IL a été tué par une roquette ennemie… Il a été tué par une roquette… Il a été tué par une… Il a été tu… La version officielle de l’armée tourne en boucle dans ma cervelle ébranlée pendant que je marche vers l’est. Quoique la chose soit rigoureusement impossible, plus j’avance et plus l’impression stupide se précise dans mon esprit embué que c’est bien Dana, cette messagère brune, inconnue, vêtue de noir, qui vient à ma rencontre. Nous avions bavardé toute la nuit en buvant quelques bières avec mes hommes, nous avions même fait tourner un joint, et comme à chaque fois que je me rendais à mes vieux démons, j’avais rêvé de Dana, c’était un rêve récurrent qui venait me hanter de temps en temps, elle s’approchait de moi une grenade à la main, une grenade cueillie dans le jardin, elle empoignait un grand couteau de cuisine, elle tranchait la grenade en deux, elle en arrachait l’écorce avec ses longs ongles vernis, elle retirait l’enveloppe blanchâtre et amère qui retenait les grains translucides, elle éparpillait les grains dans un bol, au-dessus du lavabo, dans la salle de bains, le jus tachait ses mains, tachait l’émail du lavabo, tachait les carreaux blancs, on aurait dit du sang bien frais, ensuite elle s’emparait de mon sexe comme d’une manette ou d’un levier de vitesse ; au lieu de me caresser, ses ongles rouges m’écorchaient, s’enfonçaient dans ma chair, elle me badigeonnait le sexe et le visage de ce jus de grenade, elle approchait la lame, je sentais la pression glacée du métal contre la grosse veine bleue, si gonflée qu’elle paraissait sur le point d’éclater — je me réveillais dans une mare de sang imaginaire, le sexe dur ardent endolori, les draps trempés de sueur, dans mes tympans résonnaient les derniers mots qu’elle m’avait jetés en pleine poire, le jour où elle m’avait largué, elle criait Micky (quel surnom ridicule, Micky !) tu n’es qu’un putain de loser, elle répétait ces mots, en les prononçant à l’anglaise, sa bouche se déformait, tout son visage était une immense blessure béante qui gueulait loooooser, espèce de loooooser !
J’ignorais comment, pourquoi, par quels détours elle s’était procuré tous les détails de l’histoire, je ne savais pas qui l’avait renseignée sur mon passé — Dana se tenait sur le seuil de la porte, dans sa nuisette, sa crinière brune en pétard, le teint cadavérique ; les mamelons noirs de ses seins lourds perçaient à travers la soie grise ; des cernes noirs donnaient à son visage un air de tragédienne ; elle disait quand je pense que j’ai passé toutes ces années avec un assassin, je ne sais pas pourquoi je t’ai fait confiance, pourquoi j’ai gobé tous tes bobards, je devrais avoir peur de toi, penser que tu es un monstre, mais tu me fais seulement pitié, en fait tu es juste un lâche, un lâche et un loser, un putain de loser !
Je lui mentais comme je mentais à tout le monde. À l’époque, je ne révélais jamais quel était mon vrai métier. Je menais une double vie. Lorsqu’on me demandait ce que je faisais, comme boulot, je disais que j’étais vigile de nuit dans une cité privée, ou que je faisais les trois-huit, personne ne s’amuserait à vérifier. Je fabriquais de petits romans lorsqu’on me cuisinait sur mon quotidien, je racontais comment j’avais pris en chasse un voleur à l’étalage, comment j’avais fait déguerpir des clochards et leur meute de clébards, comment, pris de pitié pour un enfant mendiant, je lui avais offert une orange. Rien de très glorieux mais c’était toujours mieux que d’avouer la triste vérité. La nuit, comme je n’avais pas la force de rentrer bredouille au bercail, je patrouillais autour de la vieille ville à bord de mon 4 × 4 et je faisais la tournée des bars pour oublier ma journée, ma vie ratée, ma quarantaine entamée. C’était ainsi que j’avais rencontré Dana.
