Daniel

TU te souviens, Walid, du jour où nous nous sommes rencontrés ? Rien ne nous prédisposait à devenir amis, complices ni même compagnons de route. Tu étais né dans cette contrée aride et balbutiante où Dieu est mort, moi je venais de cette campagne humide et moribonde où les crucifix sont légion, plantés au moindre carrefour, faisant office de bornes milliaires, couverts de mousse pendant l’été, dégoulinants de pluie pendant l’hiver. Tu avais dix ans, Walid, et j’en avais vingt-quatre. J’étais arrivé au couvent depuis la fin de mon noviciat. J’étais entré dans les ordres comme on entre dans la légion étrangère, je m’étais plongé dans la théologie à corps perdu, ivre de vérité, jouant mon va-tout dans l’exégèse biblique, y puisant des raisons de croire et d’espérer lorsqu’on a le sentiment que le monde entier vous manque et vous ment. J’avais rendu l’épée, le bicorne et l’uniforme pour lesquels je n’étais pas très bien taillé, avec mes jambes trop courtes, mes bras trop longs et mon souffle au cœur, j’avais claqué la porte au nez des années mortes, j’avais joué les déserteurs pour une question d’honneur ; bien des années plus tard je comprendrais qu’en démissionnant sur un coup de tête, je n’avais fait que changer de foi et de régiment, troquant mon habit noir contre un habit blanc, mon sabre d’apparat contre un rosaire en bois, passant d’une vie de caserne à une vie de couvent, échangeant l’espoir d’une carrière bien remplie et d’un emploi grassement rémunéré contre celui d’une existence dévote, paisible et sans souci d’argent. Jusqu’au jour où j’ai réalisé, à l’âge de cinquante ans, que j’étais en résidence pour l’éternité dans ce couvent. Et que je n’aurais que quarante pas à faire — et les pieds devant — pour atteindre le cimetière.

Il était trop tard pour faire marche arrière, mais dans mon apostasie de quinquagénaire, je ne regrette pas le choix de ma jeunesse : je sais que je n’étais fait ni pour la vie de famille ni pour le cursus honorum et que j’ai passé les plus belles années de ma vie à exhumer des stèles et à déchiffrer des inscriptions funéraires dans des langues mortes depuis des millénaires. À vingt ans j’avais tenté les concours et décroché Polytechnique pour prouver aux miens — à ma famille de flics et d’instituteurs laïcards et âpres au gain — que je n’étais pas complètement sot ni furieusement bigot. En réalité, Dieu continuait à m’habiter dans ma solitude, le Dieu révélé dix ans plus tôt dans la chapelle des Anges de mon village natal. À chaque poussée de fièvre spirituelle, je me réfugiais dans un couvent dominicain pendant deux ou trois mois, pour faire le vide autour de moi et défaire les démons qui me hantaient ; là, dans une cellule aux murs écaillés, face à un petit crucifix en bois, je retrouvais l’humilité de la foi, je revoyais la belle voûte bleu turquoise de la chapelle des Anges, j’étudiais le latin, le grec, l’hébreu, l’araméen, je me réveillais tous les jours à cinq heures, avant les mâtines, pour traduire quelques versets du livre de Jérémie, j’avançais dans ma thèse sur le contexte de l’écriture des Lamentations ; je ne rêvais pas seulement de la Cité céleste, je convoitais le soleil réel, le soleil inclément, le soleil qui brûle et rend fou de la Terre promise.

Cerné de murs de pierre hérissés de tessons de verre et de barbelés, le couvent Saint-Jude se situait sur la frontière. Malgré son aspect de forteresse médiévale, avec son affreux clocher néoroman crénelé tel un donjon de château fort, il se targuait jadis d’assurer le lien entre l’est et l’ouest de la ville. Mais depuis la construction du grand barrage de béton qui redoublait au nord son enceinte, le couvent s’était retrouvé du mauvais côté ; s’il fallait toujours compter une bonne demi-heure pour se rendre en ville, ce n’était plus à pied, mais en bus ou en taxi, ce n’était plus sur les sentiers légendaires qu’empruntaient les légionnaires romains à travers les ravins bibliques mais sur une mauvaise route abrupte, à l’asphalte rapiécé, qui franchissait deux tunnels, un checkpoint et plongeait d’embouteillage en embouteillage et de lacet en lacet vers les vallonnements infinis du désert.

