Djibril

– NOUS ne saurons jamais, Nida, qui est le vrai coupable ! Nous avions parlé d’une même voix, Kader et moi. C’était nous trahir ou avouer, d’une certaine manière — dans les jours qui suivraient, nous n’aurions plus l’occasion de nous revoir, ni de nous défendre contre les accusations délirantes qui pesaient sur nos têtes : Kader serait incarcéré avec les autres traceurs tandis que je serais enchaîné et condamné à creuser le tunnel avec les Barbures. Les Barbures s’étaient acclimatés rapidement à la pénombre, à la fraîcheur, à l’humidité, à l’odeur de moisissure, comme s’ils avaient toujours vécu le dos voûté dans des grottes ou des cavernes, comme s’ils n’aspiraient qu’à hiberner. Le peu de temps que je passerais parmi eux me paraîtrait durer un siècle. Retombés à l’état sauvage, vêtus de loques et de haillons, les Barbures s’exprimaient par borborygmes et se ressemblaient tous sous les longues barbes noires qui leur mangeaient le visage : on aurait dit un seul et même homme primitif, démultiplié.

Plus que la promiscuité de la cellule, plus que la compagnie rebutante de ces sauvages avec lesquels je partageais le seau d’aisance, plus que la fatigue, plus que l’absence de lumière, plus que la peur des rats et des cafards, c’était l’écho des milliers de coups de pioche contre les parois du tunnel qui me rendait fou. Ce bruit me poursuivait partout ; je ne parvenais pas à le chasser de mon esprit, ça faisait cling cling cling dans mes tympans, dans mes cauchemars. D’heure en heure, j’avais l’impression que ce bruit était une sorte de tocsin qui annonçait ma propre mort, j’avais le sentiment de creuser ma propre tombe ; à chaque fois que l’acier de ma pioche cognait contre une pierre, cling, à chaque fois qu’à la lueur de ma lampe frontale je voyais apparaître quelque chose de plus clair que la terre, une racine, un caillou, un morceau de plastique ou de ferraille, je croyais que c’étaient les os de Walid. Je savais qu’ils l’avaient enterré dans le secteur. Avec les Border Angels, nous avions mené plusieurs raids éclair sur les lieux de l’impact, mais comme les bulldozers n’avaient pas laissé le moindre indice, il n’y avait pas moyen d’exhumer la dépouille et de rapatrier les restes de notre cousin : même mort, Walid restait prisonnier du grand barrage comme dans ces légendes orientales qui racontent le sacrifice nécessaire d’une femme ou d’un enfant pour garantir la solidité d’un édifice — pont, tour ou forteresse.

En creusant le tunnel, je ruminais les paroles de Nida. Venger Walid ! C’était donc pour ça qu’elle avait pris les armes ! Cependant, Nida, comme toutes celles qui croyaient au jour de colère, s’aveuglait volontairement. Tout d’abord, plus personne, parmi nous, ne croyait à la légende ingénue de l’enfant au cerf-volant tombé par erreur au champ d’honneur. Pas moyen de nous faire gober ces foutaises. Nous savions tous, ici, que lui aussi avait lancé des pierres et des cocktails Molotov. Nous savions que lui aussi avait voué ce monde aux gémonies et désiré de tout son cœur qu’il s’écroule. Nous savions qu’il avait imaginé ces machines de mort qu’il baptisait de noms guerriers, Boomerang, Yatagan, Kalachnikov, Kamikaze, Revolver, Zeppelin, etc. Nous savions que Walid n’était pas mort innocent.