Je l’avais rencontrée dans un des derniers bars où toutes les communautés de la ville se mélangeaient, où la sacrosainte origine ne comptait plus, où le tabou suprême était de demander à la fille qui te souriait au zinc et qui venait de te susurrer son doux prénom dans le creux de l’oreille, au fait tu viens d’où ? Personne ne disait où il était né, sur quelle île, quelle était sa religion ; le nord et le sud, l’est et l’ouest ne comptaient plus dans l’obscurité cendreuse, l’odeur de shit et les vapeurs d’alcools mélangés, on pouvait déceler des indices dans les façons de parler, dans les accents, mais Dana parlait sans accent et lorsque je l’ai vue pour la première fois, avec ses lourds cheveux noirs et bouclés, son long nez droit, son menton prognathe, ses fossettes d’enfant, son teint très pâle et sans défaut, ses yeux gris-bleu, son air langoureux, lorsque je l’ai entendue commander un martini, lorsque j’ai senti s’ouvrir ses lèvres rouges et charnues qui laissaient percer une voix grave et fébrile, lorsque nos regards se sont croisés, je me suis dit oh la femme promise, je me suis répété oh la femme promise ; j’aurais parié qu’elle avait un nom biblique, qu’elle s’appelait Esther ou Judith, mais l’instant suivant, elle s’est adressée à un type en arabe, pour lui demander du feu, et au lieu de me refroidir, ça n’a fait qu’aiguiser mon désir, vu que ça faisait déjà une bonne heure que je la matais depuis mon tabouret.
Dana portait ce soir-là un chapeau melon négligemment posé sur ses cheveux noirs, des mèches s’agitaient sur son front, elle avait tout à fait l’air bohème, chemise en jean, manches retroussées, col largement ouvert sur un top noir, jupe en skaï, sac à main en bandoulière ; elle se trémoussait frénétiquement sur la piste de danse, sa clope au bec et son verre de martini à la main, rajustait par gestes brusques la bretelle de son soutien-gorge qui glissait sur son épaule et dévoilait furtivement la courbe d’un sein très lourd et très blanc ; tous ces mecs complètement frustrés la dévoraient des yeux. Arracher cette nana à la nuit électrique et à la bohème estudiantine, voici le défi que je m’étais fixé ce soir-là. Faire la prise de guerre que nous interdisait la meilleure armée du monde. Sentir la pulpe épaisse et boudeuse de ses lèvres. Abîmer ce rouge à lèvres aguicheur. Je l’avais retrouvée dehors, elle était assise sur le rebord du trottoir, elle humectait par petits coups de langue le papier de son joint, le roulait entre ses doigts, j’ignorais que son mec se tenait là, derrière nous, un type bedonnant, les cheveux noués en catogan, l’air crasseux comme pas deux, qui nous surveillait du coin de l’œil.
On a échangé quelques compliments comme on en échange dans ces cas-là, quand l’alcool vous monte à la tête et commence à dissiper les dernières précautions. Lorsqu’elle m’a dit que je ressemblais à je ne sais quel acteur américain, avec mes cheveux roux et ma barbe de quinze jours, je lui ai répondu qu’elle me rappelait un tableau, je ne savais plus très bien lequel, c’était le portrait d’une femme à la grenade, la grenade était fendue, entamée, on voyait les grains mouillés, luisants comme si elle venait tout juste de mordre dedans, elle la tenait contre sa gorge, les doigts repliés sur l’écorce dorée du fruit, ses yeux perdus dans le vide avaient la couleur d’acier de sa longue robe flottante et de la grande lame de couteau posée sur la table, la pulpe rouge de ses lèvres paraissait de la même matière craquante, acidulée, que les grains du fruit fatal et défendu — tout le tableau baignait dans une atmosphère étrange, une lumière grise, glacée, lointaine, crépusculaire, la lumière de l’enfer. Et comme je lui décrivais le tableau, surtout l’entaille du fruit, elle me répondait qu’elle voyait très bien, c’était une de ses toiles préférées mais le nom du peintre ne lui revenait pas, un peintre anglais au nom italien, Dana étudiait l’histoire de l’art, prenait des cours de dessin, rêvait de la vie de bohème des artistes — elle me disait Micky (allez savoir pourquoi mais elle persistait à m’appeler ainsi, Micky, comme Mickey Mouse !), tu sais quoi, un jour nous irons vivre à Montmartre, j’aurai un atelier sous les toits, elle croyait que Paname était encore la capitale de l’art, et qu’il y avait encore en France des artistes dignes de ce nom.