Réquisitionnée par l’armée, transformée en zone tampon ou en terrain militaire, une partie de nos terres était désormais inaccessible ; depuis la fenêtre grillagée de ma cellule, je pouvais constater l’ensauvagement progressif du verger planté jadis par le père Desgranges ; amandes, olives, citrons, mandarines et grenades, tout ce qui faisait alors la fierté du couvent pourrissait sur place en attendant le bulldozer qui ferait table rase de tous ces beaux arbres dont les branches ployaient sous le poids des fruits défendus. En vertu de notre statut protégé d’ecclésiastiques, nous étions libres de nos mouvements et pouvions traverser le grand barrage quand bon nous semblait, mais le voyage aller était toujours plus sûr et plus court que le voyage retour. Comme disait Michel, le frère hôtelier, le couvent était le contraire d’une prison : en sortir était chose aisée, y rentrer plus compliqué. Pour accéder à ma cellule, je devais franchir pas moins de cinq portes, munies de cinq serrures différentes ; il nous était expressément défendu de laisser une porte ouverte ; on entendait régulièrement claquer les lourds montants de bois depuis l’autre bout du couvent. Quant au frère Régis, le cuisinier, il aimait ironiser, lorsqu’il entendait nos énormes trousseaux cliqueter dans le cloître et résonner dans le réfectoire : en attendant les clés du royaume, disait-il, nous croupissions dans le royaume des clés.

En l’absence des reliques du martyr décapité à l’endroit même où s’élevait notre basilique, le trésor le mieux gardé du couvent était la bibliothèque souterraine et labyrinthique, qui s’enorgueillissait de contenir douze kilomètres de livres, parmi lesquels des centaines de manuscrits et d’incunables. C’est par une lourde porte verrouillée que l’on accédait à ce trésor placé sous la surveillance du frère Viktor, un cerbère hongrois, taillé comme une armoire à glace et aimable comme une porte de prison ; pour éviter de croiser son regard inquisiteur sous son crâne chauve et luisant, pour ne pas répondre à son salut martial, pour ne pas l’entendre aboyer sur les bonnes sœurs polonaises de sa voix gutturale, je m’y rendais à la tombée de la nuit. Il m’arrivait ainsi de passer la nuit entière à déambuler entre les parois de livres, une lampe de poche à la main ; j’avais gagné une solide réputation de noctambule et de taciturne qui prenait ses repas à part, communiquait davantage avec ses frères les chats, comme disait Michel, qu’avec ses frères humains.

Je n’avais pas vécu la période de construction du grand barrage mais tous les frères me raconteraient leur version. Lors des repas, les querelles étaient fréquentes à propos de la frontière. Ceux d’entre nous qui avaient fui la Grande Barburie où les crânes de moines et de curés s’empilaient désormais comme des pyramides, ceux qui s’étaient réfugiés ici et tremblaient rien qu’à l’idée de retourner sur des champs de fouilles où les restes de leurs compagnons et de leurs ouailles se mêlaient aux tessons de poterie néolithiques, ceux-là bénissaient le Pays du Cerf qui leur avait ouvert ses portes ; ils ne comprenaient pas les anathèmes des anciens frères, nostalgiques d’un autre temps : eux ne cessaient d’abominer ce régime qui les coupait du monde et cette soldatesque envahissante, pléthorique, invincible, idolâtrée, qui surveillait leurs mouvements depuis le ciel moucheté de drones et les remparts ponctués de miradors. Il faut dire que le mur nous avait coupés de notre arrière-pays millénaire : nous avions peu de contact avec les habitants du quartier, d’autant plus qu’un frère sur deux passait la moitié de l’année à parcourir le monde pour prêcher la bonne parole dans des colloques et des séminaires depuis qu’il était devenu impensable de gagner les sites archéologiques aux confins du désert, où les Barbures achevaient de réduire en poussière les ruines antiques que nous avions fait surgir de terre.