D’autre part, nous savions aussi que nous ne retrouverions jamais le (ou les) vrai(s) assassin(s). Car plus personne ne sait, aujourd’hui, qui appuie sur la gâchette. Car la mort aujourd’hui n’a plus de visage ni de couilles. C’est Dieu lui-même qui tue, le Dieu des uns et le Dieu des autres ; un Dieu que l’on dit omniscient, omnipotent, omnivoyant, Allah l’omniscient, Yahvé l’omnivoyant, Ingodwetrust l’omnipotent, mais qui n’est à vrai dire qu’un vieux sourd-muet, à moitié débile ou complètement gaga, un aveugle, un châtré qui marche à tâtons dans la nuit, les yeux crevés, en boitillant sur sa canne, car les hommes n’ont pas cessé de se moquer de Lui ; ils L’insultent, ils Le bousculent, ils Lui crachent à la gueule, mais Lui, Il avance toujours cahin-caha, à la fois impuissant et intouchable, et tout le monde s’étripe sur son passage, et Il nous mène tout droit en enfer. Un beau jour vous êtes anéanti, vous retournez à la poussière que vous étiez avant de naître et vous ne savez pas pourquoi mais il paraît que Lui sait : vous étiez surveillé, vous méritiez depuis longtemps ce châtiment, on avait épié le moindre de vos gestes, écouté vos paroles, suivi tous vos mouvements sur les écrans, on avait prédit depuis belle lurette que vous deviendriez un délinquant, un vaurien, une mauvaise graine, vous êtes classé terroriste-né, alors un beau jour on vous envoie rejoindre le royaume des cieux, vous partez à la poursuite du vent, on vous raye de la carte des vivants. Les derniers États qui ont aboli la peine de mort seront les premiers à l’avoir rétablie sous la forme de l’assassinat ciblé, qui se passe allègrement de procès. J’imagine que ceux qui ont pressé la touche fatale ce jour-là se la coulent douce depuis belle lurette ; après leur service militaire, je parie qu’ils sont partis faire le tour du monde, je les imagine passer leurs vacances en Thaïlande, se taper des petites putes de quinze ans aux yeux délicieusement bridés dans des bordels de Phuket pour oublier les démons qui les hantent en attendant le tsunami rédempteur qui balayera tous leurs remords. Et je vais vous dire la vérité : la vérité, c’est que je les plains, ça ne doit pas être facile d’oublier, j’ai un peu pitié pour eux…

– Ta gueule, Djibril !

À chacune de mes objections, Nida, qui semblait perdre peu à peu son calme, s’écriait de plus en plus fort :

– Ta gueule, Djibril ! Je te l’ai dit, nous mènerons une enquête. Et nous en savons davantage que ce que tu veux bien croire ! Mais si vous refusez de parler, nous n’hésiterons pas à employer les grands moyens, ça vous rappellera des souvenirs !

Lorsque Nida a évoqué de nouveau les sévices subis dans les prisons saroniennes, nous nous sommes regardés en chiens de faïence, Kader et moi. Et j’ai vu dans le blanc rougi de ses yeux, j’ai vu sur ses pupilles rendues vitreuses par l’abus de sa came fétiche, que pour lui aussi les pires souvenirs de sa vie refaisaient surface.

C’était il y a vingt ans. Le mois de mars sans doute — les amandiers étaient en fleur, il n’y a rien de plus beau que la floraison des amandiers ; leurs pétales blancs comme des flocons, c’est notre neige à nous. Mais nous ne verrions pas fleurir d’autres arbres, cette année-là. Nous nous étions fait choper à cause de Kader. Le mec était complètement accro. Accro à la dope et au flouze qu’il se faisait avec cette saleté de K2 : la came portait le nom d’un sommet de l’Himalaya mais venait de l’île K2, de l’autre côté de la frontière, où se trouvaient des plantations situées à plus de deux cents mètres au-dessous du niveau de la mer, et cette saleté pouvait vous faire descendre très bas, très très bas. L’armée fermait les yeux sur le trafic car elle avait pigé que pour rendre un peuple inoffensif et doux comme un agneau, il n’y avait rien de mieux que cette saloperie de synthèse. C’est une recette que devraient connaître tous les gouvernements du monde : saupoudrez n’importe quelle herbe aromatique — du thym, de la sarriette, de la marjolaine ou de l’origan, avec de l’ecstasy ou du LSD, appelez ça du cannabis de synthèse, vendez le sachet de vingt grammes au prix d’un paquet de clopes et vous obtiendrez la paix sociale.