Son mec lui a fait une scène ce soir-là, car elle avait noté mon numéro, je devais la revoir quelques jours plus tard, on irait se promener sur les remparts, elle finirait par m’avouer qu’elle venait du Nord, d’une famille arabe, athée, bien intégrée, et pourtant j’aurais parié qu’elle était des nôtres — je lui disais tu es la femme dont j’ai toujours rêvé, ça la faisait rire, tu sais, Micky (rrr), je passe souvent pour une des vôtres, ça m’évite les ennuis. Je n’avais pas vu de femme aussi belle depuis mon divorce, rien à voir avec ces fausses blondes que ma belle-sœur tenait coûte que coûte à me dénicher, arrête tes conneries, Mickaël, tu ne vas pas nous ramener une infidèle, et elle se débrouillait pour me refourguer le numéro de portable de Jennifer ou Cynthia, ses charmantes collègues de bureau — je les appelais dans un grand moment de solitude et de déprime, on calait un first date sur la plage, je m’y rendais en compagnie d’un pote de l’armée dont l’anglais était la langue maternelle, Ralph le Texan ou Zak le Californien, mais dès que je voyais débarquer dans leur minijupe ou leur short à franges les créatures de rêve décrites par ma belle-sœur, c’était la débandade absolue, pas moyen de les draguer, pas moyen de songer à une relation digne de ce nom ! Ralph et Zak remplissaient les blancs de la conversation en mâchant leur chewing-gum et en rajustant leur short de bain pour mieux faire saillir leurs abdos et le reste — je comprenais que je ne m’intégrerais jamais dans ce pays de cow-boys et de cow-girls, que ses valeurs n’étaient pas les miennes : la France et les Françaises me manquaient ; Paris, le XIXe, les Buttes-Chaumont, les canaux, le brouillard ; j’avais beau m’être enrôlé dans leur armée, j’avais beau gravir les échelons de la hiérarchie militaire, je passerais toujours pour le petit Frenchie nostalgique et paumé, comme m’appelait le commandant Baron.
Je m’étais amouraché de Dana pour lutter contre ces stéréotypes, pour dire merde à ma famille, cracher dans la soupe quotidienne, faire mentir la propagande ambiante et les slogans racistes tout en sachant pertinemment que je ne pourrais jamais la ramener en France et la présenter à ma tribu d’ex-colons revanchards et de Saroniens imaginaires, que notre histoire était condamnée à demeurer clandestine, j’imaginais mon grand-oncle, le héros de la guerre des Cent Jours, s’étrangler en bouffant son couscous au beurre, quoi, Mickaël, tu avais vraiment besoin d’aller là-bas pour nous ramener une mouquère, tu ne trouves pas qu’il y en a assez dans le quartier ?
Je m’étais amouraché de Dana et voici qu’elle se tenait devant moi, défiante, accusatrice, et voici que je me perdais en justifications inutiles. Je lui racontais pourquoi j’avais tout plaqué, à dix-huit ans, sur quel coup de tête je m’étais pointé à l’agence du XIXe arrondissement devant un recruteur suspicieux qui m’avait cuisiné en long, en large et en travers, dites-moi honnêtement quelles sont vos motivations, Mickaël, vous voulez juste apprendre la langue de vos ancêtres ou vous voulez devenir un autre homme ? Je revoyais ce gros type barbu derrière son bureau encombré de babioles et de drapeaux, avec la grande carte murale en forme de poignard punaisée dans son dos, j’étais incapable de répondre à son questionnaire patriotique et religieux, je voulais juste me barrer, quitter la France — à l’époque, Paris, le XIXe et ses rues grises m’apparaissaient comme une prison, j’avais besoin de soleil, de beaucoup de soleil, j’étais prêt à m’engager dans n’importe quel commando, à me retirer dans n’importe quel désert pour foutre le camp et changer de vie.
Ce matin-là, Dana avait commencé par me dire, au réveil, à brûle-pourpoint, avec sur ses belles lèvres une innocence feinte :
– Ça te dit quelque chose l’affaire Al-Isra ?
Pris au dépourvu, je n’avais rien trouvé de mieux à répondre :
– Et toi, ça te dit quelque chose l’affaire Al-Ramah ?
Dana faisait non de la tête, elle n’avait jamais entendu parler de cette affaire, alors je lui racontais l’histoire du tueur au scooter qui avait buté un père de famille et ses deux enfants de trois et six ans à la sortie d’une école avant de pourchasser une fillette de huit ans.
– Et tu sais comment il s’y est pris avec la pauvre gamine ?
– …
– Eh bien il l’a attrapée par les cheveux, il l’a visée à la tempe mais comme son arme à ce moment-là s’est enrayée, figure-toi qu’il a dégainé un autre flingue et lui a logé une balle à bout portant.
Après un bref silence, Dana me rétorquait :
– Et alors tu crois sincèrement que la meilleure manière de venger la mort de trois enfants innocents, c’était de venir ici buter des centaines d’autres enfants innocents ? Œil pour œil et dent pour dent, c’est à ce genre de justice biblique que tu crois ?