Tu étais mon voisin, Walid, dans cette ville épileptique où j’étais arrivé un peu par hasard mais où je finirais par faire mon nid, au point d’y passer vingt-sept ans de ma vie. Je t’avais croisé plusieurs fois sans t’adresser la parole. Nos regards s’étaient à peine rencontrés. Comme tant d’autres gens sur cet archipel où cohabite le monde entier en attendant la prochaine guerre ou le prochain tsunami qui réduira tout en poussière, nous nous effleurions, nous nous bousculions dans la foule bariolée des vieilles venelles médiévales, nous traversions les mêmes lieux, à la même heure, sans jamais rien partager ; nous habitions face à face mais vivions en réalité dos à dos.

Tu n’étais pas un enfant comme les autres, Walid. Tous les enfants de ton pays se ressemblent, pour l’œil trop myope d’un étranger : peau mate, boule à zéro, visage rond et joufflu, regard noir et rieur. Toi, tu étais l’un des rares enfants de ton pays à porter les cheveux longs, à l’occidentale. Toi, tu ne passais jamais inaperçu ; il y avait toujours autour de toi d’autres enfants ; tu n’étais pas le plus fort mais comme tu étais le plus malin, le plus intelligent, tous tes amis te respectaient, toutes les filles de ton âge étaient folles de toi.

Tu ne te souviens peut-être pas du premier jour où je t’ai vu pousser ta charrette à bras dans les ruelles du souk. Tu peinais, tu suais, tu tirais la langue, chaque marche était une épreuve et les touristes, portant sur le dos leur fardeau imaginaire, ne venaient jamais t’aider, ils passaient dans la plus grande indifférence, ils t’ignoraient — même lorsque tu t’accroupissais pour soulever la roue de ta charrette qui ripait contre les vieilles pierres romaines patinées par les siècles et les sandales de pèlerins au point de glisser comme du marbre, même lorsque ta cargaison de petits pains menaçait de se renverser à leurs pieds, ils ne te voyaient pas, je ne te voyais pas, tu étais un élément du décor, un petit morceau à peine vivant d’Orient, le figurant exotique d’un film hollywoodien.

Mais tu n’as probablement pas oublié, Walid, le jour où ton oncle Hassan t’a coincé contre un mur, derrière ta charrette, dans une ruelle déserte de la vieille ville. Ce jour-là, je revenais de la messe chez nos amis franciscains. Je revois ton oncle t’engueuler, t’insulter, te gifler, te rouer de coups de poings ; il défait sa ceinture, la brandit de la main droite, la lanière de cuir fouette l’air, la boucle dorée brille au soleil, accroche mon regard ; dès qu’il me voit approcher, dans mon habit blanc, ton oncle suspend son geste, comme s’il avait affaire à un flic, mais j’ai été lâche, Walid, je n’ai pas osé intervenir, de peur de me prendre un coup, et j’avais à peine tourné le coin de la rue que les coups pleuvaient de nouveau. J’entends l’écho de tes cris, je me retourne, tu te dégages de ton piège, ton oncle te court après, ta charrette gît renversée sur les pavés, sa roue tourne sur elle-même, et moi je reste là, cloué sur place, hébété, sans savoir que faire. Alerter la police ? Raconter la scène aux passants ? Poursuivre mon chemin ? Lorsque j’ai vu ton oncle revenir seul, furieux, jurant, te maudissant, crachant par terre, je me suis senti soulagé : je savais que tu t’étais réfugié sur les toits de la ville, là où ton cousin Djibril et sa bande de voltigeurs défiaient le vide.

Tu me disais, Walid, et je ne l’ai pas oublié, que tu en avais assez d’errer en étranger dans ton propre pays. Tu me disais que tu rêvais de quitter cette terre sans promesse qui vous retenait doublement prisonniers. Captifs d’une police brutale qui vous traitait comme des cafards indésirables. Captifs d’une famille, d’une religion et de traditions rétrogrades qui vous empêchaient de respirer.