Pour refiler sa came de merde, Kader passait les nuits à raser le grand barrage, dans le secteur de l’île Q3, l’oreille collée au béton. Lorsqu’il entendait un murmure de l’autre côté, suivi du mot de passe réglementaire, ça voulait dire que le chaland était arrivé. Alors il lui suffisait de faire passer la dope dans les interstices des dalles de béton et de récupérer les billets froissés que lui tendait son client. Un jour, notre contact s’est fait choper de l’autre côté. Les flics — nos flics, ces putains de collabos — n’ont pas tardé à remonter toute la filière jusqu’à nous. Après une garde à vue de quarante-huit heures, au terme de je ne sais quelles tractations, ils nous ont fait passer la frontière, les mains liées, les yeux bandés, et nous ont livrés à leurs homologues saroniens : à cette époque, les services de sécurité collaboraient très bien des deux côtés. Finis les attentats. Finies les incursions de kamikazes et de human bombs qui ne trouvaient rien de mieux, comme geste héroïque et révolutionnaire, que de se faire sauter la panse dans un autobus bondé d’innocents en actionnant une ceinture d’explosifs.

Voilà comment nous nous sommes retrouvés, Kader et moi, à seize ans, l’âge où l’on est mûr pour la torture, sur l’îlot W8, dans les geôles d’un pénitencier souterrain. L’îlot W8 était le pire des bagnes saroniens ; on l’appelait l’île nue car c’était un rocher pelé, battu des vents, écrasé dès l’aube par le soleil — un désert entouré d’eau, en somme, parfaitement circulaire, qui affectait la forme d’un crâne géant tombé dans la mer. On aurait dit le Golgotha ou plutôt l’avant-dernier cercle de l’enfer. Quand vous vous retrouviez là, si vous ne vouliez pas craquer tout de suite, mieux valait ne jamais avoir entendu parler de l’îlot W8. On disait que celui qui débarquait là ne savait jamais quand il en repartirait. S’il en repartait vivant. Car on en avait vu plus d’un repartir les pieds devant. Crise cardiaque était le motif officiel allégué pour ces disparitions mystérieuses. L’été, la chaleur était insoutenable ; l’hiver, il pouvait faire un froid glacial à cause du vent du nord ; si vous étiez arrêté pour avoir lancé des pierres, on vous faisait casser des caillasses toute la journée sous le cagnard ; l’hiver, vous aviez intérêt à vous tenir tranquille car dès qu’il gelait, les plus récalcitrants passaient la nuit dans des cages à lapins grillagées, suspendues sous le toit du pénitencier. Cela dit, le pire n’était pas ce qui vous attendait à l’air libre, mais ce qui se passait à la nuit tombée dans les dédales du pénitencier souterrain — là où rien ne pouvait filtrer, ni la moindre image ni le moindre son.

Voici en quelques mots une description de ces sous-sols. Dallage de tomettes rouges qui avaient l’avantage d’absorber les traces gênantes. Murs moites et lépreux. Toit de béton armé qui ne laissait percer aucun cri. Lumière crue qui tombait de vieux néons fatigués, clignotants, dont le grésillement vous agaçait les nerfs et vous perçait les tympans. Odeur de pisse et froid de canard. Toilettes dégueulasses. Cellule minuscule et crasseuse. Mais le plus inoubliable, c’était la tronche de l’enquêteur. Un colon saronien barbu, hargneux et grassouillet, les cheveux gominés, le visage vérolé, les lèvres boursouflées, un œil de verre qui disait merde à l’autre. Incapable de garder son calme, il vous postillonnait en pleine poire lorsqu’il vous interrogeait entre deux insultes. Un sadique, en somme. Rien que de voir sa tronche, vous saviez que vous alliez passer un mauvais quart d’heure et qu’il valait mieux cracher le morceau le plus vite possible. Il répétait toujours la même chose, c’était un vrai leitmotiv : toi, mon petit père, si tu ne l’ouvres pas, ça va être ta fête ! Il savait vous serrer les poignets avec des câbles en plastique qui s’enfonçaient dans votre chair et vous picotaient les veines. Il savait trouver la position la plus inconfortable et la plus humiliante. Des heures à rester attaché sur un tabouret branlant, sans pouvoir s’adosser contre un mur, un sac à patates enfoncé sur la tête. Des heures le dos cambré sur le même tabouret, pieds et poings liés aux quatre barreaux branlants, tête rejetée en arrière.