Je tentais de lui expliquer qu’à la fin de mon service militaire, je m’étais porté volontaire pour rejoindre une unité combattante. Toute ma vie, j’avais rêvé de devenir pilote de chasse mais sans les yeux de lynx de mon cousin germain, qui avait fait la guerre du Golfe et bombardé l’Irak, c’était le plus idiot des rêves ; après trois mauvaises chutes, dont une avec fracture ouverte du tibia, je m’étais fait renvoyer de chez les paras, où j’avais tenté l’aventure pour faire plaisir à mon grand-oncle, le héros de la guerre des Cent Jours. Je voulais avoir des trucs à raconter à mes oncles, pendant les fêtes de famille, je ne me voyais pas passer mes journées dans une planque à l’arrière ou dans un checkpoint pépère, à noircir de la paperasse et à trier les gens comme des carottes. Dana s’indignait, me répondait en criant :
– Tu appelles ça une unité combattante, non mais tu te fous de ma gueule, espèce de loser, tu trouves ça très combattant de pister des gamins toute la journée sur un écran et d’appuyer sur un bouton dès qu’on te l’ordonne ?
J’avais beau lui dire que je n’étais pas celui qui appuyait sur le bouton, que j’étais alors un screener, un simple observateur de sécurité, que la décision finale revenait au coordonnateur de mission, le commandant Mord Baron (alias Herz67), que le geste fatal était le fait de l’opérateur et du pilote, l’aspirant Zak Rohan et le major Ralph Poller (alias Calif12 et Tex28), que pendant l’opération Serpent d’airain ces gars-là s’étaient mis en tête de tirer sur tout ce qui bouge et de nettoyer le terrain, que je m’étais opposé à la plupart des frappes, que j’avais tout fait ce jour-là pour retarder le tir, elle ne voulait rien entendre, elle répétait ce mot de cinéma, loser, loser, loser !
À cette époque, la brigade de surveillance aérienne no 366 opérait depuis la base militaire X2 située au bord de la mer, à deux pas de la plus belle plage du pays. Une magnifique plage sauvage aux portes du désert. Bouclé par des barbelés, histoire d’empêcher les curieux de s’aventurer, un décor de rêve nous appartenait : on était les rois des dunes, des pinèdes et des eucalyptus. Le premier d’entre nous qui craquait allait piquer une tête dans la mer ; en plein milieu du mois d’octobre on s’y glissait encore comme dans une seconde peau ; toute la plage nous était réservée, on jouait au foot avec des canettes de bière, on faisait notre footing pieds nus dans le sable, on fantasmait sur les fesses de l’adjudante Sofia, les soirs d’été donnaient lieu à des barbecues géants, où l’on grillait de la poiscaille fraîchement pêchée.
Une ou deux fois par an, on était parachutés sur la frontière, dans des missions de reconnaissance, afin de fouler des pieds la zone qu’il fallait surveiller depuis les airs, mais on ne prenait jamais directement part aux combats sur le terrain. Il n’y avait rien de plus chiant que ce boulot maudit, on pouvait passer des journées voire des nuits entières vautrés sur des fauteuils pivotants en similicuir, un casque audio vissé sur les oreilles, la main droite agrippée au joystick, la gauche plongée dans un sachet de donuts, à guetter la petite tache qui brille ou le petit truc qui cloche à des centaines de kilomètres à la ronde, parmi les millions de pixels de nos écrans. C’était d’une monotonie absolue. On se distrayait de temps en temps en se passant des films sur nos écrans, des films pornos de préférence, on vivait dans le zapping permanent, entre deux blagues de potache et deux émissions de téléréalité. Par temps de paix, on s’amusait à survoler tout le pays en quelques heures sans lever les fesses de notre fauteuil. On se tapait de petites séances de tourisme patriotique et télécommandé. On passait en rase-mottes au-dessus des lieux de mémoire de nos ancêtres, Meriba, Tamar, Ziphrôn, Obot, Iyyim et Punôn. De temps en temps, on se faisait une petite virée vers des contrées légendaires telles que Galaad, le désert de Sîn ou l’île de Tiran — Tiens, Mike, tu veux voir la mer des Joncs ? Alors on survolait, rien que pour le plaisir des yeux, l’étendue huileuse ; on regardait la mer s’évaporer ; on croyait que la terre vue du ciel était notre possession.