Lorsque les enfants de ton âge me croisaient, dans mon habit blanc qui buvait la lumière, ils s’arrêtaient sur mon passage, moitié éblouis, moitié menaçants ; il leur arrivait de m’insulter, de me cracher au visage ; parfois, je devais me pencher pour esquiver une pierre qui m’était bel et bien destinée ; si la pierre m’atteignait, j’essuyais d’un geste nonchalant la tache de poussière qu’elle venait d’imprimer sur ma tunique ou mon capuce et je traçais ma route en ignorant mes agresseurs qui se faisaient souvent réprimander par un vieillard ; je m’étais habitué à ce genre de désagréments ; je marchais toujours à grands pas, je me tenais à l’écart du moindre attroupement — les instructions du père supérieur étaient de faire profil bas, de ne jamais répondre aux provocations. Lorsqu’ils ne lançaient pas des pierres sur le moindre étranger réputé hostile à la cause de leurs aînés, la plupart des enfants de ton quartier jouaient à toutes sortes de jeux stupides et belliqueux : pistolets à eau, à billes, à fléchettes, sans oublier les pétards qui claquaient dans l’air à toute heure du jour et de la nuit.

Mais toi, Walid, tu avais la passion des cerfs-volants. Des cerfs-volants que tu confectionnais toi-même, et non ces affreux cerfs-volants que l’armée vous distribuait à tour de bras, pour vous occuper, avant qu’elle n’en interdise l’usage. Car sur cette terre qui n’a jamais connu la paix, même les cerfs-volants prenaient la forme et la couleur de la guerre — c’étaient des cerfs-volants taillés dans de la toile de camouflage, des cerfs-volants en forme de chasseur ou de bombardier, des cerfs-volants salis par toutes les taches de panthère d’un treillis militaire. Alors que les tiens, de cerfs-volants, qui changeaient tous les jours de forme et de couleur, étaient de magnifiques oiseaux de papier ; lorsque tu accrochais à leur queue des miettes de pain, ils servaient à nourrir les oiseaux, les vrais.

Les jours d’automne où le vent du désert soufflait sur la ville, jaunissait le ciel, asséchait notre haleine et recouvrait les palmiers d’une fine pellicule de sable, je le guettais depuis la fenêtre grillagée de ma cellule, ton cerf-volant. Je me souviens en particulier de Nedjma : c’était un très beau cerf-volant, une étoile à six branches, multicolore, munie d’une longue queue serpentine au bout de laquelle des plumes d’oiseau et des miettes de pain, fixées par des nœuds, tournoyaient dans l’air telle une guirlande. Je voyais ton étoile de papier franchir les fils d’étendage, les fils électriques, les fils téléphoniques, les fils barbelés ; je voyais sa queue serpentine ondoyer au-dessus d’un pylône ou d’un réverbère, caresser la balustrade d’un balcon, grimper encore plus haut, effleurer une antenne parabolique, une citerne, un panneau solaire ; des dizaines et des dizaines d’oiseaux le suivaient, batifolaient des ailes, picoraient les miettes de pain, se chamaillaient en gazouillant ; à cause du grand barrage, je ne voyais pas l’enfant qui était à l’autre bout du fil, mais je savais que c’était toi, je t’imaginais, tu courais derrière le cerf-volant, les cheveux au vent, le sourire aux lèvres, dans la poussière d’un terrain vague — le très vieux jouet volant s’élevait dans le ciel, à la poursuite du vent, tirait sur son amarre, flottait sous les nuages, virevoltait quelques instants, toujours entouré d’une nuée de moineaux, grand oiseau de plumes et de papier parmi les oiseaux de chair et d’os ; puis il retombait en piqué, esquissait une dernière vrille, disparaissait derrière le mur ; quand le vent n’était plus assez fort pour le porter, j’entendais tes cris, tu l’excitais, tu l’encourageais, tu le galvanisais, tel un chasseur mongol son faucon pèlerin ; j’entendais les acclamations de toutes les fillettes qui t’entouraient jusqu’au moment où un camion de l’armée dévalait la rue dans un grand fracas de tôles, essieux mugissant, moteur pétaradant, tandis que la pelleteuse du chantier voisin, qui s’était tue quelques instants, broyait de nouveau, pêle-mêle, le béton, la ferraille et la terre, étouffant vos cris sous le vacarme ordinaire de la ville.