Nous n’avons pas tardé à comprendre qu’ils s’en foutaient complètement, de notre trafic de drogue. Ce n’était pas pour ça qu’ils tenaient à nous cuisiner. Tout à coup, ils ont commencé à nous parler des cerfs-volants.

– Maintenant, les gars, vous allez nous dire d’où viennent les espèces de cerfs-volants qui traversent parfois la frontière. C’est un de vos amis, le petit malin qui fabrique ces engins ?

Nous avons répondu qu’il y avait des tas de gamins, rien que dans notre quartier, qui jouaient au cerf-volant. Que tous les enfants du pays, a dit Kader, jouaient au cerf-volant. De l’autre côté du mur, ai-je ajouté, nous n’avons pas de consoles, pas d’ordinateurs, pas de parc d’attractions, alors les enfants apprennent très tôt à confectionner des cerfs-volants pour faire passer le temps.

– C’est ça, a dit l’enquêteur, je vois que vous avez décidé de vous payer ma tête, mais au cas où vous ne l’auriez pas compris, nous voulons vous parler d’un type de cerf-volant bien particulier.

Il se lève en soupirant et en s’essuyant le front. Se caresse la barbe. Ses grosses mains moites laissent sur ses dossiers des traces qui font gondoler le papier. Il fait signe à son adjoint de nous tenir à l’œil pendant qu’il quitte la salle d’interrogatoire. Revient quelques instants plus tard avec une clé USB qu’il connecte à son ordinateur. Fait pivoter l’écran vers nous. L’image — enregistrée la nuit par une caméra infrarouge — était de très mauvaise qualité. On apercevait une forme vaguement triangulaire qui s’élevait au-dessus du mur, on voyait une masse noire et oblongue se trimballer au bout d’un fil ; l’engin tourbillonnait un instant dans l’air avant de retomber à terre en laissant dans son sillage une longue traînée de fumée. C’était peut-être de l’intox, un pur montage vidéo, mais nous n’avions aucun moyen de vérifier leurs allégations.

– Votre petit copain, jusque-là, nous l’avons laissé jouer tranquillement avec ses espèces de cerfs-volants. Mais depuis quelques mois, il a dépassé les bornes. Nous avons besoin de lui. Nous pensons même que nous devrions recruter des petits génies dans son genre. (Rire.) Notre armée manque d’artificiers. Nous avons oublié quels sont les ingrédients indispensables d’un bon cocktail Molotov. Nous ne savons que fabriquer des engins bien propres, bien perfectionnés, qui ne laissent pas de traces. Nous sommes devenus trop délicats. Nous mettons toujours des gants blancs. Nous avons oublié que les guerres propres et le risque zéro n’existent pas. Que pour gagner la guerre, il faut accepter de se salir les mains. Le problème, c’est que depuis quelques mois, il a complètement disparu, votre petit copain. Alors c’est bien simple, soit vous nous aidez à le retrouver et nous vous libérons sur-le-champ, soit vous jouez les héros mais dans ce cas vous risquez de rester ici un bon bout de temps !

Le premier jour, nous n’avons pas parlé. Nous avons dit que nous n’étions pas au courant. En vérité, cela faisait des mois et des mois que nous n’avions plus de nouvelles de Walid. Depuis qu’il avait été viré du bahut, depuis que son oncle l’avait chassé de son taudis, nous l’avions perdu de vue. Mais nous avions reconnu aussitôt qu’il s’agissait bien de lui lorsqu’ils nous avaient montré les restes d’un de ces cerfs-volants qui s’étaient échoués de l’autre côté du grand barrage. Comment ne pas les reconnaître, vu qu’il utilisait toujours les mêmes tiges de bambou et le même papier glacé — ces cargaisons de cartes que lui refilaient les mecs de l’ONU ? Mais depuis plusieurs mois, nous ne savions plus ce que Walid manigançait. Toutes sortes de rumeurs couraient sur son compte : on disait qu’il s’était radicalisé, qu’il avait basculé dans la lutte armée, qu’il vivait dans les ruines de l’hôtel Belvédère, avec une bande de hackeurs et de pirates des ondes.

