– NOUS vengerons rons Walid lid, toutes les femmes femmes de l’Archipel chipel vengeront geront Walid lid et nos enfants fants martyrs tyrs !
Les murs ont rendu en écho les premières paroles que Nida a prononcées tandis que je prenais place dans son repaire, sur la chaise bancale qu’elle me désignait. Nous avions marché de longues minutes, dans la nuit, à l’air libre, avec mes geôlières, avant d’atteindre ce lieu secret ; pour que je ne reconnaisse pas le chemin emprunté, elles m’avaient bandé les yeux. Le lieu en question avait tout l’air d’une salle de classe désaffectée. Il y avait un tableau noir suspendu au mur et Nida se tenait debout sur une estrade en bois, derrière un bureau d’écolier, une main repliée sous son aisselle, tenant dans l’autre une cigarette qu’elle fumait artistiquement, le menton relevé, les yeux au plafond, l’air hautain. Au moment où je suis entré dans la salle, j’ai vu la silhouette de Yasmina se profiler sur le mur d’en face et la commandante s’est approchée de Nida, lui a glissé quelques mots à l’oreille avant de se retirer. Nida était toujours vêtue de noir, sa longue tresse découverte, son foulard jeté sur les épaules. Une large ceinture de cuir lui barrait la taille et un grand étui duquel dépassait la poignée d’une sorte de dague ou de kandjar s’accrochait à sa hanche gauche. Elle n’a pas prononcé le moindre mot. S’est contentée de quelques signes à l’intention de ses camarades en aspirant une bouffée de tabac ; la fumée de sa clope a dessiné dans l’air vicié des volutes bleuâtres ; les deux femmes ont dénoué le bandeau tombé autour de mon cou, ont desserré mes liens et se sont éclipsées, nous laissant seuls, en tête-à-tête.
Nida se montrait distante et s’adressait à moi comme à un étranger. Elle parlait d’une manière emphatique, haussant le ton, comme si elle récitait une leçon :
– Tu dois te demander pourquoi nous avons pris les armes et pourquoi nous avons arraché tous ces Barbures à leur mosquée pour les faire trimer dans un tunnel. Nous pensons que tant qu’il y aura des hommes au pouvoir, il y aura la guerre. Durant des millénaires, nous, les femmes, avons vécu pour ainsi dire sous terre. Et ce n’est pas une métaphore. Non seulement vous nous avez cloîtrées, voilées, séquestrées, mais vous avez cru nous enterrer vivantes. Lorsque nos maris se retrouvaient sous les verrous, lorsqu’il nous fallait nourrir seules nos mioches, nous passions de longues nuits blanches à franchir des tunnels, à escalader le grand barrage, à échapper aux gardes-frontières pour aller trouver du boulot de l’autre côté. Pour aller faire les boniches dans des familles de riches. C’est là-bas, au contact de nos employeurs, que nous avons compris que la femme n’était pas vouée à servir son mari jusqu’à la mort ; c’est là-bas que nous avons oublié les bobards du Coran et conquis mentalement notre liberté. La plupart des hommes connaissaient notre calvaire et pourtant aucun de vous ne nous venait en aide. Les Barbures partageaient leur vie entre la mosquée et le café, égrenant leur chapelet, récitant ces versets qui insultent notre sexe ; les ados attardés dans votre genre ne pensaient qu’à fumer la chicha toute la journée et cognaient la nuit contre le mur ; nous savions qu’il n’y avait pas d’espoir à chercher parmi les hommes ; si les femmes voulaient libérer leur terre, il fallait qu’elles commencent par se libérer de tous ces machos qui les enterraient.
Je ruminais dans ma tête une réponse bien sentie, mais les mots ne me venaient plus, comme si j’étais devenu soudain muet, la langue clouée à mon palais. Nida m’avait toujours intimidé ; au bahut, elle était une élève frondeuse et rebelle qui s’évertuait malgré tout à dégotter les meilleures notes dans les matières littéraires. Elle connaissait très bien l’histoire, la géographie, la situation politique de son pays, elle adhérait à des associations féministes, prenait part à toutes les manifestations pacifiques ; Walid avait trois ans de moins qu’elle mais il était le seul d’entre nous qui osait l’approcher ; résultat, la plupart d’entre nous le détestaient ; moi, je ne savais jamais au fond si je l’enviais ou l’admirais.