Un jour, enfin, nous nous retrouvons nez à nez. C’était en septembre, un vendredi. Il était treize heures et je me rendais dans la vieille ville, comme tous les vendredis, pour assister au séminaire du père Alain sur les origines du christianisme. En poussant le portail blindé du couvent, j’entends des voix juvéniles, le portail me semble étrangement léger, comme si quelqu’un le tirait de l’extérieur — vous vous êtes déjà glissés dans l’entrebâillement, vous me toisez de la tête au pied ; toi, Walid, à la toison châtain et aux beaux yeux verts ; lui, Djibril, aux cheveux ras et aux gros yeux noirs comme des olives. Vous semblez étonnés d’avoir affaire à un moine inconnu, jeune et blond, sans la barbe ou l’embonpoint qu’arboraient fièrement les autres frères. Comme je suis sur le point de vous fermer le portail au nez, vous le bloquez du pied, et sur un ton moitié défiant, moitié suppliant, dans un français charmant, vous me demandez :

– S’il vous plaît, monsieur, laissez-nous entrer.

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Nous voulons juste entrer dans la cour, s’il vous plaît.

– Pourquoi ? Vous avez perdu votre cerf-volant ?

Petit moment d’hésitation. Vous échangez à la sauvette un regard complice et tu prends la parole en souriant, tes beaux yeux verts levés vers moi :

– Oui, c’est ça, nous avons perdu notre cerf-volant.

Les instructions du frère Michel me reviennent à l’esprit. Ne laisser personne entrer dans l’enceinte du couvent, quel que soit l’individu, quel que soit le prétexte.

– Bon, je vous ouvre le portail mais je reste avec vous et le refermerai derrière vous, d’accord ? Et grouillez-vous, ce n’est pas un moulin, c’est un couvent, ici.

Ignorant mon avertissement, vous vous ruez en souriant, tête baissée, vers le fond de la cour, là où se trouvait un bosquet de bambous. Je cours derrière vous, et je ne tarde pas à comprendre qu’il n’y a pas l’ombre d’un cerf-volant dans ce bosquet ! Alors, vous sortez de vos poches des canifs et vous vous attaquez aux bambous. Je me campe devant vous, menaçant, les poings sur les hanches :

– Vous vous moquez de moi ? Qu’allez faire de ces bambous ?

– Nous allons fabriquer un nouveau cerf-volant.

Moi, changeant aussitôt de ton :

– Bonne idée. Et ça vous prendra longtemps ?

Vous ne répondez pas. Vous êtes tout occupés à sélectionner, trancher, effeuiller les plus belles tiges de bambous. Alors je décide de vous poser quelques questions :

– Au fait, vous vous appelez comment ?

– Walid, dis-tu en te tournant vers moi.

– Et toi ?

– Djibril, dit ton cousin sans se retourner.

– Je pourrais voir comment vous faites ? Je n’ai jamais vu comment on fabrique un cerf-volant…

– Non, fait Djibril sur un ton catégorique.

À quoi tu ajoutes :

– Vous le verrez quand il sera fini.

Votre récolte terminée, je referme le portail du couvent derrière vous, et je vous raccompagne au coin de la rue. Waliiiid ! Djibriiiil ! On entend une voix de femme qui vous appelle, de l’autre côté de la rue. Vous me saluez de la main ; je vous retiens :

– Vous me promettez que je pourrai le voir quand il sera fini ?

– Oui oui, vous n’aurez qu’à sonner à la porte, là-bas. Nous vous ouvrirons et nous vous montrerons.

Et, sur ces paroles, vous disparaissez dans une impasse obscure, me laissant bouche bée, les bras ballants. Sonner à la porte, là-bas, au fond de l’impasse ? J’y songerai toute la journée du lendemain, du surlendemain. Mais que répondrais-je à ta tante qui demanderait en arabe qui est là ? Que dirais-je à ton oncle ? Pour qui me prendraient-ils ? Depuis ce jour-là, je vous ouvrais, une fois par mois, le portail du couvent, et vous veniez récolter ces tiges de bambous. Tu disais qu’il n’y avait pas de meilleur bois, pour façonner tes cerfs-volants, que ces tiges de bambous. Par la suite, au bout d’un an ou deux, je t’ai perdu de vue. Tu ne frappais plus au portail du couvent, je ne voyais plus tes cerfs-volants danser au-dessus du grand barrage, je ne les voyais plus faire la cour au soleil couchant. Je me suis dit que tu n’avais plus l’âge de barioler le bleu du ciel. Jusqu’au soir où je t’ai retrouvé, tournant en rond dans le jardin du couvent, le visage barbouillé de sang…