Le deuxième jour, ils reviennent nous chercher. Nous interrogent à tour de rôle.

– Aujourd’hui, nous détenons les preuves que votre petit copain prépare des attaques bien plus perfides sur notre territoire. Car il a trouvé mieux que les cerfs-volants kamikazes et les cocktails Molotov.

Nous demandons à voir ces preuves de nos propres yeux. Ils nous répondent sèchement qu’elles sont en cours d’expertise et qu’ils n’ont pas besoin de notre avis.

– Vous vous croyez où les gars ? On n’est pas à Paname ou dans le 9-3 ici ! Il faut sortir un peu de votre petite banlieue mentale ! Vous voulez jouer les yamakasis ? Mais vous êtes dans une zone de guerre ici ! Étant donné votre situation, nous pouvons charger votre dossier autant que nous le voulons. Nous avons la liste de tout le matériel que vous avez pillé dans nos casernes et nos supermarchés. Que dites-vous d’une inculpation pour : trafic de stupéfiants, appartenance à une organisation interdite, préparation d’attentat terroriste, vol et sabotage de matériel militaire ? On pourrait aussi ajouter : tentative d’invasion armée… Et quand vous aurez fini de purger votre peine ici, nous vous livrerons à nos collègues franciliens qui n’attendent que ça, de vous coffrer, car figurez-vous qu’ils n’ont pas oublié tout le merdier que vous avez semé dans le 9-3 à l’époque où vous vous preniez pour Spider-Man ou Robin des Bois. Personne n’a oublié la petite bande des Border Angels, là-bas, croyez-moi. Vous savez bien qu’il y a un mandat d’arrêt international contre vous, les gars !

Quand je repense aujourd’hui à tous les jours et toutes les nuits que nous avons passés dans les cellules de W8, j’ai soit la chair de poule, soit envie de chialer comme un mioche. Ils connaissaient tous les moyens pour nous faire craquer, comme s’ils avaient eux-mêmes expérimenté tous ces supplices avant de les infliger. Au début tu te dis que ce n’est pas grand-chose, mais chaque jour ils inventent un nouveau truc un peu plus raffiné que la veille.

Le premier jour, ils appellent ça le tchador ou la moustiquaire. Ne vous plaignez pas, les gars, disent-ils en s’approchant avec un sac à patates puant la pisse, et pensez à vos mouquères qui vivent toute la journée avec ça sur la tête, comme ça vous saurez ce qu’endurent les femmes dans vos patelins ! On te baisse la tête, on t’enfile le sac à patates jusqu’au cou, tu suffoques, tu te débats mais tu ne peux pas l’enlever car tu as les poignets menottés dans le dos et le cul cloué sur un tabouret branlant. Tu secoues la tête de gauche à droite et de haut en bas, comme un forcené, pour te débarrasser de cette espèce de tchador, mais si tu bouges un peu trop, le tabouret tombe et l’on vient te relever en te filant quelques coups de latte au passage. Sous ce sac à patates puant la pisse, ce n’est pas comme si tu avais les yeux bandés ; tu as toujours l’impression de manquer d’air, tu n’es pas dans l’obscurité complète, tu devines tout à travers une grille serrée à l’extrême, tu perçois les variations de lumière, tu vois passer des ombres, tu vis dans la peur permanente de prendre un coup que tu n’as pas vu venir, car à chaque fois qu’un bidasse passe devant toi, tu as le droit à une petite bourrade dans les reins, une frappe sur l’épaule, un coup de pied dans les mollets, sous prétexte que tu ne te tiens pas assez droit ; la plupart feignent de te frapper et se foutent de ta gueule quand tu recules le buste pour esquiver leur geste ; sous cette moustiquaire, tu as la sensation que le moustique c’est toi et qu’il suffira d’une pichenette pour te réduire en bouillie contre le mur. Tu as des hallucinations. Des bourdonnements dans les oreilles. Je voyais les miens mourir les uns après les autres, mon père, ma mère, mes sœurs. Walid se posait sur mon épaule, me chuchotait à l’oreille, et les mains jointes, il me suppliait de ne pas le dénoncer, je lui promettais de tenir le coup, j’avais des picotements dans les poignets, je voyais les rats, les cafards grouiller partout, la vermine grimper depuis le sol, me ronger les orteils, s’infiltrer sous mes ongles — un frisson me parcourait la moelle épinière et je tremblais de tous mes membres.

