J’allais avoir quatorze ans quand je me suis retrouvé à la rue avec tous mes coups de ceinture dans le dos et tous mes coups de pied au cul. Et dans ma fuite, j’ai emporté un baluchon qui contenait tout ce que je possédais sur terre : quelques fringues, un carnet noir, les débris de mon dernier cerf-volant que l’oncle Hassan avait déchiré dans sa fureur et la minicaméra chourée par Djibril dans un supermarché ; après avoir bousillé sur son ordinateur les images de Nida, l’oncle Hassan avait tenté de me confisquer l’arme du crime, il avait fouillé partout dans ma chambre, retourné l’armoire, éventré mon matelas, arraché les lames de parquet, j’avais beau jurer sur la tombe de la tante Ayah-paix-à-son-âme qu’elle s’était désintégrée en vol, la caméra, il me croyait pas, l’oncle Hassan, mais il était loin de se douter qu’il existait des caméras si petites à l’époque qu’elles pouvaient se glisser partout, et pendant qu’il me bottait le derrière en hurlant comme un fou, il imaginait pas que si je serrais les fesses le plus fort possible, c’était pas à cause de la douleur mais pour amortir les coups et protéger le seul objet de valeur que je possédais, que j’étais prêt à emporter au bout du monde, d’autant plus qu’il contenait encore la petite disquette noire où étaient gravées les images les plus précieuses de ma vie.
Et il avait cogné si fort qu’en faisant mes premiers pas dans ma nouvelle vie de zonard, j’étais persuadé qu’il l’avait réduite en miettes, la minicaméra, mais non, l’engin était resté miraculeusement intact, et je savais pas s’il fallait imputer ce miracle à la solidité de la technologie allemande ou à la fermeté de mes fesses d’orphelin. Je savais toujours pas ce que je ferais de cette caméra de poche mais j’avais l’obscur sentiment qu’elle me serait utile dans l’avenir et qu’elle pourrait devenir une arme vitale, comme jadis une dague, un canif, un poignard, un couteau suisse.
La passion des cerfs-volants ne m’avait pas quitté et je commençais à imaginer la manière dont un de ces engins volants pourrait m’aider à reconquérir Nida. J’aurais pu continuer à survoler son balcon mais je savais aussi que valait mieux cesser de zoner dans le tiéquart, sinon je risquais de me faire pincer par oncle Hassan ou oncle Mahmoud, sans oublier le mouchard qui nous avait dénoncés et qui devait encore m’épier ou me suivre à la trace. Je me suis dit qu’en calculant bien la trajectoire du vent, je pourrais larguer des cerfs-volants au-dessus de son hachélem en espérant qu’elle continuerait à se tenir sur son balcon. Si j’en larguais un par jour, ce qui voulait dire qu’il me faudrait passer mon temps à en fabriquer, y en aurait bien quelques-uns qui s’échoueraient sur son passage. Mais ça serait quoi le message que j’inscrirais sur les voiles de mon cerf-volant ? ça serait quoi l’adresse que je lui communiquerais ?
Et c’est là que j’ai réalisé que j’étais à la rue : avant de songer à la revoir, Nida, fallait que je déniche un endroit où pioncer. J’ai dressé dans ma tête la liste des gens que je connaissais. J’aurais pu retourner dans mon camp de réfugiés natal — j’aurais parié que la mémé Meryem serait encore assise sur son tabouret, avec son œil crevé, sa pelote de laine et son front parcheminé, attendant toujours le camion qui la ramènerait à la maison, mais je savais qu’elle me reconnaîtrait pas, vu qu’en fait elle avait jamais très bien su qui j’étais. Il n’était pas question non plus d’aller frapper à la porte du lycée, je savais que Madame Winsztowicz aurait eu pitié de moi vu que j’étais son chouchou comme elle disait, si ça se trouve elle m’aurait caché dans sa cave ou son grenier, elle nous avait parlé des enfants que les Francaouis cachaient pendant la guerre, elle nous disait que sa mère était une enfant cachée qui n’avait jamais connu ses darons, cette histoire m’avait marqué puisque moi aussi j’étais un orphelin, mais je ne me sentais pas la force d’aller là-bas, de sonner à la porte blindée et de revoir la tête de Joe, le concierge, englué dans sa loge comme un singe dans sa cage ; le proviseur n’aurait pas tardé à rappliquer avec son front suant, ses savates trouées et sa cravate à pois nouée autour du goitre, il aurait pas manqué de me demander ce que je fichais là, où j’étais passé pendant tout ce temps-là, et patati et patata.