Mais Dana avait raison : en vérité, on était devenus de sacrés losers. À vingt et un ans, à peine dépucelés de l’entrejambe, on était encore puceaux de l’horreur, on n’avait jamais vu le sang couler pour de vrai ; sur nos écrans, tout n’était qu’abscisses et ordonnées. On n’était plus des hommes alors que l’on avait entre les mains le pouvoir absolu de dieux vengeurs. On ne savait plus distinguer un être humain d’un animal, ça nous arrivait de nous gourer, de buter un chien errant que l’on avait pris pour un terroriste, à cause d’une tache suspecte ou d’un comportement aberrant. On se goinfrait de frites et de burgers, on sirotait des bières sans alcool et des sodas en pressant une touche fatale qui effaçait la vie d’un enfant alors que c’était la nôtre, de vie, qui ne valait plus la peine d’être vécue. Personne ne pouvait venir nous déloger de notre bunker au bord de la mer, notre repère était une pièce sombre tapissée d’écrans HD et de voyants lumineux qui tenait à la fois du cockpit immobile et de la cabine de jeu vidéo. Autour de nous, ça ne sentait pas la poudre ou le métal brûlant, ça ne sentait pas la guerre, ça puait plutôt la sueur, l’ennui, la tristesse, le fast-food et le cynisme. Aucune roquette ne pouvait faire de notre refuge un gruyère ; aucun commando ne pouvait lancer l’assaut contre nous. Mais si les ondes étaient brouillées, si notre machine était interceptée, on avait alors la sensation d’être amputés d’un membre fantôme, comme si c’était une partie de notre corps sans âme qui était capturée là-bas, dans le désert, et qui ne volait plus, ne bourdonnait plus.
L’affaire Al-Isra avait foutu ma vie en l’air. Dans les premiers temps, fidèle à son habitude, l’armée s’était ingéniée à étouffer l’affaire et à effacer les preuves, toutes les preuves. Rasée par un bulldozer, la zone était méconnaissable, le mur reconstruit quelques mètres plus loin, toute analyse balistique vouée à échouer, toute reconstitution rendue impossible ; seul un mirador calciné au milieu d’un terrain vague témoignait de la violence de la déflagration. Mais, quelques années plus tard, des fouille-merdes de journalistes mèneraient leur enquête prétendument impartiale et indépendante ; il y en avait même un qui se targuerait d’avoir déniché une vidéo compromettante alors que l’on avait pris soin de détruire la boîte noire de l’appareil et de s’assurer qu’aucune caméra de surveillance n’avait filmé la scène et qu’il n’y avait pas non plus de témoin oculaire. Dans la foulée, des observateurs de l’ONU se pencheraient sur le dossier, je revoyais l’un d’entre eux, Samuel Vidouble, le type même du renégat aveuglé par la haine de soi ; le mec nous accusait comme si nous avions commis un meurtre rituel, mais Walid était loin d’être un innocent, on l’avait débusqué au bon moment, avant qu’il ne devienne vraiment nuisible à force d’inventer tous les jours de nouveaux engins ; la grande erreur était de le liquider, car il aurait pu nous être infiniment précieux, ce n’était qu’une bavure regrettable, comme en commettent toutes les armées du monde, et si j’avais eu le pouvoir de m’opposer à son exécution, je l’aurais fait, mais à l’époque je n’étais qu’un putain de sous-off, et un sous-off, ça claque des bottes et ça ferme sa gueule, comme savait si bien le rappeler le commandant Baron.
Lorsque l’armée a commencé à lâcher l’équipe, lorsque les premières fuites ont percé, Sarah m’a quitté, mes nièces et mes neveux n’ont plus voulu me voir, je me suis mis à picoler, je ne parvenais plus à bander ; quand je me branlais, j’avais la sensation d’agiter un tuyau mou ; mes mains ne m’appartenaient plus, je ne me rasais plus, je ne me brossais plus les dents, je fermais les yeux lorsque je croisais ma gueule dans une glace. Dana m’avait aidé à oublier, son amour m’avait redonné confiance, elle était l’embellie de ma quarantaine, ma fontaine de jouvence, et voici qu’elle était là, sur le seuil de ma porte, et voici qu’elle me menaçait, me vilipendait, loser, loser, et voici qu’elle me foutait un coup de pied dans les couilles avant de claquer la porte et de me laisser moisir avec mes remords, ma mauvaise conscience et une douleur qui remontait de mon entrejambe, me tordait les entrailles, me vrillait la cervelle — au point qu’en marchant vers l’est, la douleur revient, m’envahit, j’entends encore résonner ce mot, loser, loser, comme si toutes les femmes reprenaient en chœur les paroles de Dana, comme si c’était Dana elle-même, cette femme qui s’avance vers moi, Dana en chair et en os qui tire un poignard dissimulé dans son dos et me présente dans le soleil vibrant du matin sa lame éblouissante…