Le jour suivant, ils te privent de pause toilettes, puis, le surlendemain, de tabouret. Ils te donnent un seau d’aisance puis te le retirent et balancent des copeaux de bois dans ta cellule. Comme tu as fini par te soulager, tu refuses de croupir dans ta pisse, tu refuses de dormir, mais au bout de la troisième nuit, tu craques et tu t’écroules dans le tas de copeaux chlinguant l’urine. Si après toutes ces épreuves tu n’as toujours pas parlé, ils te félicitent, te disent que peu de prisonniers résistent à la pression physique modérée et que par conséquent ils sont dans le regret de devoir employer les grands moyens.

On te retire le sac à patates, histoire que tu saches bien, cette fois, à qui tu auras affaire. Et c’est là que toi qui as complètement oublié à quoi ressemblent le monde extérieur et le visage d’un être humain, tu as la surprise de voir en face de toi la meuf la plus belle de la Terre. Miss Univers te décoche son plus beau sourire, la garce. Oui, l’enquêteur avec la trogne la plus répugnante que tu aies jamais vue a laissé la place à l’enquêtrice la plus aguicheuse qui soit ; à peine a-t-elle commencé à te dévisager comme une bête curieuse que tu sens ton froc se dresser ; tu as oublié que quelques heures plus tôt tu gisais dans ta propre pisse et tu te mets à bander comme un âne. Au début tu crois vraiment à une hallucination, tu te demandes si tu n’es pas déjà mort, si tu n’es pas au paradis, si ce n’est pas la première des soixante-douze houris que tu as devant les yeux, tu touches le bois de ton tabouret, la bidasse te parle gentiment, de façon très suave, elle ressemble à une hôtesse de l’air, ses sourcils sont parfaitement épilés, ses cils et ses paupières sont fardées à outrance, ses lèvres sont maquillées à outrance, le fond de teint donne à ses joues roses une apparence veloutée, de tout son être se dégage une odeur de parfum voluptueuse, elle porte une jupe courte et sous le veston cintré de son tailleur kaki dépasse un chemisier blanc quasi transparent. Tu aperçois la dentelle du soutien-gorge, tu devines les pointes de ses seins qui se tendent sous la lingerie mais elle a sur la tête un calot noir qui retient les mèches échappées de son chignon. Et sur ce calot noir il y a un sigle en forme de Z, et sur ses épaulettes il y a un galon doré, et tu sais ce que cela signifie : que tu es de nouveau entre les pattes d’un officier des services secrets.

Pour cette épreuve, ils choisissent la plus belle meuf du régiment, et si elle n’est pas si belle que ça, ils la maquillent comme une pute, ils badigeonnent la moindre imperfection, car si tu n’as pas la gaule, ce n’est pas du jeu. Dans leur jargon, l’épreuve s’appelle la chatouille ou guili-guili — mais nous, nous appelons ça la sonde. Avec le plus beau sourire qui soit, l’enquêtrice te dit : si tu ne me confies pas tous tes secrets d’ici demain matin, Djibril — elle t’appelle par ton prénom, la garce ! —, toi et moi, on va jouer à guili-guili pendant qu’une copine te sondera jusqu’au tréfonds de l’âme. Alors, le lendemain matin, quand tu te retrouves ligoté sur une planche de bois par quatre malabars, quand l’enquêtrice entreprend d’ouvrir délicatement ta braguette et s’agenouille à tes pieds car tu n’as toujours pas craché le morceau, quand tu vois l’autre soldate s’approcher avec un sourire sadique sur les lèvres et entre les doigts un fil de métal au bout duquel se balance la plus petite caméra du monde, celle qu’ils appellent l’œil de Dieu, tu te tortilles de tous tes membres et tu regrettes de ne pas avoir craqué dès le premier instant.