ai oublié de vous le dire mais à cette époque-là, notre prof de français nous avait demandé de décrire un archipel imaginaire. Et sur ces cartes que nous rapportions de la rue Saint-Georges, je dessinais la forme d’une ville ou les contours d’un pays où nous pourrions vivre heureux, Nida et moi. Et je donnais à mon cerf-volant le nom de cette ville ou de ce pays, Ninja, Sulban, Malarah, Irokoa, Rezanath, Bémeleth, Salujérem, Yatagan, Iristan le pays des iris sauvages, et je donnais à cette ville ou à ce pays la forme d’un archipel, avec des îles éparpillées dans tous les sens. Sur un archipel, on peut voir la mer de partout, y a pas de murs, pas de barrages, pas de checkpoints, pas de bouchons, pas de tunnels, on va pas d’un bled ou d’un quartier à l’autre en voiture, en bus ou en camion mais en barque ou en gondole, en ferry-boat ou en vaporetto, comme à Venise ou à Stockholm qui sont les deux villes au monde avec Paname où j’aimerais renaître si on me donnait une deuxième chance. Nida me disait souvent qu’elle trouvait mes animaux trop flippants et trop chelous les archipels volants que j’inventais, mais ça la faisait rire et c’était ça le plus important pour moi : voir ses lèvres s’entrouvrir, entendre l’écho de son rire…

Et quelques mois plus tard, comme les gardes-frontières avaient barricadé le terrain vague, comme la cousine Nida se faisait engueuler par son daron si elle traînait aux alentours du grand barrage, comme je voulais la voir de plus près, j’ai eu une idée de guedin. Mon cousin Djibril avait chouré de l’autre côté du mur une caméra minuscule qui tenait dans le creux de la main et qu’il s’attachait autour du front pour filmer ses cabrioles, comme les appelait oncle Hassan. Afin de la protéger des chocs, j’ai glissé la caméra dans une bouteille en plastique tranchée en deux, l’objectif encastré dans le goulot. Et puis j’ai percé le plastique et j’ai fait passer un fil en nylon que j’ai noué aux baguettes d’un cerf-volant baptisé Argos. Et ça faisait une sorte de nacelle à bord de laquelle ma caméra de poche était embarquée. Alors j’allumais la caméra avant de lâcher mon cerf-volant dans les airs ; tout ce qu’Argos survolait était filmé, et comme la nacelle était bien arrimée et ne bougeait pas trop, l’image était assez nette. Et si j’ai bricolé tout ça, je dois vous avouer que c’était simplement pour pouvoir filmer Nida quand elle enlevait son voile sur son balcon, tout ça pour voir de plus près, en plongée, la naissance de ses seins, tout ça pour ne pas oublier la forme de son corps et le mystère de son sourire. Et le soir, je me repassais en boucle la vidéo, je m’enivrais de ces images volées et les gravais dans ma mémoire, où elles sont encore conservées comme dans une boîte noire.