– Durant toutes ces années, nos joues se sont ternies sous les fards : nous ne supportions plus le khôl, le rimmel, le fond de teint et le rouge à lèvres dont nous devions nous badigeonner la face pour que les autres hommes vous jalousent, tout de même, d’avoir des épouses aussi belles, pour que nos yeux lancent des lueurs d’éclairs, pour que tous les trous barbouillés de nos visages de guenons fassent saliver vos rivaux tandis que nos cheveux, ce que nous avions de plus précieux, pourrissaient et blanchissaient en silence sous nos voiles.
Elle parlait comme si les murs l’écoutaient. J’ai compris que la pièce était truffée de micros, que notre conversation serait enregistrée et que, par excès de zèle, sans doute, elle prenait plaisir à réciter ce préambule appris par cœur. Soudain, elle a écrasé sa clope contre le rebord du cendrier, a décroisé les bras puis, se tournant vers le tableau noir, elle a saisi une craie blanche et tracé de grands traits mystérieux qui finissaient par esquisser un plan schématique des Îles du Levant. J’ai entendu crisser la craie pendant qu’elle poursuivait sur un ton imperturbable, de sa voix rauque, sa voix cassée par le tabac :
– Nous avons pris le contrôle des trois îles centrales. Les autres îles ne tarderont pas à embrasser notre cause. Mais nous devons aujourd’hui lutter contre tous les fronts, car la Grande Barburie étend partout ses tentacules telle une pieuvre, car les Barbures arrivent. Les informations qui nous parviennent de l’Est ne sont pas bonnes. Ce qui devait se produire depuis longtemps est advenu. Nous savons que les colons saroniens font sécession. Qu’ils ont déclaré l’indépendance de leur pays fantoche. Il paraît qu’il y aurait même des alliances objectives, aujourd’hui, entre colons saroniens et guerriers barbures. Ils auraient signé une trêve provisoire et contrôleraient à tour de rôle un bon nombre d’îlots dans le golfe de Saronie. Nous savons enfin qu’ils sont bien décidés à nous faire la peau. Nous savons qu’ils marchent déjà vers nous et qu’ils ont capturé certaines de nos plus précieuses recrues. Des rumeurs de viols collectifs, de massacres, de décapitations à la chaîne, de villageoises enterrées vivantes, nous sont parvenues. Mais nous n’avons pas peur. Nous savons que nous vaincrons car nous marchons dans le sens de l’Histoire. Quand le grand barrage sera tombé, nous exaucerons le rêve de Walid : nous construirons un État commun que nous appellerons Iristan, le pays des iris sauvages, en hommage à notre cousin. Car c’est pour nous la seule solution viable. Iristan sera un État laïc, démocratique, multinational et multiethnique qui se passera de vos lois ancestrales, de vos coutumes rétrogrades, de votre envie virile d’en découdre et de vos désirs de guerre. Iristan sera une fédération pacifique, qui s’étendra de la grande mer au grand désert. Nous avons pris contact, de l’autre côté de la frontière, avec des femmes engagées qui partagent nos idées. Elles seront notre cheval de Troie. Au moment voulu, elles se révolteront à leur tour et nous aideront à reconquérir nos îles confisquées et à recouvrer nos droits bafoués.
Sur ces paroles, elle saute de l’estrade et se met à faire les cent pas autour de moi.
– Dès que nous serons de l’autre côté, nous retrouverons tous les coupables et nous les ferons juger par un tribunal. Nous jugerons les traîtres et les collabos — ces mouchards qui passent leur vie à espionner celle des autres. Nous retrouverons les restes de Walid et nous les exhumerons. Car nous sommes convaincues qu’il subsiste, quelque part, des restes : sa dépouille n’a pas pu se volatiliser dans les airs, ils ont bien dû l’enterrer ici ou là, nous fouillerons la terre jusqu’à ce que nous retrouvions un fragment d’os, une molaire, un bouton de culotte ; le bulldozer qui a rasé la zone et remblayé la terre soufflée par l’impact a forcément enfoui son squelette — s’il ne l’a pas enterré vivant. Alors nous l’ensevelirons comme le veut la tradition, dans une vraie tombe, et nous construirons à la place du mur un monument à sa mémoire où tu pourras déposer sa casquette.