Un instant, j’ai pensé à me rendre rue Saint-Georges, sonner au portail de l’ONU, demander Monsieur Samuel ou Abou Karita, ils auraient pu me cacher dans la chambre des cartes, je crois que c’est le seul endroit au monde où j’aurais rêvé d’habiter, parmi tous ces globes, ces atlas et ces vieux planisphères, mais je me suis dit qu’un bureau de l’ONU n’était pas le meilleur lieu pour se réfugier vu que si l’ONU était parvenu à protéger qui que ce soit, depuis sa création, ça se saurait.
Et à tout prendre, je me suis dit que valait mieux faire confiance à l’Église qu’à l’ONU, et c’est là que j’ai repensé au frère Daniel qui nous ouvrait autrefois le portail du couvent Saint-Jude où, Djibril et moi, nous récoltions les tiges de bambou qui servaient à confectionner nos cerfs-volants. Le seul truc qui clochait c’est que pour apitoyer un moine dominicain, fallait être à moitié à poil et en danger de mort ; la vue des loques et du sang lui tirerait quelques larmes ; alors, j’ai regretté de m’être protégé avec le Coran pendant que l’oncle Hassan me flanquait des beignes ; il aurait pu me défoncer le crâne, tellement il frappait comme un sourd ; j’avais le dos tatoué de quelques jolies traces de ceinture mais ça suffisait pas, fallait absolument que je trouve un moyen d’exhiber de vraies plaies, des blessures assez larges pour qu’un moine un peu sceptique puisse y fourrer l’index. Or dans cette ville de fous furieux, si vous voulez vraiment récolter des coups et pisser le sang, franchement, y a rien de plus facile. Suffit de se pointer au mauvais endroit au mauvais moment, pris en otage entre des troufions et des manifestants, et c’est ce qui m’est arrivé bien plus vite que je l’escomptais, comme si quelqu’un, là-haut, se débrouillait pour exaucer mes vœux les plus morbides…
Et je vais pas vous raconter la suite parce que si vous êtes assez persévérant, vous l’apprendrez au chapitre suivant. Et disons pour faire bref qu’au bout de deux mois, j’ai fini par en avoir ma claque du couvent vu que le frère Daniel devenait un peu trop prévenant, j’avais entendu plein de choses terribles à propos des moines, j’avais de plus en plus de doutes quant à la pureté de ses intentions comme il appelait ça, surtout le jour où nous étions partis voir la mer : il était resté assis sur la plage sauvage et déserte, dans son habit blanc, à l’ombre d’un palmier, me regardant enfiler mon maillot de bain sous ma serviette ; de loin j’avais l’impression qu’il me reluquait en se tripotant sous son espèce de soutane pendant que je me débattais dans les vagues.
Quand nous sommes retournés vers sa bagnole, une vieille camionnette blanche, j’ai insisté pour rentrer vite fait au bled, j’en avais vu assez, de toute manière je kiffais pas trop ces endroits, je devenais complètement ouf quand on se promenait dans les ruelles pavées derrière la plage parce que j’avais jamais vu des filles habillées ou plutôt déshabillées comme ça, y avait des ribambelles de rousses et de blondes, je sais pas si c’étaient des fausses ou des vraies, on aurait pratiquement pu vérifier vu qu’elles se baladaient souvent en maillot de bain, et si par hasard elles portaient une minijupe ou un short, c’étaient juste des bouts de tissu troués qui laissaient voir la moitié de leurs fesses, et moi je me forçais à regarder ailleurs pour que le frère Daniel s’aperçoive pas que j’avais la dalle, les filles nous frôlaient dans la foule, leurs cheveux détachés fouettaient leurs épaules nues, on entendait le flic-flac obscène de leurs tatanes, et le clébard qui les suivait tirait la langue au bout de sa laisse en nous montrant lui aussi ses fesses et des fois même on voyait ses couilles toutes roses qui valdinguaient de gauche à droite, et moi j’étais un peu comme ces clébards, je tirais partout la langue, je transpirais, j’avais des bouffées de chaleur, ça devait gigoter drôlement dans mon jean, et dans le fond je crois que j’aurais jamais voulu voir tout ça parce que j’avais plus qu’une seule chose en tête, je bandais si fort que ça me perçait le crâne, même Nida elle m’avait jamais fait cet effet-là, et j’étais tellement triste à l’idée de plus la revoir, Nida, que si j’étais resté trop longtemps là-bas, entouré de toutes ces tentatrices à demi nues, j’aurais sans doute fini par me jeter du haut d’un rocher pour en finir avec les visions qui m’obsédaient.
Avant de reprendre la route du bled, j’ai demandé au frère Daniel de me louer un kite-surf, comme il me l’avait promis. Il a éclaté de rire, il m’a dit primo, Walid, tu ne sais pas nager, il ne faut pas faire comme ça, ce sont les chiens qui font comme ça, et puis secundo, quand bien même tu saurais nager, tu crois vraiment que je vais te payer un moniteur pour t’apprendre à te servir d’un kite-surf, il te fera remplir un formulaire, exigera une pièce d’identité, verra tout de suite d’où tu viens, et toi et moi on finira la journée au poste… Alors nous avons de nouveau traversé tous ces endroits incognito, on ne pouvait jamais s’arrêter sur la route, dès qu’une patrouille pointait son nez, le frère Daniel devenait nerveux, il avait la frousse d’un contrôle au faciès alors que franchement la plupart des gosses de mon âge avaient la même tronche que moi, le même pif que moi, le même teint que moi, je ne voyais pas très bien comment ils auraient pu me repérer, je parlais parfaitement leur langue, j’étais habillé comme eux, avec la même coupe de cheveux — au point que je me demandais finalement si je n’étais pas un des leurs, vu que je n’avais jamais connu mes parents, j’étais peut-être un transfuge, un gamin abandonné de l’autre côté du grand barrage par une mère indigne et recueilli dans un camp de réfugiés par la mémé Meryem.
Voir la mer pour la première fois, au lieu de m’apaiser, m’avait révolté. J’étais à peine entré dans l’eau qu’une grande vague me renversait ; ne sachant pas nager, je buvais la tasse. On était au mois de mai, la mer était très salée, mais déjà douce et tiède, sirupeuse : on aurait dit un mélange de miel et de lait dans lequel une salière géante se serait déversée. Une soif inconnue, un appétit monstrueux secouait ma gorge. Au lieu de me baigner dans cette mer, j’avais envie de la boire. Je commençais à comprendre que nous avions été les grands cocus de l’Histoire, que le fameux partage qu’ils nous enseignaient, au lycée français, était la pire des escroqueries. Le prétendu traité de paix n’était qu’une vaste supercherie qui perpétuait la guerre par d’autres moyens. Les gens d’en face n’étaient pas tous responsables de la situation mais la plupart d’entre eux nous avaient oubliés, nous étions un mauvais rêve vite effacé, ils nous avaient relégués dans le cachot de leur mauvaise conscience, qu’ils n’ouvraient — pour les moins lobotomisés d’entre eux — que tous les trois ans, et alors ils avaient honte, ils s’indignaient, manifestaient dans la rue, occupaient les places publiques, signaient des pétitions, rédigeaient des articles pour dénoncer la violence aveugle de leurs gouvernants, se badigeonnaient le corps de jus de grenade pour dire qu’ils avaient les mains sales mais la conscience tranquille, et puis le soir, fatigués, désabusés, ils rentraient se coucher bien sagement, et se réveillaient le lendemain avec la gueule de bois.
Et sur la plage je repensais aux leçons de géographie d’Abou Karita : mon pays était un archipel dont la mer s’était retirée. Un archipel asséché par une bande d’assoiffés. Et c’est là aussi que je me suis souvenu des paroles du vieux cheikh Abou Youssouf, à propos des cerfs-volants qui servaient autrefois sur les champs de bataille. Si je voulais que Nida se souvienne de moi, je devais réaliser un coup d’éclat, devenir célèbre, défrayer la chronique, tout faire pour passer à la télé — et le meilleur moyen de faire parler de moi, c’était de devenir une sorte d’ennemi public no 1. Mort ou vivant, on verrait partout mon visage placardé sur les murs de la ville, incrusté sur les écrans du pays — en tant que portrait-robot si je restais vivant, en tant que martyr si je disparaissais. Pour la première fois, en me promenant sur cette plage déserte, j’ai rêvé d’une révolution des cerfs-volants.
De toutes les leçons de géographie d’Abou Karita, il y avait un chiffre que je n’avais pas oublié : vingt et un mille. C’était, exprimée en kilomètres carrés, la superficie totale de la terre que nous avions perdue. Et je savais aussi que d’une mer à l’autre, notre peuple comptait environ trois millions d’enfants. Alors je me suis dit : mettons qu’un cerf-volant peut couvrir une superficie d’un mètre carré, mettons que leur pays mesure vingt et un millions de mètres carrés ; si chaque enfant consacrait sept jours de sa vie à confectionner sept cerfs-volants, et si ces vingt et un millions de cerfs-volants étaient lâchés au même instant, nous pourrions couvrir la quasi-totalité du pays. Les gens verraient tout à coup le ciel empli d’une armée de cerfs-volants, nous attraperions les nuages, nous occulterions les rayons du soleil, ce serait comme une longue éclipse, et sur ces cerfs-volants nous graverions les visages des milliers de morts des dernières guerres, nous inscririons les noms des huit cent mille réfugiés, nous dessinerions tous les villages qu’ils ont rasés, nous cartographierions ce pays grandeur nature, tel qu’il était avant, et au lieu de profiter de la mer bleue, du ciel bleu, ils seraient bien forcés de regarder ces cerfs-volants ; chaque fois qu’ils lèveraient les yeux au ciel, ils verraient ce grand miroir de la terre qu’ils ont déformée ; comme ça ils seraient bien obligés de se souvenir de nous et d’admettre que nous aussi, nous existions sur cette terre, et qu’il leur faudrait un jour la partager pour de bon.