En retournant vers son bureau, elle presse un interrupteur ; j’ai compris que plus personne ne nous entendrait. Elle puise dans son paquet une nouvelle clope, fait craquer une allumette, aspire une première bouffée de tabac avant de changer radicalement de ton :
– Au fait, Djibril, ça ne te dégoûte pas de porter toute la journée la casquette d’un mort ?
Je retire la casquette et la dépose sur le bureau entre elle et moi.
– Tu sais bien, Nida, que c’est ma manière à moi de ne pas oublier notre cousin. Et puis cette casquette, c’est moi qui l’ai rapportée de Paname, je l’avais achetée à la gare du Nord au dernier Africain qui vendait ses articles à la sauvette.
Elle éclate de rire.
– Tu es d’une banalité, Djibril ! Depuis que Walid n’est plus traité de blasphémateur mais considéré comme un martyr, tu fais comme si vous aviez toujours été les plus grands amis du monde. Je crois que tu as la mémoire un peu sélective et que tu oublies quelques épisodes…
– Quels épisodes ?
– Nida l’Inuit et Walid la tapette, ça ne te rappelle rien ?
– Nida, franchement, à notre âge, je crois qu’il est temps d’oublier ces histoires. Tu sais bien que je n’étais pas le seul à vous appeler ainsi. Et puis nous étions des gamins…
– Ah oui, et les rumeurs qui couraient sur notre compte ? Comme quoi Walid et moi, nous nous retrouvions sous le grand barrage, dans les égouts, pour faire ces choses dégueulasses ?… Et vos petits rites d’initiation, entre Border Angels, ces trucs dégoûtants, les filles qui vous plongeaient la main dans le froc pour voir si vous étiez des hommes ? Et vos petits rencards sordides dans les caves de l’oncle Mahmoud ? Tout porte à croire que vous n’étiez plus tout à fait des gamins, à l’époque… Et les gamins, ça ne se retrouve pas en taule pour sabotage de matériel militaire et tentative d’invasion armée !
Je comprenais peu à peu la vraie raison pour laquelle Nida m’avait convoqué. Je savais qu’elle me haïssait pour avoir survécu à l’opération Serpent d’airain dans laquelle Walid avait trouvé la mort… des rumeurs circulaient à ce propos…
– Au fait, ça fait quel effet de sentir le canon dur et froid d’un fusil-mitrailleur s’enfoncer dans son tr… ?
D’un bond, je me lève et m’élance vers elle, les mains en avant. Elle esquisse un mouvement de recul, jette sa clope dans le cendrier, caresse l’étui de son poignard ; à ce moment, la porte s’ouvre dans mon dos, les deux gardiennes font irruption dans la salle enfumée, le canon de leur kalach pointé dans ma direction. Je bats en retraite et reprends place sur ma chaise. Alors Nida s’approche de moi et s’assied à califourchon sur le bureau, la main posée sur sa hanche. Pendant qu’elle parle ainsi, ses longs ongles rouges tapotent nerveusement la poignée de son kandjar.
– Rassure-toi, Djibril. Nous n’emploierons pas leurs méthodes. Pourtant je parie que ces deux jolies jeunes filles ne seraient pas fâchées de t’entendre un peu glousser. Dites-moi, camarades, ça vous dirait d’enfoncer un fil de fer dans l’urètre de monsieur pendant que l’autre s’agenouille à ses pieds et lui chatouille les couilles ?
Sous leurs cagoules noires, on ne voyait pas le visage des deux gardiennes, mais j’ai imaginé la grimace qu’elles pouvaient faire.
– Je parie que Monsieur banderait tout dur et qu’on l’entendrait chanter jusqu’au mont Ararat !
Soudain, la porte du fond s’est ouverte sur un homme au visage couvert d’un sac-poubelle ; elles l’ont violemment projeté dans la salle. Avant même que son visage ne soit dévoilé, je le reconnais, à cause de ses grolles trouées comme du gruyère. Kader alias K2, le caïd toxico, s’était fait choper. Les poignets menottés, il s’écroule sur une chaise, complètement foncedé. Me jette un regard désolé. Esquisse de la main le chiffre trois. J’en déduis que Jamal, Hicham et Leïla courent encore.
– Camarades, a dit Nida en se tournant vers les gardiennes, je vous laisse choisir lequel de ces deux lascars vous préférez cuisiner. À moins qu’un de ces vendus nous avoue tout de suite le nom de celui qui a craché le morceau, il y a vingt ans.