En marchant sur la plage, j’ai fait part de mon calcul et de mon idée révolutionnaire au frère Daniel. Il s’est contenté de sourire et m’a dit : on appelle ça une utopie, mais tu oublies la voûte de verre. J’ai baissé les bras et je l’ai regardé d’un air idiot. C’est vrai, j’oubliais la voûte de verre, j’oubliais que même le ciel leur appartenait. Tes cerfs-volants auront à peine franchi le grand barrage qu’ils retomberont au sol aussitôt, criblés de trous par les batteries aériennes, a dit le frère Daniel. Et moi je lui ai répondu : dans ce cas, nous en construirons encore, encore et encore, et nous les lâcherons dans le ciel jusqu’à ce que leurs munitions s’épuisent. Et puis y aura bien, dans le tas, des cerfs-volants qui leur échapperont. Quant à ceux qu’ils abattront, y en aura tellement, qu’ils finiront par couvrir la totalité de leur territoire, ils iront s’échouer sur leurs plages comme des méduses ou des étoiles de mer, ils dessineront un immense macramé qui recouvrira leurs gratte-ciel, leurs bases militaires, leurs cités privées, leurs stades de foot, leurs zones industrielles, leurs parcs d’attractions, leurs autoroutes, leurs aéroports ; les bagnoles devront les éviter, les avions ne pourront plus décoller, ce sera la panique absolue ; quand les gens sortiront dans la rue, leurs bras s’emberlificoteront dans les fils comme dans des toiles d’araignée, les enfants s’étoufferont sous les voiles de papier, tous finiront par mourir asphyxiés…
Quand il a entendu ça, le frère Daniel, je sais pas pourquoi, il a eu l’air terrifié. Il s’est arrêté, s’est penché vers moi et il m’a dit :
– Cette fois-ci, Walid, c’est bien moins utopique… Si ton but c’est de tous les tuer, tu n’es pas le premier à le vouloir, et je crains hélas que tu ne sois pas le dernier. Par contre, si tu veux faire la révolution à coups de papier, écris un livre, ce sera plus efficace et moins fastidieux.
Dans notre dos, la mer grondait, le soleil se couchait, je savais qu’il était temps de rentrer au couvent, ma petite permission était terminée… Les paroles du frère Daniel s’entrechoquaient dans mon cerveau. Et sur le coup, j’avais pas très bien capté ce qu’il voulait dire, le frère Daniel, mais j’y ai souvent repensé depuis. À quatorze ans, j’avais pas encore les capacités intellectuelles pour écrire un livre ; rien que pour pondre les rédacs de Madame Winsztowicz, fallait se creuser la tête pendant des jours et des nuits, j’en perdais le sommeil, je me couchais avec une lampe de poche plantée sur ma table de nuit, il y avait des phrases qui me réveillaient à trois heures du mat’, c’était un vrai cauchemar… Et même si j’obtenais la meilleure note, je trouvais que le jeu n’en valait pas la chandelle, franchement j’aurais préféré passer tout ce temps perdu à jouer au cerf-volant. Et puis quand il a fallu inventer un archipel imaginaire, j’ai pris vachement de plaisir à tracer les contours, planter les villes, colorier les forêts, hachurer les falaises, inventer les noms les plus saugrenus, mais dès qu’il s’agissait de décrire ce que j’avais eu guère de peine à imaginer, c’était un vrai calvaire, les mots affluaient de partout, à n’importe quel moment, je les couchais sur le papier de peur qu’ils m’échappent, je ne savais jamais dans quel ordre les ranger.
Bref, j’étais pas fait pour écrire, j’étais pas un littéraire. Tout ce que je savais faire, c’était calculer, dessiner, bricoler. Dessiner des pays imaginaires et bricoler des cerfs-volants. Calculer leur trajectoire. Et c’est ce jour-là, en marchant sur la plage, que j’ai pigé qu’il me faudrait fabriquer des engins plus puissants, plus rapides, plus maniables et plus performants que les cerfs-volants si je voulais reconquérir Nida et venger les miens.